8. AU PRINCE DE PRUSSE.
Potsdam, 15 juillet 1746.
Mon très-cher frère,
Vous savez que je vous aime, et que ce m'est toujours un sensible plaisir de vous voir. J'ai été charmé d'avoir cet agrément à Oranienbourg et à Remusberg; cela me tiendrait lieu de tout autre amusement, si, mon cher frère, votre goût et votre magnificence ne vous en avaient procuré de toutes les espèces. Je souhaite fort que la chaleur d'hier et d'aujourd'hui n'incommode pas la Reine. Hier, après son départ, nous avons fait un souper champêtre sur le pont de Remusberg, en donnant des regrets à la bonne compagnie qui venait de quitter cette douce retraite. J'ai fait mes stations aujourd'hui à Ruppin et à Nauen, et dans des lieux qui m'ont fait ressouvenir des heureuses erreurs et des égarements de mon jeune âge. En repassant sur ce théâtre de mes bruyants plaisirs, je voyais tous les vieux bourgeois qui s'entre-disaient à l'oreille : « Certes, notre bon roi est bien le plus grand maître fou de ses États; nous le connaissons, et savons ce qu'en vaut l'aune, et nos fenêtres encore davantage. Enfin, grâce à Dieu, peut-on avoir des fenêtres entières depuis que cet insensé, dénichant de ces lieux, est allé briser celles de la reine de Hongrie. » Jugez, je vous prie, combien mon amour-propre a été humilié par ce beau panégyrique. J'ai cependant pris le parti d'imiter l'exemple prudent des barbets; je me suis secoué, et je partis. Un prophète, me suis-je dit à moi-même, n'a jamais moins de réputation qu'en son endroit natal.a Voilà justement pourquoi les catholiques se gardent bien de canoniser des saints avant que les compagnons de leurs débauches, leurs maîtresses, leurs pages et leurs fraters soient morts et bien enterrés.
a Evangile selon saint Matthieu, chap. XIII, v. 57.