VIII. CORRESPONDANCE DE FRÉDÉRIC AVEC LE BARON DE GRIMM (20 AOUT 1770 - 12 MAI 1786.)[Titelblatt]
<366><367>1. DU BARON DE GRIMM.
Paris, 20 août 1770.
Sire,
Une ancienne prophétie, conservée dans une des caves de la cathédrale de Magdebourg, dont vous êtes l'archevêque par la grâce de Dieu, disait que l'année où le plus grand des rois jetterait un œil favorable sur le plus mince atome de la communion philosophique serait l'époque d'un événement qui assurerait la durée d'une monarchie fondée par le génie et par la gloire, et que l'année où ce grand roi daignerait se réunir à la communion philosophique pour l'érection de la statue de son patriarche367-a serait nommée l'année de l'accomplissement. Personne, Sire, ne comprit rien à cette prophétie difficile, et je suis le premier qui en ait pénétré le sens caché. L'année dernière, V. M. m'accueillit et me combla de bontés au palais de Sans-Souci, et la septième semaine après ce bonheur, la Princesse de Prusse fut bénie et devint grosse. Cette année, V. M. a daigné s'associer à ceux qui élèvent une statue à Voltaire; l'atome est devenu cosouscripteur de Marc-Aurèle-Trajan-Julien Frédéric de Prusse; et immédiatement après la résolution de V. M., nos vœux sont exaucés, et il naît un prince.367-b Tout est clair, tout est accompli; et puis, qu'on s'obstine à douter de l'infaillibilité des prophéties!
Pour rendre gloire à celle que j'ai eu le bonheur d'expliquer le premier, on sera forcé de convenir que, sans l'accueil que j'ai reçu<368> de V. M. au mois de septembre dernier, le ciel n'aurait pas béni la Princesse de Prusse au mois de novembre suivant. et que, sans la souscription de V. M. pour la statue, il serait né une princesse au lieu d'un prince. Telle est la liaison mystique des événements de toutes les Apocalypses anciennes et modernes, et je ne suis pas, Sire, le premier piètre sujet dont le nom ait été nécessaire à l'époque des événements les plus importants et les plus indépendants en apparence de sa chétive existence.
J'ai donc un droit bien légitime de mêler mes acclamations aux acclamations de tous les États prussiens, et de déposer au pied du trône de V. M. le tribut de ma joie, qui s'accroît encore par l'attachement que j'ai depuis longtemps pour madame la Princesse de Prusse et pour sa respectable mère. Je ne puis, Sire, accorder à aucun de vos sujets d'être plus heureux que moi de l'événement qui vient de combler vos vœux, et je me livre sans réserve aux transports les plus éclatants du bonheur que j'éprouve.
Les nouvelles publiques annoncent le prochain voyage de V. M. en Moravie. C'est se rendre à la passion du jeune empereur; c'est le raffermir dans le dessein de suivre les traces du monarque qu'il a choisi pour modèle. Ainsi le règne du grand Frédéric ne sera pas seulement l'orgueil de notre siècle, il deviendra encore le gage de la gloire du siècle suivant.
Je suis avec le plus profond respect.
Sire,
de Votre Majesté
le très-humble et très-obéissant serviteur,
Grimm.
2. AU BARON DE GRIMM.
Potsdam, 26 septembre 1770.
Il faut convenir que nous autres citoyens du nord de l'Allemagne, nous n'avons point d'imagination; le père Bouhours l'assure,369-a il faut l'en croire sur sa parole. Vous autres voyants369-b de Paris, votre imagination vous fait trouver des rapports où nous autres n'aurions pas supposé les moindres relations. En vérité, le prophète, quel qu'il soit, qui me fait l'honneur de s'amuser sur mon compte me traite avec distinction. Ce n'est pas pour tous les êtres que les gens de cette espèce exaltent leur âme; je me croirai un homme important, et il ne faudra qu'une comète ou quelque éclipse qui m'honore de son attention, pour achever de me tourner la tête. Mais tout cela n'était pas nécessaire pour rendre justice à Voltaire; une âme sensible et un cœur reconnaissant suffisaient; il est bien juste que le public lui paye le plaisir qu'il en a reçu. Aucun auteur n'a jamais eu un goût aussi perfectionné que ce grand homme; la profane Grèce en aurait fait un dieu, on lui aurait élevé un temple. Nous ne lui érigeons qu'une statue, faible récompense pour toutes les persécutions que l'envie lui a suscitées, mais récompense capable d'échauffer la jeunesse et de l'encourager à s'élever dans cette carrière que ce grand génie a parcourue, et où d'autres génies peuvent trouver encore à glaner. J'ai aimé dès mon enfance les arts, les lettres et les sciences, et lorsque je puis contribuer à les propager ou bien à les étendre, je m'y porte avec toute l'ardeur dont je suis capable, parce que dans ce monde il n'y a point de vrai bonheur sans elles. Vous autres qui vous trouvez à Paris dans le vestibule de leur temple, vous qui en êtes les desser<370>vants, vous pouvez jouir de ce bonheur inaltérable, pourvu que vous empêchiez l'envie et la cabale d'en approcher.
Je vous remercie de la part que vous prenez à cet enfant qui nous est né; je souhaite qu'il ait les qualités qu'il doit avoir, et que, loin d'être le fléau de l'humanité, il en devienne le bienfaiteur.
Sur ce, je prie Dieu qu'il vous ait en sa sainte et digne garde.
3. AU MÊME.
Potsdam, 10 novembre 1772.
On parlait naguère du vieux sorcier. J'ai une nièce assez ingénieuse, qui dit à ce propos : « Mon cher oncle n'est pas sorcier. » Si je l'étais, j'aurais créé des têtes et des ventres, comme vous le dites, autant qu'il en aurait été besoin per far corpo. Sa sacrée Majesté le Hasard, qui va plus loin que la prudence des hommes, me paraît mériter plutôt que moi les félicitations que vous me faites. La différence qu'il y a du pays où vous êtes à celui où je me trouve, c'est que depuis longtemps les Français ont atteint le but auquel ils pouvaient prétendre, quand nous autres étions bien éloignés de jouir d'une situation aisée. Cependant j'attribue surtout les fortunes qui me sont arrivées aux dévotes prières des sectateurs de Ferney. Leur vieil apôtre est mon saint. Comme je lui suppose beaucoup de crédit dans la cour céleste, où il n'y a que des esprits qui doivent aimer leurs semblables, j'ose croire que c'est lui qui m'a attiré leurs bénédictions. Du reste, je vous remercie de la part que vous prenez aux succès que nous avons eus; je ne les croirai parfaits que quand la paix générale sera rétablie. Je compte bien agir en cela conformément à la doctrine des ency<371>clopédistes, et leur témoigner, par le soin que je prends de la paix, l'attention que j'ai de leur plaire. Sur ce, etc.
4. AU MÊME.
Potsdam, 20 février 1774.
Votre lettre du 5 février me parvint avant-hier. Je vous remercie de l'intérêt que vous prenez à ce qui me regarde et mes parentes du calendrier chrétien; ma sainte n'approuvera pas l'application de la remarque de Jean-Jacques, peut-être judicieuse, sur l'orchestre de Paris. Quoi qu'il en soit, il faudra tirer parti des Pères. Ce que vous me dites de vos conversations sur mon sujet avec Sa Majesté Impériale371-a me flatte et m'intéresse; rien ne peut être plus enchanteur pour moi que le souvenir de cette grande princesse, pour laquelle j'ai une vénération infinie. Je vous ai entretenu de ses talents, de ses grandes vues, de l'élévation de son âme, et de cette bonté avec laquelle elle accueille ceux qui ont le bonheur de l'approcher. Vous avez eu tout le temps de vous rappeler et de vérifier tout ce que je vous ai dit; je conçois aisément quels doivent être tous vos regrets, et que vous ne retrouverez nulle part rien qui puisse vous dédommager de tout ce que vous avez vu. C'est avec plaisir que je vous verrai à votre passage, et que je vous entendrai sur un sujet qui a tant de droits de m'intéresser. Sur ce, je prie Dieu, etc.
<372>5. DU BARON DE GRIMM.
Paris, 19 mars 1781.
Sire,
Si j'osais vous fatiguer de mes lettres aussi souvent que le souvenir de vos bontés m'occupe et m'obsède, ma correspondance deviendrait bientôt le pain quotidien de Sans-Souci, et un monarque dont toute l'Europe respecte le repos, comme elle a admiré ses travaux, se trouverait exposé continuellement à un bavardage importun et interminable. Comment se peut-il donc que, avec de si belles dispositions, j'aie passé tant de mois sans écrire à V. M., sans porter à ses pieds l'hommage de ma reconnaissance, après la lettre remplie de bonté dont elle m'a honoré l'automne dernier? C'est que j'ai constamment observé qu'il n'y a que les grands hommes de vraiment oisifs dans ce monde, qu'il n'y a qu'eux qui aient le temps de faire des poëmes, de composer des brochures, de jouer de la flûte, comme s'ils n'avaient pas leurs États et l'Europe à gouverner, tandis que les petites gens sont toujours écrasés par leurs occupations. Je suis donc forcé de convenir de la chose du monde la plus ridicule et la plus malheureuse : c'est que j'ai été écrasé par mes petites et insignifiantes affaires, et réduit à la douloureuse extrémité de négliger jusqu'à ma grande impératrice, et son auguste allié et lieutenant-colonel. Rien n'est plus exact, Sire, que cette qualité que vous jugez à propos de prendre. Si elle met V. M. un grade au-dessous de moi, il est cependant bien sûr que le grand Frédéric et la grande Catherine se sont servi réciproquement de lieutenants-colonels, et qu'ils s'en sont assez bien trouvés l'un et l'autre pour continuer leur service sur ce pied-là jusqu'à la fin des siècles. Quant à moi, Sire, grâce à mes petites et interminables affaires, j'ai pensé être hors de combat. Je n'ai été malade l'automne dernier que huit ou dix jours; mais ces dix jours de<373> soumission aux ordres d'Esculape Tronchin m'ont mis à bas pour tout l'hiver, et ce n'est que depuis quelques semaines que je puis me regarder comme rétabli et échappé aux griffes de la médecine. Voilà le véritable motif de la longue pause que j'ai observée. Elle ne m'a pas empêché de suivre V. M. pas à pas, à l'aide des gazettes, de me glisser à sa suite dans l'Opéra de Berlin, de me trouver le jour de l'an à la porte du cabinet de V. M., pour voir la sortie du monarque dont l'apparition est aussi rayonnante de gloire que celle du soleil l'est de lumière, de célébrer surtout le 24 janvier avec la joie que la santé brillante de V. M. inspire et justifie. Mais pour oser prendre la plume, j'ai voulu attendre que le retour du sommeil ramenât le calme dans un sang trop agité.
V. M., en rendant justice à mon beau don de prophétie, se borne à la science du passé, et ne veut pas se donner les airs de deviner l'avenir. Vous vous contentez, Sire, de le préparer, et laissez aux goujats le don de divination. Vous avez pris de Jupiter, votre aïeul, la prévoyance; mais vous ne vous souciez pas de la prescience, qui est une vertu purement théologale. Ainsi V. M. ne se souciera pas de nous dire si nous aurons la paix cette année, si les Bataves figureront dans la neutralité armée, si nous aurons une trinité de médiateurs, sans laquelle, suivant mon catéchisme, il n'y a point de salut à espérer. Ce grand exemple de réserve devrait rendre M. le colonel aussi mystérieux; mais il n'a point de secret pour V. M. Il dit que son impératrice l'ayant créé vétéran sans qu'il ait été novice, il en a inféré qu'il pouvait postuler les invalides. Il reste donc colonel apraxin, ou sans pratique et inutile, à condition toutefois que s'il prend fantaisie à l'Impératrice de lui dire, Marche, il ne se le fera pas dire deux fois, et sur-le-champ il fait son paquet pour courir à Pétersbourg, non sans faire ses dévotions au temple de la Renommée situé entre la Sprée et la Havel. Voilà de quoi il est convenu avec son auguste souveraine. Tant qu'elle ne parlera pas, il se tiendra tranquille. En<374> attendant, il s'amuse à lui dépenser son argent à Paris et à Rome tant qu'il peut, et il ne laisse pas, en antiques, tableaux et autres inutilités, d'être un homme très-cher pour la Russie.
M. d'Alembert m'a remis un écrit du Marc-Aurèle moderne sur la littérature de sa patrie,374-a et j'ai reçu ce don royal avec le plus profond respect et la plus vive reconnaissance. Marc-Aurèle Frédéric avait, entre autres, aussi cela de commun avec Marc-Aurèle Antonin, que celui-ci dédaignait d'écrire en latin, et écrivait en grec, comme l'autre dédaigne d'écrire dans sa langue, et a adopté de préférence l'idiome des Racine et des Voltaire. Les Allemands disent que les dons qu'il leur annonce et promet leur sont déjà en grande partie arrivés; que la langue allemande n'est plus ce jargon barbare qu'on écrivait il y a cinquante ou soixante ans, dur, diffus, embarrassé; qu'elle a pris de l'harmonie et du nombre, de la précision et de l'énergie; que, étant par elle-même d'une très-grande richesse, elle a pris en peu de temps toutes les formes désirables. Quant à moi, exilé de ma patrie depuis ma première jeunesse, n'ayant presque aucun temps, depuis nombre d'années, à donner à la lecture, je ne suis pas en état de juger ce procès; mais il est vrai que toutes les fois que j'ai traversé l'Allemagne, on m'a montré des morceaux parfaitement bien écrits, et je n'y ai plus retrouvé l'ancien jargon tudesque, d'où j'ai conclu qu'il était arrivé une grande révolution en Allemagne dans les esprits. Cela m'a paru assez simple. Un pays qui a donné dans un siècle Frédéric et Catherine m'a paru le premier pays de ce siècle; et comme la nature opère tout par contagion, il m'a paru que l'apparition de ces deux phénomènes n'a pu rester isolée, et a dû avoir les suites les plus étendues, quoique aucun souverain n'ait songé à les encourager. Ce qui m'a surtout touché dans l'écrit de Marc-Aurèle, c'est la sollicitude qu'on remarque à chaque page pour l'amélioration des études. On dit que même à cet égard il est arrivé une grande<375> révolution en Allemagne, mais qu'elle a été plus sensible dans les pays catholiques que dans les pays protestants, peut-être parce que ceux-ci, ayant fait le principal à l'époque de la réformation, se sont ensuite relâchés, tandis que, les autres ayant à se débarbouiller de toute la crasse de l'ignorance et de la superstition, leur changement devient plus sensible et plus marqué. On dit qu'un prélat de Sagan,375-a sujet de V. M., a beaucoup contribué à cette révolution. Vers le Rhin, le baron de Dalberg, chanoine de Mayence et Statthalter d'Erfurt, a rendu de grands services. Le baron de Fürstenberg, que j'aurais tout simplement fait évêque de Münster, si le Saint-Esprit n'était pas descendu sur l'archiduc Maximilien, a fait participer à ces bienfaits la Westphalie, et les efforts de ces trois hommes ont pénétré jusqu'en Autriche, où la pieuse Marie-Thérèse a laissé établir des écoles normales, sans peut-être pressentir tous les effets de ricochet qui sont inséparables d'une institution sensée et dégagée d'un fatras d'absurdités.
Puisse Marc-Aurèle Frédéric être témoin du beau jour qu'il annonce à sa patrie, et jouir jusqu'au dernier terme de la vie humaine de la gloire immortelle que lui doit son pays et son siècle! Ce sont les vœux constants du colonel russe qui met à vos pieds l'hommage du plus profond respect avec lequel il sera toute sa vie, etc.
<376>6. DU MÊME.
Le 29 juin 1781.
Sire,
Si je n'ai pas répondu plus tôt à la lettre dont il vous a plu de m'honorer le 1er avril, c'est que je n'ai pas osé troubler les travaux ou les amusements militaires de V. M. Du temps d'Hercule, on appelait cela des travaux, mais du temps de Frédéric on appelle cela ses amusements; car ses travaux, tels qu'ils sont inscrits dans le temple de la Gloire, ont été un objet plus sérieux. On se plaint dans ce temple que V. M. s'est emparée de tous les quatre murs, et n'a laissé aucune place à ses contemporains, qui voudraient aussi occuper un petit pan de ce temple par leurs faits et gestes; mais cela ne me regarde pas, et je ne me mêle pas des affaires des grands. Je n'ose me mêler davantage des intérêts de ma nation auprès de V. M. Elle m'a repoussé trop jeune de son sein pour que je sois capable de tirer parti de tous ses avantages, et il lui faut un avocat plus instruit et surtout plus éloquent. Si le grand Quintus376-a existait encore, je la recommanderais à son zèle. Quant à moi, Sire, je me rappellerai toujours bien vivement avec quelle verve V. M. me déclama un jour tout le commencement der Asiatischen Banise.376-b Si ce beau morceau a pu se conserver intact à côté des plus belles tirades de Racine, de Voltaire, du poëme de la Guerre376-c et du poëme à l'honneur des confédérés de Pologne,376-d je conviens qu'aujourd'hui on n'écrit plus rien en Allemagne dans ce goût-là, et que la langue allemande a absolument changé de ton et d'allure. V. M. a la bonté de me renvoyer aux débris du beau<377> siècle de Louis XIV, pour en faire mes choux gras en Fiance. Je crains que ces choux ne restent très-maigres, car depuis que le grand Voltaire nous a été enlevé, un vaste et effrayant silence a succédé aux chants harmonieux des rossignols, et n'est interrompu de temps en temps que par le croassement sinistre de quelques oiseaux de mauvais augure.
On m'a calomnié, Sire, en me faisant conducteur d'un jeune seigneur russe. On a bien de la peine à se conduire soi-même dans ce bas monde, et il faut être bien présomptueux pour vouloir conduire les autres. J'ai fait ce métier une fois dans ma vie, mais c'était pour un court temps, et à la prière d'une princesse à laquelle je n'avais rien à refuser.377-a D'ailleurs, on fait pour un prince du saint-empire romain ce qu'on ne fait pas pour un gentilhomme russe. C'est dommage que l'Impératrice m'ait fait colonel si tard, ce qui me prive même de l'espérance de conduire un jour un régiment vert, à travers les périls, à la victoire.
Je me propose, Sire, de faire un petit tour à Spa, pour faire ma cour à monseigneur le prince Henri. J'ai presque formé un vœu impie dans cette circonstance; j'ai désiré que la santé de V. M. fût assez mauvaise pour avoir besoin de ces eaux; j'aurais eu le bonheur inestimable de voir encore une fois celui qui a fixé les regards de son siècle, et qui fixera ceux de la postérité. Il n'y a point de chemin que je trouvasse assez long pour jouir de ce bonheur. Partout où je serai, Sire, V. M. aura un serviteur bien fidèle, mais malheureusement bien inutile; mon uniforme russe m'y oblige, et mon cœur encore davantage. Je recevrai partout les ordres de V. M. avec le plus profond respect, dont je dépose l'hommage à ses pieds, et avec lequel je suis, etc.
<378>7. DU MÊME.
Le 8 septembre 1781.
Sire,
Il ne manquait au succès éclatant de mon voyage de Spa qu'un seul genre de gloire, et je le dois aux bontés de V. M. J'ai été comblé de mille bontés par monseigneur le prince Henri; j'ai reçu coup sur coup trois lettres charmantes de mon auguste souveraine; j'ai vu au moins trois fois, et pour plus d'un quart d'heure, Joseph II assis entre Henri et moi; je l'ai entendu parler de V. M.; j'ai été témoin de l'extrême considération qu'il a marquée au prince, pour lequel il ne cachait point qu'il était venu principalement à Spa; je l'ai entendu parler de madame la princesse d'Orange, dont l'apparition à Spa n'est pas une des moindres satisfactions de mon voyage; j'ai recueilli tout ce que Joseph m'a dit de mon autocratrice, pour laquelle il ne laisse pas d'avoir un fonds de bonté considérable. Que manquait-il donc à tant de sujets de bonheur? Celui de recevoir une lettre de V. M., et cette lettre est venue à point nommé. Mais j'ai surtout délicieusement joui des hommages que toutes les nations rassemblées dans ce café général de l'Europe se sont empressées à rendre à un prince qui a si souvent partagé les travaux glorieux de V. M., et dont les éminentes qualités, la conversation pleine d'intérêt, de raison et de lumière, la politesse et la bonté sans égale ont fait pendant plus de six semaines l'entretien de tous les jours et l'étonnement de tous ceux que la saison avait attirés. Il s'est surtout établi une lutte entre les deux nations rivales, l'anglaise et la française, laquelle lui marquerait le mieux ses respects; mais j'aime à croire que la nation française a eu l'avantage de ce combat. Je vois du moins combien ses impressions ont été vives par tout ce qui a été mandé à Paris du séjour de S. A. R., par tout ce qu'en disent ceux qui reviennent successivement<379> de Spa; et j'aurai, après avoir fait la plus agréable campagne d'été, la satisfaction inexprimable de ne pouvoir faire cet hiver un pas dans mes quartiers, à Paris, sans entendre parler du héros à la suite duquel j'ai fait la campagne.
V. M. me dira qu'à force de forger on devient forgeron, et qu'à force d'être colonel on donne à toutes ses tournures un air militaire. Il faut bien, Sire, que je me regarde comme un homme célèbre, puisque V. M. ne dédaigne pas de faire l'énumération de tous les alambics par où il a plu à la divine providence de me faire passer. J'ose cependant représenter à mon auguste historiographe que je n'ai nul droit à me qualifier colonel de Preobrashenskii, et que si je suis colonel de la plus grande des impératrices, c'est peut-être dans un régiment d'invalides, et c'est encore bien de l'honneur pour moi. Je suis aussi revêtu de quelques dignités qui ont échappé à V. M. Par exemple, j'ai depuis près de huit ans un brevet de souffre-douleur de l'impératrice de toutes les Russies, que S. M. a la bonté de me confirmer journellement. Je pourrais même, d'après votre dernière lettre, Sire, me qualifier de plastron du grand Frédéric; mais il faut être en garde contre la vanité. Les traits de V. M. ne sont pas mortels comme ceux d'Apollon votre patron; votre bonté daigne en émousser la pointe avant de les lâcher, et l'on est un pauvre plastron quand on ne reçoit que des traits émoussés. Le plus sûr est donc de me tenir enveloppé dans mon manteau de Waldstorchel,379-a et de me contenter d'une demi-douzaine de titres, sans aspirer à de nouvelles dignités.
V. M. a pensé me causer une révolution, en me parlant de la perte de l'abbé Coyer,379-b que j'ignorais. Je n'ai pu éclaircir depuis mon retour si ce malheur est avéré; j'aime à me flatter, et à en douter encore. J'aime surtout à me flatter que ce chiffon trouvera V. M. heureusement de retour de la Silésie, et dans le sein du repos. Tout<380> colonel russe que je suis, je ne regarderai jamais Berlin comme une auberge de passage pour Pétersbourg; mais si jamais le Seigneur me ramène dans le sanctuaire de Potsdam ou de Sans-Souci, j'entonnerai aux pieds de V. M. le cantique de Siméon l'archimandrite : Nunc dimittis servum tuum, etc.
Je suis avec le plus profond respect, etc.
8. DU MÊME.
Le 24 janvier 1782.
Sire,
Votre Majesté a daigné jeter trop d'éclat sur mon voyage de Spa; c'est pourquoi il a plu au Père céleste de me traiter comme un de ses enfants chéris, c'est-à-dire, de me châtier tout de suite, avant que le démon de la superbe pût entrer dans mon cœur et le corrompre. Après mon voyage de Spa, célébré par la première d'entre les têtes ceintes de laurier, j'ai fait une course obscure en Allemagne, et à mon retour à Paris, vers la fin du mois d'octobre, j'ai trouvé une lettre charmante et inestimable de cette première tête. Je m'apprêtais, Sire, à y répondre et à porter aux pieds de V. M. l'hommage de ma reconnaissance, lorsque je suis tombé malade. Il est vrai que, n'ayant plus de médecins depuis la mort du grand Tronchin,380-a j'ai évité, à force de me bien conduire, une maladie très-sérieuse, parce que j'ai eu la patience d'attendre la crise de la nature; mais aussi je ne suis pas encore totalement rétabli, et il s'en faut bien que je puisse chan<381>ter victoire. Il faut que je confesse à V. M., que l'Impératrice ma souveraine honorait du titre de mon archiatre, ou premier médecin, parce qu'elle savait qu'il m'avait sauvé la vie en m'envoyant à Carlsbad, il faut donc que je lui confesse que je crois avoir fait une grande faute au milieu de mon existence brillante à Spa : c'est d'en avoir pris les eaux par désœuvrement. Ces eaux sont trop toniques pour moi. Tant que j'ai pu courir les champs et me donner du mouvement et de la fatigue, cela allait fort bien; mais lorsqu'il a fallu reprendre la vie sédentaire, je me suis senti une bile exaltée qui a pensé me jouer un mauvais tour, et qui a encore bien de la peine à se mettre à la raison.
Mais il est juste de souffrir le châtiment de ses fautes, et c'est assez entretenir mon auguste archiatre d'une santé que je lui devais depuis près de huit ans. Je ne suis entré dans ces détails que pour prouver à V. M. combien j'ai eu à souffrir de laisser passer tant de temps sans lui parler de ma reconnaissance, et sans lui rappeler mon ancien attachement avec mon profond respect. Je me consolais d'être sur mon grabat avec la fièvre pendant qu'on célébrait à la cour et à la ville la naissance d'un Dauphin;381-a mais je ne me consolais pas de ne pouvoir tenir la plume et de ne pouvoir écrire à V. M.
Si, lorsque V. M. boira son verre d'eau à côté de la pantocratrice son ancienne amie, elle veut me permettre d'être derrière son siége et de lui présenter ce verre, comme je suis à peu près sûr d'en obtenir l'agrément de mon auguste souveraine, je promettrai volontiers d'oublier toutes mes grandeurs passées et de m'en tenir à cette seule et unique. J'ai proposé à l'Impératrice, après la visite de M. le comte de Falkenstein,381-b de bâtir à côté de son palais, soit à Pétersbourg, soit à Zarskoe-Selo, une auberge à l'enseigne des Trois Rois, de la réserver pour des buveurs d'eau de la trempe de V. M., et de m'en nommer, non le maître, mais le garçon; mais vous sentez bien, Sire, que<382> la modestie avec laquelle on entend parler de pareilles visites ne permet pas qu'on adopte mon enseigne, ni qu'on accorde à son colonel invalide la place de garçon qu'il brigue.
Je commence à désespérer, Sire, de jamais bien rectifier les notions de V. M. sur mes dignités et titres hyperboréens, d'autant que je n'ai à montrer aucune patente visée par le prince Potemkin; je tiens toutes mes prérogatives de la pure et spéciale grâce de mon auguste bienfaitrice. Comme mon titre de souffre-douleur broche sur tous les autres, j'ai osé me flatter de pouvoir y associer celui de plastron de V. M.; je croyais souffre-douleur et plastron cousins germains; mais la définition de Végèce, qui, s'il eût vécu de notre temps, eût cherché ses définitions sur les rives de la Sprée et de la Havel, me déroute entièrement. Je n'ai éprouvé de la part de V. M. que des traits de bonté et de bienfaisance, et je n'ai contre ces traits qu'une arme défensive, ma reconnaissance et mon attachement malheureusement inutile; je vois bien qu'il faut que je me déplastronne.
Il y a aujourd'hui, Sire, grand vacarme dans le taudis du souffre-douleur dépouillé de sa dignité de plastron. On y célèbre un des jours les plus solennels de l'année, le 24 janvier. Puisse l'objet auguste de mes vœux en éprouver l'efficacité jusqu'au terme le plus reculé de la vie humaine! On dit que jamais sa santé n'a été plus parfaite, ni mieux affermie; cette circonstance rend la solennité du jour complète dans le taudis.
Je suis avec le plus profond respect, etc.
<383>9. AU BARON DE GRIMM.
Potsdam, 19 février 1782.
Lorsque je m'adresse à M. de la Grimmalière, colonel des gardes Preobrashenskii de S. M. l'impératrice de toutes les Russies, je crois être sûr de prouver la définition de ce titre-là, tant par acte public que par ses patentes; mais je n'entends point le titre de souffre-douleur, ni la traduction d'un mot russe que je ne comprends pas, par conséquent auquel je pourrais donner un sens qui ne serait pas clair. Pour le titre de plastron, il me semble ne convenir nullement à M. le baron, si ce n'est qu'on pourrait dire que quiconque a la protection de M. le colonel peut la considérer comme l'égide de Minerve, qui rend invulnérables ceux qui la possèdent. Vous me permettrez donc de remplacer un plastron par une égide, et de vous regarder comme celui qui protége M. le duc de Saxe-Gotha en France, qui a protégé les jeunes Romanzow contre les séductions de la jeunesse, et qui, en quelque façon, peut être comparé à ces cardinaux protecteurs de la France et de l'Allemagne à Rome; ainsi et de même il protége les intérêts de la grande Catherine dans l'empire des Gaules. M. de la Grimmalière aura la bonté de voir, par ce que je viens de lui exposer, combien je suis éloigné de vouloir lui lancer des traits, et combien je me recommande à sa puissante protection. Je lui aurais répondu sans doute plus tôt, si je n'avais été accablé d'une douzaine de maladies à la fois, qui m'ont privé de la faculté de tous mes membres. J'ai été très-fâché de le savoir si près de mes frontières, et d'avoir été privé de sa vue béatifique; l'Arioste dit que les montagnes tiennent ferme à leur racine, mais que les hommes peuvent se rencontrer,383-a de sorte<384> que je ne désespère pas que quelque heureuse influence de mon étoile ne me procure un jour la satisfaction de le revoir et de l'admirer. Sur ce, etc.
10. DU BARON DE GRIMM.
Paris, 22 septembre 1883.
Sire,
J'ai respecté tout le mois de juillet, parce que, sachant le Nestor des rois, qui en est resté l'Achille, entouré d'une partie de sa famille auguste, je me suis dit : Il ne convient point à un mortel obscur de percer dans cette retraite sacrée. Pendant le mois d'auguste, vulgairement appelé août par les Velches, je n'ai pas osé poursuivre le héros dans sa tournée en Silésie, de crainte de recevoir, comme l'année passée, une réponse datée de Breslau, et signée au milieu des travaux de toute espèce. Le mois de septembre est arrivé, et je n'ai pas voulu que ma lettre tombât au milieu des grandes manœuvres d'automne. Enfin, Dieu merci, les voilà passées; et comme V. M. n'a plus chose au monde à faire d'ici au printemps prochain, je puis arriver en toute sûreté avec ma lettre, et porter à vos pieds, Sire, avec mes vœux et mon hommage, le tribut de ma joie à l'occasion de l'accroissement qu'a reçu cet été la maison royale.384-a Ce ne sera pas un jour un petit sujet d'orgueil pour ces jeunes rejetons d'une maison auguste que de pouvoir se vanter, à la quatrième ou cinquième génération, d'avoir eu, dans la régénération du saint baptême, pour caution de leur christianisme ce monarque puissant et révéré qui, après quarante-<385>trois années de succès et de gloire, tenait encore d'une main ferme et sûre la balance des destinées des nations, et n'en était que meilleur chrétien, puisqu'il avait assez de crédit dans l'Église pour cautionner l'orthodoxie de tous ses petits-neveux.
Toutes les nouvelles. Sire, qui me sont venues cette année d'Allemagne me certifient que V. M. jouit de la santé la plus florissante. C'est bien heureusement encore servir d'exemple et de modèle aux héros et aux grands hommes, car il n'y a qu'une longue et brillante carrière qui puisse donner quelque stabilité aux choses humaines.
La signora Todi385-a me mande qu'elle aura le bonheur de contribuer à l'amusement des loisirs de V. M., et je la félicite de cet emploi glorieux d'un talent précieux et rare; je lui pardonne même toutes les lettres de recommandation qu'elle m'a fait écrire inutilement en Russie et ailleurs, où elle comptait porter ses pas. Tout mon chagrin, c'est de n'avoir aucune espérance de l'entendre chanter cet hiver à l'Opéra de Berlin.
Je suis, etc.
11. DU MÊME.
Le 31 octobre 1783.
Sire,
La lettre dont il a plu à Votre Majesté de m'honorer le 2 de ce mois m'a pénétré de la plus vive reconnaissance; mais une juste discrétion ne m'aurait pas permis de troubler sitôt ni les travaux ni le loisir de<386> V. M., sans une circonstance particulière. Le séjour de M. le baron de Goltz386-a à Fontainebleau ne lui permettra pas peut-être de savoir assez tôt la mort de M. d'Alembert pour mander cet événement par ce courrier. Cet homme, célèbre surtout par les bontés et les bienfaits dont V. M. l'a honoré pendant trente ans, a terminé sa carrière le 29, à sept heures du matin. La vie n'était plus pour lui un bien désirable. Ses infirmités s'étaient aggravées à un point alarmant par des inquiétudes et par les craintes de son imagination. Se croyant menacé à chaque instant, son tempérament naturellement frêle ne put résister longtemps à cet état violent, et le marasme qui s'ensuivit fut autant l'ouvrage de sa pusillanimité que de ses maux. Il ne cachait point à ceux qui l'exhortaient à leur opposer un peu de courage qu'il n'en avait point; et il leur inspirait d'autant plus de compassion, qu'il leur enlevait tous les moyens de le consoler, et que cette extrême faiblesse l'avait aussi rendu irascible et emporté. Voilà comme le destin, en pinçant une de nos fibres, peut humilier notre orgueil philosophique, et nous remettre au niveau des enfants que nous regardons avec pitié. Trois grands géomètres se sont suivis en peu de temps, Bernoulli, Euler et d'Alembert, et l'Académie royale de Berlin a fait une triple perte. J'ignore à qui il écherra de faire l'Éloge de d'Alembert à l'Académie française; mais, qui que ce soit, les voûtes du Louvre retentiront, ce jour, des bienfaits et des bontés constantes de V. M. pour celui qui en a été l'objet pendant près de la moitié de sa vie.
Je suis avec le plus profond respect, etc.
<387>12. AU BARON DE GRIMM.
Potsdam, 11 novembre 1783.
Vous pouvez bien croire que j'ai été fort touché de la mort de d'Alembert, d'autant plus que je l'ai cru atteint d'une maladie chronique, mais qui ne menaçait pas directement sa vie. Je doute que la France répare cette perte de sitôt. Si la maladie a affaibli son esprit dans le dernier temps, cela n'est pas étrange, puisque la mort, en attaquant toutes les parties organisées de notre corps, doit leur ôter leur activité en les détruisant. Je vous suis obligé cependant de m'avoir communiqué cette triste nouvelle, et je me suis dit à moi-même : Il faut mourir, ou il faut voir mourir les autres, il n'y a pas de milieu. Sur ce, etc.
13. DU BARON DE GRIMM.
Le 28 novembre 1783.
Sire,
Mon premier soin, après avoir reçu la lettre dont il a plu à Votre Majesté de m'honorer le 11 de ce mois, a été de m'acquitter de l'ordre qu'elle renfermait relativement à la correspondance dont M. d'Alembert a été honoré pendant une grande partie de sa vie. J'ai cru devoir m'adresser à ce sujet à M. le marquis de Condorcet, que d'Alembert a nommé son légataire universel. Il m'a fait deux réponses. Par la première, il m'apprend que les lettres de V. M. sont entre les mains de M. Watelet,387-a de l'Académie française, l'un des exécuteurs testa<388>mentaires de M. d'Alembert. J'étais sur le point d'écrire à celui-ci, lorsqu'une seconde lettre de M. de Condorcet m'a paru rendre cette démarche inutile. Je prends la liberté, Sire, de mettre ces deux lettres sous les yeux de V. M., quoiqu'elles n'aient pas été écrites à cette fin; elles serviront à prouver à V. M. ma ponctualité à exécuter ses ordres, et encore que ces ordres seront respectés par les dépositaires de la correspondance.
Le marquis de Condorcet, secrétaire perpétuel de l'Académie royale des sciences, l'un des quarante de l'Académie française, est d'une ancienne noblesse du royaume; il vient de perdre son oncle, qui était évêque de Lisieux. Son goût pour les sciences et les lettres l'a entraîné dès sa plus tendre enfance dans la carrière de la littérature, au lieu de suivre le métier des armes, auquel sa naissance semblait l'appeler. Il a été toute sa vie intimement lié avec M. d'Alembert. J'ai su de lui les derniers instants de ce philosophe, et j'ai été charmé d'apprendre que le calme et la tranquillité avaient reparu pendant les trois derniers jours, lorsque tout espoir de rétablissement l'eut abandonné. Je l'avais quitté, environ quinze jours avant sa mort, dans un tel état d'inquiétude, que j'en restai vivement affecté. On lui a trouvé une pierre grosse comme la moitié d'un œuf. Cette pierre n'était pas adhérente, et l'opération, suivant les apparences, en eût été facile; mais l'idée de la taille l'effarouchait si fort, il était si décidé à ne s'y point soumettre, qu'il ne voulut jamais être sondé, de peur d'acquérir la certitude de son mal. Son légataire a cru devoir se permettre, Sire, d'écrire à V. M. à l'occasion de ce triste événement; il m'a envoyé sa lettre sous cachet volant, et je la mets, dans l'état où je l'ai reçue, aux pieds de V. M.
Il ne m'appartient pas de seconder le vœu du marquis de Condorcet, qui voudrait que son ami, après avoir été toute sa vie protégé par V. M., lui dût encore après sa mort un monument qui crevât les yeux des prêtres. Je suis trop profane et trop hérétique pour<389> me mêler d'affaires ecclésiastiques. A la vérité, V. M. nous appartient, à nous autres hérétiques, et pour aucun trésor du monde nous ne voudrions la céder à l'Église soi-disant universelle ou catholique; mais les âmes dévotes disent que le chef auguste de tant d'évêques et de prêtres de la communion romaine, quoique fidèlement attaché à notre Église orthodoxe protestante, a un droit incontestable de placer les monuments de sa bienfaisance royale dans toutes les églises et chapelles de la terre. Je ne suis pas un casuiste assez subtil pour me mêler de questions si délicates.
Je suis avec le plus profond respect, etc.
14. AU BARON DE GRIMM.
Potsdam, 16 décembre 1783.
Je vous suis fort obligé des soins que vous avez pris pour empêcher que ma correspondance avec d'Alembert ne fût imprimée. Plusieurs raisons me l'ont fait désirer; car premièrement cela n'en aurait pas valu la peine, et secondement la réputation de M. d'Alembert est si bien établie, qu'elle n'a aucunement besoin ni de mon appui, ni de mon suffrage. Cependant je vous avoue qu'il est bien triste de voir toutes les personnes que j'avais estimées mourir les unes après les autres; et cela est d'autant plus fâcheux, qu'il ne dépend pas de moi de mourir, ni de voir mourir les autres. Tout cela n'est qu'une suite du jeu des causes secondes, qui, par leurs combinaisons différentes, amènent tous les événements terribles. Il est vrai que j'ai fait ériger des monuments à Algarotti389-a et à d'Argens,389-a que j'avais beaucoup<390> aimés, et qui avaient vécu longtemps chez moi; et je suis encore en reste d'un cénotaphe que je m'étais proposé de faire élever, en Prusse, à l'honneur de Copernic.390-a Du reste, si la littérature française offre quelque chose de curieux, vous me ferez plaisir de m'en faire part, sans toucher à la classe des littérateurs subalternes, dont je n'aime guère à m'occuper. Sur ce, je prie Dieu, etc.
15. DU BARON DE GRIMM.
Le 24 janvier 1784.
Sire,
Tandis que je m'apprête à célébrer un des jours les plus augustes et les plus solennels de mon calendrier et de celui de la gloire, je crains que V. M. n'ait déjà quitté sa capitale pour retourner dans cette retraite sur laquelle les yeux de l'Europe sont fixés depuis plus de quarante ans. C'est donc là que je vais porter aux pieds d'un monarque plus courbé sous le fardeau des lauriers de toute espèce que sous le poids des années mon hommage, mes vœux et mon encens; c'est là aussi que je vais déposer ma reconnaissance de la lettre dont ce monarque comblé de gloire m'a honoré le 16 du mois dernier.
Les soins que je me suis donnés, Sire, par soumission et par obéissance, pour me priver, ainsi que mon siècle, du trésor que d'Alembert possédait, sont un crime de lèse-société que mon respect pour les ordres de V. M. m'a forcé de commettre. Il est impossible que cette<391> correspondance soit soustraite à l'empressement de la postérité, et qu'elle ne jouisse de ce trésor avec toute la publicité possible. N'ai-je donc pas fait un beau chef-d'œuvre de me la soustraire, à moi et à mes contemporains, c'est-à-dire, à tout ce qui m'intéresse, pour la conserver soigneusement à une postérité à laquelle je ne m'intéresse en aucune façon? Aussi j'avoue à mon honneur et gloire que, tout en obéissant, j'ai formé et je forme encore le vœu secret qu'il plaise à la divine providence de rendre toutes mes démarches inutiles, et de gratifier le monde de ce que j'ai travaillé à lui dérober.
Je doute bien fort que je fatigue jamais les yeux de V. M. avec ce que la littérature française produit d'intéressant. Depuis la mort de Voltaire, un vaste silence règne dans ces contrées, et nous rappelle à chaque instant nos pertes et notre pauvreté. Il a paru un petit roman de M. de Montesquieu,391-a que son fils s'est enfin déterminé à publier trente ans après sa mort. Le plan de ce petit ouvrage n'est pas un chef-d'œuvre de sagesse; mais la touche en est brillante et pleine de grâce, les détails ingénieux, piquants et philosophiques, et l'on reconnaît partout la plume de l'illustre auteur des Lettres persanes. Nous ne sommes actuellement occupés que de globes aérostatiques,391-b et M. le marquis de Condorcet, secrétaire perpétuel de notre Académie royale des sciences, m'a chargé, Sire, de porter aux pieds de V. M. deux exemplaires du rapport qui lui a été fait de ces machines, dont il est tant question depuis trois mois. L'un de ces exemplaires est pour le monarque protecteur à qui l'Académie de Paris ose présenter cet hommage; l'autre est pour son Académie royale de Berlin.
Je suis avec le plus profond respect, etc.
<392>16. DU MÊME.
Paris, 23 juin 1784.
Sire,
M. le marquis de Condorcet, secrétaire perpétuel de l'Académie royale des sciences, m'ayant de nouveau choisi pour son commissionnaire, pour porter aux pieds de V. M. le paquet ci-joint, j'ai une sorte de droit de ne point l'expédier sans y ajouter l'hommage de mon constant et profond respect; mais j'ai voulu attendre la fin des travaux militaires de V. M. avant de l'oser importuner. Je calcule, Sire, que le Roi est revenu le 12 à Sans-Souci en parfaite santé, que de là, après avoir réglé les différents départements de ses ministres, il se rendra au Nouveau-Palais, où la philosophie, les arts et les lettres occuperont pendant quelques semaines ses loisirs, et où il me sera plus pardonnable que dans aucun autre temps de l'année de lui dérober un moment.
M. le prince de Lambesc et M. le prince de Vaudemont m'ont rendu le compte le plus satisfaisant sur la santé de V. M. Ils ont été pénétrés de l'accueil qu'un monarque surchargé de gloire a daigné leur faire,392-a et leur mère, la comtesse de Brionne, une des femmes les plus distinguées de France sous tous les rapports, en a été bien heureuse. J'en ai presque reçu des compliments, et le bonheur dont ma vie a été honorée à différentes époques d'avoir approché V. M. me met en liaison avec tous ceux qui jouissent successivement du même bonheur, et m'établit une espèce d'intimité avec eux. Les princes de Lorraine ont été si enflammés de l'amour de leur métier à la vue des manœuvres de Potsdam et de Berlin, qu'ils se sont rendus directement à leurs régiments, sans paraître à la cour, aux fêtes occasionnées par la présence du roi de Suède.
<393>J'ai eu l'honneur de voir ce prince, qui par le sang appartient de si près à V. M., successivement sur le théâtre de Paris et de Versailles, sur celui de Pétersbourg, sur celui de Stockholm, et je le retrouve ici, à sa sortie des ruines de Rome et du Capitole. On lui a donné aujourd'hui le spectacle d'un globe aérostatique, à Versailles, monté par deux voyageurs aériens que le vent a portés très-vite de Versailles à Chantilly. La lettre, Sire, dont V. M. m'a honoré le 14 février a prêché un converti sur ces globes. Je ne doute pas qu'ici ou ailleurs il n'arrive quelques accidents graves que l'étourderie et la légèreté n'auront pas prévus. D'ailleurs, tant qu'on n'aura pas trouvé un moyen de diriger ces machines, un autre de les rendre plus solides, moins perméables, sans nuire à leur légèreté, enfin un troisième de faire toute l'opération à meilleur marché, je regarde avec V. M. cette découverte comme à peu près inutile à toute autre chose qu'à des objets d'amusements. Le beau siècle de l'éloquence et de la poésie a fini en France, et tous les trônes sont restés vides, parce que la loi éternelle veut que tout finisse. La géométrie et les sciences exactes n'ont pas peut-être chassé les beaux-arts, mais les ont remplacés après leur départ, parce qu'il est plus aisé de faire avec exactitude une expérience de physique que d'avoir du génie. La poésie et l'éloquence sont des vagabondes qui aiment à voyager et à changer de climat; je les soupçonne de vouloir s'établir pour quelque temps en Allemagne. Cependant, à voir tous les vers dont nous accablons M. le comte de Haga,393-a on est loin de supposer que nous soyons menacés de disette. Le mal est que, quoique brillant dans le Mercure de France, il n'est pas bien sûr qu'aucun de ces vers aille à la postérité. Je suis, etc.
<394>17. DU MÊME.
Paris, 19 novembre 1784.
Sire,
M. le marquis de Condorcet ayant publié deux nom eaux petits volumes de différents morceaux de Tacite traduits par feu d'Alembert, il est naturel qu'il veuille en faire hommage au monarque qui a protégé le traducteur pendant toute sa vie; et comme il s'est accoutumé à me faire son commissionnaire auprès de V. M., je suis encore chargé cette fois-ci de lui présenter cette offrande. C'est par cet enchaînement des causes secondes que V. M. est toujours de temps en temps exposée à entendre parler de moi. Pour nous, Sire, si le nom de V. M. pouvait être oublié un instant pendant son règne, cela ne nous eût pas été possible cette année. Indépendamment de la foule d'officiers français qui, à leur retour, nous ont parlé de leur voyage dans les États de V. M., le séjour de monseigneur le prince Henri dans la capitale des Gaules a été une occasion continuelle et journalière pour les Français de manifester l'idée qu'ils attachent au nom prussien. Jamais prince étranger n'a reçu un tel accueil, et S. A. R. se rendrait coupable d'ingratitude, si elle pouvait l'oublier. Il y a longtemps, Sire, que je crois les sauvages des bords de la Baltique en train de remontrer à leurs maîtres, avec le temps, dans les beaux-arts comme en autres choses; car si ceux-ci descendent, tandis que les autres montent, il est évident qu'insensiblement ils se trouveront avoir troqué de place.
Je porte, à la fin de cette année, aux pieds de V. M. mes vœux avec l'hommage du plus profond respect avec lequel je suis, etc.
<395>18. AU BARON DE GRIMM.
Potsdam, 11 mai 1785.
Je vous suis fort obligé de la lettre de M. de Condorcet que vous m'avez envoyée, dont je vous remets la réponse, que vous voudrez bien lui faire tenir. Il me semble que les beaux-arts et les belles-lettres éprouvent un destin pareil en Europe à celui qu'elles ont éprouvé à Rome après le beau siècle d'Auguste, où la médiocrité succéda aux talents. Après avoir poussé la partie des belles-lettres à leur perfection, la nation, comme rassasiée des chefs-d'œuvre dont elle jouit, commence à s'en dégoûter; alors le néologisme commence à détériorer le langage, qui a été poussé à une certaine perfection; la sévère âcreté de l'esprit philosophique combat l'effervescence de l'imagination, et le génie, resserré dans des bornes trop étroites, ne fournit plus que des productions médiocres. Je vous remercie de m'avoir fêté sur mon vieux jour de naissance. Je ne suis que trop vieux. Il faut que chacun vive jusqu'au terme qui dévide tout le chapelet de sottises que le destin l'a condamné à faire dans ce monde. Selon le défunt prince de Deux-Ponts, il n'y avait de salut qu'à Paris; il faut donc nécessairement que ceux qui vivent ailleurs végètent dans le purgatoire ou dans les limbes. Si vous trouvez à redire à ce sentiment, vous n'avez qu'à vous en prendre au feu prince de Deux-Ponts, et si vous vous trouvez trop faible pour attaquer cette famille, vous n'avez qu'à vous joindre à l'Empereur, avec lequel vous avez été à Spa; il vous assistera volontiers de toutes ses forces pour vous donner gain de cause. Sur ce, etc.
<396>19. DU BARON DE GRIMM.
Le 12 juin 1785.
Sire,
Il faut respecter le repos des dieux et les travaux des rois. En vertu de cet axiome irrévocable, je ne me suis pas permis de répondre tout de suite à la lettre dont V. M. m'a honoré le 11 du mois dernier, et j'ai même un peu retardé la lettre que le marquis de Condorcet avait confiée à mes soins. Mais je calcule, Sire, que V. M. va être de retour aujourd'hui au château de Sans-Souci, et, après avoir réglé les affaires de ses divers départements, goûter un instant de repos dans le sein de la philosophie et de l'amitié; c'est le moment où les élus du paradis terrestre peuvent se montrer avec un peu plus de confiance aux pieds de Mars en repos. Mon commettant, le marquis de Condorcet, m'avait remis avec sa lettre un gros volume in-quarto396-a qu'il vient de publier, et dont il ose faire hommage à V. M. Comme je ne pouvais enfermer ce volume dans une lettre, je l'ai fait remettre à M. de Rougemont, qui m'a promis de le faire parvenir à sa glorieuse destination. Un profane comme moi, étranger à tous les mystères de la géométrie, n'a pas même le droit d'ouvrir, encore moins de feuilleter un ouvrage de la nature de celui de M. de Condorcet; tout ce qu'il peut se permettre, c'est de parcourir le discours préliminaire, assez étendu, et qu'on peut se flatter de comprendre à peu près, sans être initié dans les mystères de la haute science.
Le grand géomètre de l'univers, suivant ce que m'a appris un grand roi, nous a tous placés dans ce monde avec notre chapelet de sottises à la main. Ce tableau est à la fois moral, lumineux et pittoresque. Il y a des chapelets bien lourds et bien chargés; et cependant il y a parmi les membres de cette immense confrérie des dévideurs<397> si fervents, que, du train dont ils dévident, on croirait que les sottises vont leur manquer; mais le suprême géomètre y a mis bon ordre; plus ils en entassent, plus ils en dépêchent, et plus il leur en fournit. C'est son usage général; il ne fournit bien que ceux qui sont riches en fonds. Les pauvres en sottises sont comme les pauvres en espèces sonnantes; ils n'ont qu'un chapelet bien peu chargé, et ne peuvent faire aucun étalage; il faut qu'ils dévident le plus lentement et le plus rarement possible, s'ils ne veulent pas survivre à leurs fonds. C'est un grand sujet d'humiliation pour V. M. que le suprême géomètre, ayant distribué tant de riches chapelets parmi les maîtres du monde, se soit, pour ainsi dire, plu à négliger celui qu'il lui réservait; et comme le royaume des cieux est aussi réservé aux pauvres d'esprit, je ne vois pas même de ressource pour V. M. dans l'autre monde.
Ce n'est pas à moi, Sire, de me plaindre de la doctrine du feu due de Deux-Ponts. Puisque la bonté divine m'a conduit et cloué depuis ma jeunesse dans ce point hors duquel il n'y a point de salut, je n'ai qu'à bénir mon sort et la mémoire du feu duc de Deux-Ponts, qui me voulait d'ailleurs du bien. Je ne saurais donc en conscience entrer dans aucun projet d'alliance contre sa maison, dont je suis intéressé, comme V. M. voit, à soutenir la doctrine et les maximes; et quand je n'aurais pas autant à me louer de ces maximes, je ne me sentirais pas le courage, pour les intérêts seuls de mon salut, de troubler la paix générale. J'ai, au contraire, la plus ferme espérance d'achever de dévider mon chapelet avant qu'il ait plu aux maîtres de la terre de recommencer à faire ronfler le canon; tant je suis sûr qu'aucun d'eux ne désire la guerre dans ce siècle de modération et de philosophie.
Je suis avec le plus profond respect, etc.
<398>20. DU MÊME.
Le 20 juillet 1785.
Sire,
Votre Majesté trouvera que le commissionnaire que le marquis de Condorcet s'est choisi l'importune bien souvent; mais le commissionnaire d'un secrétaire perpétuel n'a pas son libre arbitre comme un docteur de Sorbonne, et lorsque son commettant le met en jeu, il faut qu'il obéisse. Cette fois-ci, il lui a donné une médaille en bronze avec la tête de feu d'Alembert,398-a pour être offerte en hommage à son auguste bienfaiteur. Je l'ai remise à M. de Rougemont, qui m'a promis de la faire parvenir à sa glorieuse destination. Cette médaille a été frappée pour être remise en or par l'Académie française à celui qui aura fait le meilleur Éloge de d'Alembert. Le particulier qui a fait les fonds de ce prix est un officier d'artillerie, et s'appelle M. de Saint-Remy. Il est allé depuis à Constantinople, pour apprendre aux bons amis de Joseph et de Catherine à fondre et à pointer les canons. Les bons amis fondront et pointeront comme ci-devant, et cependant se croiront peut-être obligés, par reconnaissance, d'empaler leur professeur; dans ce cas, je doute qu'il trouve parmi les ulémas de la nouvelle cuisine quelqu'un qui fasse les frais d'un prix pour son éloge funèbre. On aurait pu observer à cet officier que celui qu'il destinait à l'éloge de d'Alembert était du luxe tout pur, puisque ce philosophe devait être loué de toute nécessité deux fois, une fois à l'Académie française, et une autre fois à l'Académie des sciences. L'artilleur turc a sans doute jugé qu'abondance de biens en fait d'éloges ne nuit point.
J'ai reçu, Sire, la lettre dont il a plu à V. M. de m'honorer le 29 du mois dernier, avec la plus vive reconnaissance. Il faut que la mé<399>diocrité dans laquelle le destin a jugé à propos d'enchâsser V. M. soit une apparition bien piquante, puisque depuis quarante-cinq ans l'Europe n'en peut arracher les yeux.
Je suis avec le plus profond respect, etc.
21. AU BARON DE GRIMM.
Potsdam, 9 août 1785.
Je vous suis fort obligé de la médaille de M. d'Alembert que vous m'avez fait parvenir. J'aurais souhaité qu'elle fût plus ressemblante. Il se peut cependant qu'il ait fort changé depuis vingt ans que je ne l'ai vu. Je n'ai jamais entendu le mot de cet officier d'artillerie dont vous me parlez; mais il n'est pas surprenant qu'une nation aussi policée que la française aille éclairer des nations barbares, et leur communiquer des parcelles du magasin immense de ses connaissances. Les Turcs doivent admirer leur législateur en artillerie, et je doute qu'ils veuillent user de violence envers lui. Sur ce, etc.
22. DU BARON DE GRIMM.
Le 7 octobre 1785.
Sire,
L'emploi que M. le marquis de Condorcet m'a accordé, savoir, celui de son facteur auprès de V. M., m'est d'autant plus glorieux, qu'il<400> me donne une sorte de droit d'ajouter mon propre hommage aux lettres qu'il me confie. Je crains cependant que sa poste de campagne ne soit très-mal réglée. Il est presque continuellement absent de Paris dans cette saison, et il me mande de je ne sais quel endroit qu'il n'a reçu que le 15 septembre la lettre dont V. M. l'a honoré au mois de juin, et que j'avais envoyée à sa poste au moment où je l'avais reçue; il ajoute que cette lettre lui a été mal renvoyée pendant son absence. Je crains que la sienne, par laquelle il m'a confié celle que je joins ici, ne m'ait été aussi mal envoyée, car elle est datée du 19 septembre, et je ne fais que de la recevoir. Cela prouverait que les plus grands géomètres ne savent pas toujours mettre dans la pratique l'extrême précision dont ils se piquent en théorie. Du moins ce retard aura cela de bon que la lettre de l'académicien et celle de son facteur arriveront aux pieds de V. M. dans un moment de repos, après tous les grands travaux militaires de cette année, qui maintiennent la réputation des armes prussiennes, et en augmentent l'éclat d'année en année; car ce qu'on vient de dire de la revue de Silésie, je l'ai ouï dire tous les ans, qu'on n'a jamais rien vu de plus brillant et de plus imposant, et on le répétera tous les ans de même. Seulement, Sire, du train dont cela va, V. M. n'aura pas seulement les corps de ses armées à passer en revue, mais aussi des corps entiers d'officiers étrangers qui accourent de toutes les parties de l'Europe pour admirer le Nestor d'entre les monarques, qui, sous le poids des lauriers et des années, conserve et déploie la vigueur d'Achille.
Je suis avec le plus profond respect, etc.
<401>23. AU BARON DE GRIMM.
Potsdam, 24 octobre 1785.
Je vous suis fort obligé de la lettre de M. de Condorcet que vous m'avez fait parvenir. Voici la réponse; vous voudrez bien la lui faire tenir également. Je n'ai guère pu jouir de l'apparition de quelques Français dans ce pays-ci, entre autres, de M. de La Fayette.401-a J'ai passé quatre semaines dans la compagnie de la goutte plus désagréablement que dans celle de ces messieurs. Je félicite M. de la Grimmalière de l'augmentation que l'impératrice de Russie fait dans ses troupes, parce que la suite naturelle de ce changement sera sans doute de vous avancer d'un grade, et que peut-être, dans la guerre qui se prépare contre la Porte, ce sera vous qui prendrez Constantinople à la tête d'une armée victorieuse. Je serai le spectateur de ces hauts faits d'armes; et si la faiblesse de l'âge me donne de trop fortes entraves, je compte célébrer ces merveilles de nos jours, et placer votre nom entre celui d'Alexandre, de César, et celui de l'autocratrice de toutes les Russies entre ceux de Jupiter et de Neptune.
Sur ce, je prie Dieu, etc.
<402>24 DU BARON DE GRIMM.
Le 24 janvier 1786.
Sire,
Je célébrais en silence, mais avec grande solennité, dans mon réduit philosophique, l'anniversaire de la naissance de V. M., lorsqu'une lettre envoyée par M. le marquis de Condorcet m'oblige de quitter mon autel et l'encens qui y brûlait, pour déposer aux pieds de V. M., avec sa lettre, mes vœux, et la rendre témoin de la solennité qu'un jour si grand et si auguste occasionne dans le réduit philosophique. M. de Condorcet, à qui ses calculs font quelquefois oublier l'almanach, se joint à moi avec ses vœux et son encens; ainsi, si V. M. esquive un de nos autels, elle ne pourra pas échapper à l'autre.
Il m'a envoyé sa lettre sous cachet volant, en me priant de la lire, et de joindre mes instances aux siennes pour que V. M. daigne assurer par un seul mot l'existence des lettres dont elle a honoré pendant une longue suite d'années feu d'Alembert. Le dépositaire après la mort de ce dernier, M. Watelet, vient de mourir,402-a et M. de Condorcet paraît craindre qu'une correspondance si mémorable ne soit pour jamais anéantie. Un seul mot, Sire, que vous daignerez mander à lui ou à moi, un simple ordre de V. M. que cette correspondance soit remise à M. de Condorcet ou à moi, la préservera de son anéantissement, et la conservera à la postérité.
J'ai servi V. M. contre le cri de ma conscience lorsque, à la mort de d'Alembert, elle m'ordonna de veiller sur ce dépôt et d'empêcher sa publication. Si j'avais pu prévoir que M. Watelet suivrait de si près son ami, j'aurais supplié V. M. d'ordonner que ce dépôt fût remis entre mes mains; mais il en est temps encore, et soit que V. M. choisisse le marquis de Condorcet, ou moi, ou tous les deux en<403>semble, pour réclamer ce dépôt précieux, le zèle sera le même, et nous aurons rendu ce service à la postérité.
Je suis avec le plus profond respect, etc.
25. DU MÊME.
Le 31 mars 1786.
Sire,
Il est certes bien glorieux pour moi que M. le marquis de Condorcet m'ait constitué son facteur auprès de V. M., sans quoi je n'oserais rendre mes lettres si fréquentes; mais en expédiant celles des autres, il me semble qu'il doit m'être permis d'y joindre mon hommage. M. de Condorcet, recommandant à mes soins les deux lettres qu'il vient de me confier, me donne le droit, Sire, de remercier très-humblement V. M. de celle dont elle m'a honoré le 6 février dernier. Si un monarque rassasié de gloire, qui règne sur les bords de la Baltique, ne permet pas qu'on lui parle d'encens, j'ai plus de tort qu'un autre d'être tombé dans cette faute, parce que je ne connais à un homme né sur les bords du Danube aucun droit d'employer une production si précieuse, et je ne sais si, dans l'opinion des Lutéciens vulgairement appelés badauds de Paris, un Obotrite et Vandale n'a pas une très-grande supériorité sur un Danubien ou simple habitant riverain de ce fleuve.
Je désire bien vivement que le comte de Romanzoff, en méritant l'approbation de sa cour, puisse obtenir l'estime de celle auprès de laquelle il va résider. V. M. me fait trop d'honneur en le qualifiant mon élève. Notre association pour le voyage que nous avons fait en<404>semble avait pour base une égalité entièrement républicaine. Je dois même dire, à ma confusion, que nous étions rarement du même avis sur rien; et si je me suis tiré d'affaire, c'est parce que son frère, notre troisième compagnon, se rangeait souvent de mon côté, et le rangeait par conséquent dans la glorieuse minorité; c'est en Angleterre la place des hommes de génie. Un petit prophète404-a n'est pas propre à former des hommes d'État et de grands hommes. Ce prophète, d'ailleurs, dépaysé depuis sa première jeunesse, ne peut se vanter d'aucun crédit ni sur les bords du Danube, ni sur ceux de la Havel et de la Sprée, par la raison que nul n'est prophète dans son pays; et s'il a conservé quelque faveur sur les bords de la Néwa, c'est qu'il n'est pas du pays, quoiqu'il y soit naturalisé depuis longtemps par les bienfaits.
Je suis avec le plus profond respect, etc.
26. AU BARON DE GRIMM.
(Potsdam, 18 avril 1786.)404-b
J'ai eu des attaques d'asthme qui quelquefois m'ont rendu assez malade, et je me trouve dans cette situation aujourd'hui. Je me contente donc de vous accuser la réception de votre lettre et de celles qui l'accompagnaient, sans entrer dans de plus grands détails. Vous<405> voudrez bien avoir la bonté de faire parvenir les incluses à leurs adresses. Sur ce, etc.
27. DU BARON DE GRIMM.
Le 12 mai 1786.
Sire,
Les nouvelles publiques m'ont heureusement et suffisamment rassuré et ôté toute inquiétude que la lettre dont V. M. m'a honoré le 18 du mois dernier pouvait faire naître. Je mets ma confiance dans les travaux militaires et dans le retour de la belle saison, qui se combineront pour chasser bien loin de V. M. les accès de l'asthme et les incommodités.
Le marquis de Condorcet, en me recommandant cette lettre, me fournit une occasion d'exercer mes fonctions de son facteur ordinaire, et de porter aux pieds de V. M. les vœux que j'ose former pour qu'il ne reste point de traces de ces incommodités, en même temps que l'hommage du plus profond respect avec lequel je serai toute ma vie, etc.
367-a Voyez la lettre de Frédéric à d'Alembert, du 28 juillet 1770, t. XXIV, p. 545 et 540.
367-b Frédéric-Guillaume III. roi de Prusse. Voyez t. VI. p. 25; t. XX, p. 197; et t. XXIV. p. 221, 222 et 519.
369-a Voyez t. XIV, p. 206, et t. XXIII, p. 216.
369-b Allusion au Petit prophète de Böhmischbroda, opuscule satirique de Grimm. Voyez t. XVIII, p. 100 et 259, et t. XXIV, p. 575.
371-a Grimm était alors à Saint-Pétersbourg. Voyez les lettres de Frédéric à d'Alembert, du 16 décembre 1773 et du 11 mars 1774, t. XXIV, p. 682 et 689.
374-a Voyez ci-dessus, p. 191 et 192.
375-a L'abbé J.-J. de Felbiger. Voyez J.-D.-E. Preuss, Friedrich der Grosse, eine Lebensgeschichte, t. III, p. 126 et 127.
376-a Le colonel Quintus Icilius était mort à Potsdam le 13 mai 1775, âgé de cinquante et un ans. Voyez t. V, p. 13; t. XIX, p. 430; et t. XXIV, p. 19 et 20.
376-b Voyez t. XIV, p. 380.
376-c Voyez t. X, p. 259-318.
376-d Voyez t. XIV, p. 211-271.
377-a Voyez t. XXIV, p. 666.
379-a Voyez t. XVIII, p. 100, et t. XXIV, p. 575.
379-b Voyez t. XXIV, p. 665.
380-a Théodore Tronchin, né à Genève en 1709, mourut à Paris le 30 novembre 1781. Voyez t. XXIII, p. 25, 32, 46, 52, 59, 66, 103 et 118.
381-a Voyez ci-dessus, p. 229.
381-b Voyez t. XXIII, p. 450, 455 et 456, et ci-dessus, p. 170.
383-a Dice il proverbio, che a trovar si vanno
Gli uomini spesso, e i montifermi stanno,
Roland furieux
, chant XXIII, stance 1.384-a Il s'agit du prince Guillaume, fils du Prince de Prusse, né à Potsdam le 3 juillet 1783, et baptisé le 10 du même mois, mort le 28 septembre 1801.
385-a Marie-Françoise Todi, née en Portugal en 1748, chanta à Berlin dans les deux opéras d'Alessandro e Poro de Graun, et de Lucio Papirio de Hasse, aux mois de décembre 1783 et de janvier 1784; mais, n'ayant pas plu au public, elle partit peu de temps après. Elle mourut en Italie en 1812.
386-a Voyez t. V, p. 176; t. VI, p. 22 et 23; t. XXIV, p. 496; et ci-dessus, p. 156 et 157.
387-a Voyez t. XXIV, p. XIII et 441.
389-a Voyez t. XVIII, p. 11 et 148; t. XIX, p. 11 et 482; et ci-dessus, p. 36, 37 et 39.
390-a Voyez t. VII, p. 135; t. IX, p. 206; t. XXI, p. 219; t. XXIII, p. 254, 282, 283 et 302; et ci-dessus, p. 87. Le 25 octobre 1853, on a inauguré à Thorn le monument qui a été élevé en l'honneur de Nicolas Copernic, et dont nous avons fait mention t. XXIII, p. 283.
391-a Arsace et Isménie, histoire orientale. Paris, 1788.
391-b Allusion au premier essai d'Étienne et de Joseph Montgolfier, qui eut lieu le 5 juin 1783.
392-a Au mois de mai.
393-a Le roi de Suède.
396-a Voyez, ci-dessous, p. 4-12, la lettre du marquis de Condorcet à Frédéric, du 2 mai 1785.
398-a Ouvrage de Nicolas-Marie Gatteaux, médailleur de Louis XVI, né en 1761. L'artiste a représenté d'Alembert les cheveux courts.
401-a Le marquis de La Fayette rendit ses devoirs au Roi, à Sans-Souci, le 1er août 1785, et après avoir assisté aux grandes manœuvres qui eurent lieu à Gross-Tinz en Silésie, du 22 au 25 août, il retourna à Berlin et à Potsdam, pour y assister de même, du 21 au 23 septembre, aux manœuvres, dirigées cette fois par le Prince de Prusse, Frédéric étant tombé malade. Le marquis de La Fayette retourna dans son pays au commencement d'octobre.
402-a Le 12 janvier.
404-a Voyez ci-dessus, p. 369.
404-b Nous tirons la date de cette lettre, rappelée dans la réponse du baron de Grimm, de la traduction allemande des Œuvres posthumes, t. XII, p. 159. Cette date est omise dans les Œuvres posthumes mêmes, t. XII, p. 82.