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5. DU COMTE DE MANTEUFFEL.

Berlin, 12 décembre 1735.

M'étant douté que Votre Altesse Royale serait curieuse de voir la brochure dont le Roi parla hier à table, je me rendis d'abord chez moi pour en chercher un exemplaire et pour vous l'envoyer, monseigneur; mais celui que j'en avais chargé m'ayant rapporté que V. A. R. était allée à Ruppin, je prends la liberté d'en joindre un à ces lignes. J'y ajouterai, avec sa permission, le tome trentième de la Bibliothèque germanique. V. A. R. y trouvera non seulement l'extrait de la première partie de l'Histoire de Manichée,445-a mais aussi quelques autres pièces qui pourront l'amuser un moment, et faire diversion aux inspirations d'Apollon, desquelles je crains qu'elle ne se dégoûte, à force de s'y adonner avec trop d'application. J'ai expérimenté autrefois que, en s'y abandonnant avec trop de ferveur, on peut d'abord y prendre tant de goût, qu'on ne s'en sent plus aucun pour d'autres occupations plus sérieuses, et que la réflexion qu'on fait tôt ou tard sur cet inconvénient nous dégoûte enfin de la poésie même. Le remède que j'y ai apporté, c'est que j'ai fait des efforts (car il en faut véritablement) pour interrompre le cours de ma verve, lorsque j'ai senti qu'elle m'emportait trop loin. Dès que j'ai trouvé de la difficulté à bien arranger quelque vers ou à attraper quelque rime, j'ai brusquement quitté mon ouvrage pour me distraire par d'autres occupations, et je ne l'ai repris qu'au bout de quelque temps. J'ai souvent éprouvé alors que Boileau a eu raison de dire dans le premier chant de son excellent Art poétique :

Hâtez-vous lentement, et, sans perdre courage,
Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage;

et j'ai compris que, en nous donnant cette utile leçon, il a plutôt<446> voulu nous recommander de travailler, pour ainsi dire, par intervalles, que de se peiner sans interruption, d'autant plus qu'il arrive très-souvent que, en revoyant un ouvrage commencé quelques jours auparavant, on trouve au premier abord ce qu'on avait inutilement passé des nuits entières à chercher, et qu'on découvre quelquefois des défauts dans ce qu'on avait fait, que l'on n'aurait jamais remarqués, si l'on avait travaillé tout de suite.

C'est peut-être me donner du ridicule que de citer ainsi mon exemple à V. A. R., qui en sait plus que moi sur ce sujet, comme sur tant d'autres. Mais le moyen de ne m'en pas donner, après que ma vanité a été si agréablement flattée par tout ce qu'elle a eu la bonté de me dire pour me persuader de son approbation et de ses bonnes grâces?

Pour revenir à l'Histoire de Manichée, je pourrais en même temps vous envoyer, monseigneur, l'extrait qu'on a fait de la seconde partie de ce savant livre; mais je crains d'effrayer V. A. R. par le trop de grosseur de ce paquet, et je suis d'ailleurs bien aise de multiplier les occasions auxquelles je puis, comme elle me l'a permis, lui réitérer les humbles assurances de la dévotion sans bornes avec laquelle je fais gloire d'être, etc.


445-a Par J. de Beausobre. Voyez t. XVI, p. 129.