260. A D'ALEMBERT.
Le 8 septembre 1782.
Je vous suis obligé de la part que vous prenez à la perte que ma famille vient de faire. A en juger par les événements, il semble que le mauvais tonneau de Jupiter est plus grand et plus plein que celui dont il répand ses faveurs sur les hommes. Dix mauvaises nouvelles<264> pour une bonne. Il y a des personnes qui renoncent volontairement à la vie, mais je n'en sache aucune morte de douleur. Si des malheurs nous accablent, qui ne regardent que notre personne, l'amour-propre fait gloire d'y opposer la fermeté; mais dès que nous faisons des pertes irréparables pour l'éternité, il ne reste rien dans le fond de la boîte de Pandore pour nous consoler, si ce n'est, pour un vieillard de mon âge, la ferme persuasion de rejoindre dans peu ceux qui nous ont devancés. Il faut l'avouer, l'homme est plus sensible que raisonnable.264-a Le cœur est atteint d'une blessure; le stoïcien vous dit : Tu ne dois pas sentir de douleur. Mais je la sens malgré moi; elle me consume, elle me déchire; un sentiment intérieur plus fort que moi m'arrache des plaintes et d'inutiles regrets. Je ne vous parlerai pas davantage sur un objet triste, et qui ne peut engendrer que des pensées sombres et mélancoliques. J'ai abandonné tout ce qui tient aux lettres dans votre patrie, à l'exception de l'abbé Delille, le seul digne, selon moi, du siècle de Louis XIV, et je ne me soucie ni de votre théâtre, ni de vos farces, ni de votre Ramponet,264-b ni de tous vos bateleurs comiques. Il ne reste pour la fin de ce siècle que la physique, dans laquelle il s'est fait des recherches curieuses. Si les absurdités théologo-métaphysiques avaient pu être anéanties, elles l'auraient été par les foudres philosophiques lancées contre elle. Cependant faites réflexion que ceux de notre espèce étant formés avec un penchant presque irrésistible pour le merveilleux et la superstition, les moines et les voyants n'ont pas eu grand'peine à leur remplir l'esprit de ce fatras dégoûtant d'absurdités par lesquelles ils les gouvernent. Le peuple, qui partout fait le grand nombre, se laissera toujours con<265>duire par des fourbes, des fripons, faiseurs et commentateurs de fables puériles, et le nombre des sages sera toujours réduit à peu d'individus; le grand nombre d'imbéciles doit donc probablement prévaloir sur le petit nombre de ceux qui pensent, et qui savent faire usage de leur raison.
Si l'Empereur détruit des couvents, je rebâtis des églises catholiques qui étaient brûlées, je laisse à chacun la liberté de penser à sa guise,265-a et je crois que Fontenelle a dit très-sagement que s'il avait la main pleine de vérités, il ne l'ouvrirait pas, parce que le peuple n'en vaut pas la peine.265-b Cela n'est malheureusement que trop vrai. Un âne ploie sous le poids quand on l'a surchargé; mais un superstitieux porte tous les fardeaux dont son prêtre l'accable, sans s'apercevoir de la manière indigne dont il se trouve avili.
A l'égard des guerres présentes, je pense comme vous, et j'applaudirai aux efforts prodigieux des puissances belligérantes, si tous ces immenses préparatifs nous ramènent promptement la paix. J'ai fait une absence de trois semaines, et je n'ai point entendu parler pendant ce temps-là de l'abbé Raynal. On m'a dit qu'il a été chez mon frère;265-c je n'en sais pas davantage. Je souhaite que la coqueluche ou le mal du Nord vous guérisse de toutes vos infirmités, et que ni la vessie ni les poumons ne vous causent de ces fâcheuses distractions qui rendent la vie onéreuse et insupportable. Sur ce, etc.
Je crains que ma lettre ne vous égaye pas. Un peu de patience et le temps feront ce que la raison a inutilement entrepris.
264-a Voyez t. XXIV, p. 151, 167 et 531, et ci-dessus, p. 50.
264-b Ou plutôt Ramponeau, cabaretier aux Porcherons vers 1760. Son nom est devenu populaire, et a été cité, chanté de toutes parts; tous les curieux et tous les ivrognes de Paris faisaient le pèlerinage des Porcherons. La figure comique de Ramponeau et sa popularité engagèrent un des petits théâtres de Paris à lui payer une somme considérable uniquement pour s'y montrer et pour y représenter quelques personnages muets.
265-a Voyez Character Friedrichs des Zweiten, par A.-F. Büsching, p. 124 et 125.
265-b Voyez ci-dessus, p. 254.
265-c Le prince Henri, à Rheinsberg.