368. AU MÊME.
Le 13 décembre 1781.
Mon très-cher frère,
Je vois, mon cher frère, que, à quelque prix que ce soit, vous voulez relever notre espèce. Vous dites que le cardinal de Richelieu a fait trembler Louis XIII; non seulement il l'a fait trembler, mais il a fait mourir la mère de son roi dans l'exil et la pauvreté, il a fait trancher la tête à Montmorency et à bien d'autres; mais de mauvaises actions pareilles ne peuvent honorer que la vie des tigres et des loups. Richelieu était altier et vindicatif, je le veux, et je lui refuse le titre de grand dans toutes ses méchancetés; je ne lui accorde que le titre de ministre éclairé lorsqu'il s'unit aux Suédois pour rabaisser dans l'Allemagne le despotisme autrichien. Cependant tout cela ne sont que des petitesses; qu'importe à l'univers que l'Allemagne soit partagée entre cinquante princes, ou qu'elle ploie sous le sceptre d'un tyran? Ces choses sont importantes pour nous, relativement à nos petits intérêts; elles sont indifférentes pour la masse de l'univers; les planètes tourneront de même autour du soleil, et nous avec, soit que nous soyons libres, ou esclaves. Nous voyons de plus dans l'histoire qu'une vicissitude perpétuelle change les destins des empires : les uns s'élèvent, et les autres s'abaissent; ce jeu non interrompu nous représente la même scène avec différents acteurs. Je suis persuadé que les fourmis de votre jardin de Rheinsberg se font souvent la guerre, mon cher frère, pour un grain de millet, et que vous n'avez aucune notion de leurs fameuses querelles. Nous sommes ces fourmis, et nous nous imaginons que tout l'univers doit avoir les yeux sur nous; que dis-je, tout l'univers? la cour céleste encore, avec tout le chœur des anges et les saints, ne s'occupent qu'à lire les gazettes de nos sottises. Voilà comme la vanité humaine se nourrit de visions, et s'élève pour admirer en elle le chef-d'œuvre de la nature.