251. A D'ALEMBERT.
Le 17 mars 1782.
Vous n'avez pas été aussi mal informé sur mon sujet que vous le croyez. J'ai eu une forte attaque de goutte à la main et au pied droits, et comme malheur est bon à quelque chose, l'impuissance de me servir de la main droite m'a fait recourir à la main gauche, avec laquelle j'ai appris à écrire lisiblement. Cet exercice, et celui de la patience, est tout ce que j'ai profité de ma dernière maladie. J'ai rappelé dans ma mémoire les sages préceptes du Portique, quoique je ne me sois pas écrié dans un moment de douleur, comme Posidonius : O goutte! quoi que tu fasses, je n'avouerai pas que tu es un mal. Je me borne<243> à supporter la douleur sans m'en plaindre et sans en nier l'existence. Je suis bien lâché d'apprendre que vous avez souffert de la gravelle tandis que j'étais garrotté par la goutte. C'est à l'âge qu'il faut s'en prendre. Le temps, qui a détruit jusqu'au temple de Jupiter au Capitole, et qui n'a laissé aucun vestige de la tour de Babel élevée jusqu'aux cieux, comme vous savez, le temps, dis-je, vient beaucoup plus facilement à bout d'affaiblir et de rendre caducs des ressorts aussi fragiles que ceux dont le corps humain est composé; et cette fange dont nous sommes fabriqués résiste plus longtemps cependant à la destruction que le fer même, malgré sa dureté. Vous saurez que je me suis informé combien de temps se conservent les horloges qui sont sur les clochers des églises, et j'ai appris, à mon grand étonnement, qu'il faut tous les vingt ans au moins les renouveler tout à fait, parce que la rouille ronge et fait éclater des parties des ressorts, ce qui en arrête le mouvement. Or nous deux, qui avons eu l'impertinence de vivre au delà de la durée de trois horloges de fer, nous ne devons pas trouver étrange que notre machine se disloque, et que ses infirmités nous annoncent sa destruction prochaine. Tout nous avertit de l'empire que la vicissitude exerce sur notre globe. Rome, l'impérieuse Rome apostolique succombe sous ses enfants mutins, qui lui refusent l'obéissance, décloîtrisent les cuculatis, s'approprient leurs biens, et secouent insolemment le joug du purgatoire. Le vicaire du Christ va faire amende honorable, à Vienne, au pied du trône impérial, et vous entendez les hérétiques crier partout : Nous vous l'avions bien dit, que la prostituée de Babylone n'était point infaillible; si Braschi243-a l'était, il ne commettrait pas la sottise de faire une démarche aussi inutile que déplacée. Pour moi, quoique à la vérité hérétique, je plains l'abbé du Midi (comme l'appelle le prince de Ligne) de la situation désolante où il se trouve; il est la victime de l'audace effrontée de ses prédécesseurs.
<244>L'abbé Raynal souffre d'un destin à peu près semblable, à présent, dans un affreux cachot de la Bastille, après s'être trouvé, il y a à peine six mois, à côté du César Joseph, dînant à Spa en compagnie de ce monarque : j'avais cru qu'une sauvegarde contre tout opprobre était d'avoir conversé une fois dans sa vie avec un caput orbis.244-a Il faut donc que dans ce siècle pervers il n'y ait plus d'abris pour la médiocrité contre les caprices de la fortune. O Salomon! si lu revenais au monde, tu confesserais qu'il y a bien des nouveautés arrivées de nos jours, que tu n'avais ni vues, ni imaginées, et il s'en produira bien encore d'autres. J'abandonne, comme de raison, l'avenir aux vagues destinées; je me borne à demander uniquement à notre bonne mère nature la conservation du sage Anaxagoras, et j'abandonne à leur mauvais sort les Braschi, les Raynal, les successeurs de Chouli-Kan,244-b les ignatiens, les capucins et les Anglais. Sur ce, etc.
243-a Voyez t. XXIV, p. 308, et ci-dessus, p. 187.
244-a Voyez Büsching, Character Friedrichs des Zweiten, seconde édition, p. 33.
244-b Voyez t. II, p. 53.