239. DU MÊME.

Paris, 30 juillet 1781.



Sire,

Je commencerai cette lettre par présenter à Votre Majesté un nouvel hommage qu'on lui rend, tout en faisant l'éloge de Marie-Thérèse. C'est l'ouvrage d'un jeune écolier de quatorze ans, de grande espérance, qui croit devoir, tout jeune qu'il est, joindre sa voix à celle de l'Europe, et qui, à la page 6 de cette pièce, parle de V. M. en assez beaux vers, comme l'Europe en pense. Si V. M. daignait me charger d'un mot pour ce jeune homme, il frapperait, comme Horace,214-a les<215> cieux de sa tête, orgueilleuse d'avoir obtenu le suffrage d'un si grand roi, et moi, je dirais à V. M. avec le psalmiste David : Vous avez reçu la louange de la bouche même des enfants.215-a

J'ai reçu, Sire, à peu de distance l'une de l'autre, deux lettres de V. M., qui sont deux chefs-d'œuvre de philosophie pratique. Ceux qui liraient ces deux belles lettres sans voir la signature les croiraient d'Épictète, et ne se douteraient pas qu'elles sont d'un roi qui, après avoir rempli l'univers de son nom, voit avec tant de supériorité et de lumières tout le néant des grandeurs et des vanités humaines. Ces deux lettres, Sire, prouvent combien j'ai dit vrai dans ces deux vers que j'ai mis, avec d'autres, au bas de l'estampe de V. M. :

Modeste sur un trône orné par la victoire.
Il sut apprécier et mériter la gloire,215-b

Je ne sais par quelle voie le César Joseph veut aller à cette gloire si vaine et si recherchée; mais je crois qu'il ira plus sûrement en s'emparant des biens du clergé qu'en s'emparant de la Bavière. V. M. a bien raison; la guerre, parmi tous les fléaux qu'elle amène, produira à la longue ce bien si désirable; les princes feront payer leurs dettes aux prêtres et aux moines. La France, qui écrit sur tout cela de si belles choses, et qui en fait si peu, sera, je crois, la dernière à faire justice, car il y a encore trop de prêtres à Versailles; mais elle la fera pourtant enfin, ne fût-ce que par la honte de rester toute seule à ne pas faire ce qui est raisonnable. Cette engeance sacerdotale, dont V M, fait tout le cas qu'elle mérite, et qui, à la honte de la France, y conserve encore tant de crédit, a quelquefois de plaisantes aventures. On me contait ces jours derniers qu'un évêque fanatique voulait, il y a huit à dix ans, refuser ce que nous appelons le bon Dieu à un pauvre diable de janséniste fanatique qui se mourait;<216> comme l'évêque appréhendait que le curé de la paroisse, malgré sa défense, ne communiât le janséniste, il envoya un de ses grands vicaires consommer (c'est-à-dire manger) toutes les hosties qui étaient dans le tabernacle, afin qu'il n'en restât pas une pour le pauvre malade. Le grand vicaire obéit, et n'en laissa pas une; mais comme le ciboire en était tout plein, le bon prêtre en eut une effroyable indigestion. Il envoya chercher le médecin, qui lui annonça un très-grand danger, auquel il n'y avait de ressource que l'émétique. Le grand vicaire s'y refusa constamment, disant qu'il ne voulait point vomir, au grand étonnement du médecin, qui ne pouvait comprendre la raison que lui en donnait le prêtre, que sa conscience ne le lui permettait pas. Enfin, le prêtre en mourut, martyr de sa sainte voracité. Voilà, Sire, un bon conte à mettre en vers. V. M. devrait bien le rimer, et le dédier à son ami Cristophe ou Christophe de Beaumont. L'orateur dont j'ai eu l'honneur de vous envoyer l'oraison funèbre ne se soucie point du tout que V. M. le confonde avec ce digne et savant prélat. Cet orateur s'appelle Boismont, et non pas Beaumont, et n'a de prêtre que ce qu'il en faut pour être apte et idoine à posséder des bénéfices.

L'Empereur devait arriver le 28, non à Paris, mais à Versailles; si j'avais l'honneur de le rencontrer, ce qui ne sera pas, car je ne vais pas plus à Versailles qu'à Bruxelles, je prendrais la liberté de lui recommander, au nom de V. M., le coffre-fort sacerdotal et monacal, et je me flatte que V. M. ne m'en désavouerait pas. Le beau sermon qu'elle fait faire à Calvin, dans la dernière lettre dont elle m'a honoré, vaut mieux que toutes les déclamations de Bourdaloue; j'y répondrais, si je l'osais, par un autre sermon qui sans doute ne le vaudrait pas, mais qui pourrait trop scandaliser la curiosité des maîtres de poste, depuis Paris jusqu'à Berlin, et je me souviens que l'Évangile a dit : « Malheur à celui par qui le scandale arrive! »216-a de quoi je veux,<217> comme dit Rabelais, me garder curieusement. Ce que j'aime encore mieux, Sire, de cet excellent sermon, c'est qu'il me prouve que V. M. est très-gaie, et par conséquent très-bien portante. Elle n'a pas besoin d'assurer qu'elle n'a pas de vapeurs, on le voit bien à cette charmante et excellente lettre. Il est temps, Sire, de finir la mienne, qui n'est pas digne de la vôtre.

Je suis avec la plus tendre et la plus profonde vénération, etc.

Le 30 juillet, dix heures.

P. S. J'apprends, au départ de la poste, que l'Empereur est arrivé hier à Paris. Il a fait quelques courses dans la ville, et de là il est allé à cinq heures du soir à Versailles, où on lui prépare des opéras, comédies, ballets, parades, etc., etc., dont je crois qu'il ne se soucie guère. On dit que tout ce plaisir ou cet ennui durera peu, et qu'il repartira vendredi pour Vienne. On ajoute qu'il ne verra que la famille royale, M. de Maurepas et M. de Vergennes. Si c'était pour négocier la paix, il viendrait ici faire une bonne œuvre, car nous en avons grand besoin, à la façon dont nous faisons la guerre. Heureusement nos ennemis ne la font pas mieux que nous. Je me souviens toujours du mot de Fontenelle, qui disait : « On ne parle en temps de guerre que de l'équilibre de puissance en Europe; il y a un autre équilibre aussi efficace pour le moins, et aussi propre à conserver chaque puissance : c'est l'équilibre de sottise. »

Oserais-je faire une supplication à V. M., qui la rendrait chère et respectable à toute notre jeunesse étudiante, comme elle l'est à tout ce qui a fini ou n'a point fait ses études? Le jeune écolier de quatorze ans qui l'a louée en beaux vers latins est, à ce qu'on vient de m'assurer, dans la plus extrême indigence; il ignore absolument, ainsi que ceux qui prennent intérêt à lui, ce que j'ai l'honneur d'écrire en ce moment à V. M., qui par conséquent est bien à son aise pour<218> refuser net ma petite requête. Mais j'ose croire, Sire, qu'un don très-léger, fait à ce jeune homme par V. M. pour l'encourager dans ses études, serait digne du grand roi qui honore et protége les lettres d'un bout de l'Europe à l'autre, qui les encourage dans toutes les classes et dans tous les âges, et qui est béni, célébré, adoré par elles dans toutes les classes et dans tous les âges.

Mille et mille pardons, Sire, de tout ce bavardage. Heureusement pour V. M., la poste m'avertit et m'oblige de le finir.


214-a Odes, liv. I, ode 1, dernier vers.

215-a Psaume VIII, v. 3; Évangile selon saint Matthieu, chap. XXI, v. 16.

215-b Voyez t. XXIV, p. 641.

216-a Évangile selon saint Matthieu, chap. XVIII, v. 7.