214. AU MÊME.
Le 30 octobre 1770.
Mon cher frère,
Je n'ai pas douté que tous les objets que vous verriez à Pétersbourg exciteraient vos applaudissements; mais qu'est-ce que des maisons et une cour pompeuse, en comparaison de la princesse qui gouverne ce pays avec tant de gloire, et qui répand la splendeur de son règne dans toute l'Europe? Ce sont de ces objets qu'on ne trouverait pas en parcourant tout le monde connu. C'est le seul avantage que je vous envie là-bas, de pouvoir connaître ce puissant génie qui surpasse presque celui du fondateur de cet empire. Il n'y a plus moyen de féliciter l'Impératrice sur les succès de ses armes; il faudrait l'importuner trop souvent, de sorte que, en participant au succès de ses troupes en Bessarabie, sur le Pruth, à Bender, je l'admire et me tais.377-a Je ne puis guère vous mander des nouveautés d'ici, sinon qu'il paraît que la guerre entre l'Angleterre et l'Espagne est inévitable. Heureusement qu'ils se la feront sur mer, et que nous en serons les tranquilles spectateurs. Je vous envoie ci-joint encore quelques réflexions que ma solitude et ma vie recueillie me permettent de faire; ce sont des rêveries dans le goût de celles de l'abbé de Saint-Pierre, dont on disait qu'il rêvait en honnête citoyen de l'univers.377-b Je vous<378> embrasse mille fois, mon cher frère, en faisant mille vœux pour votre santé, et vous assurant de la tendresse infinie avec laquelle je suis, etc.
La grande affaire pour la politique consiste à ce que les Russes fassent une paix honnête avec les Turcs. Je crois que ces derniers digéreront la perte d'Asow, peut-être encore de quelques hordes indépendantes de Tartares, pourvu que les Russes ne s'y mêlent pas, ou ne s'avisent de vouloir avoir un hospodar de la Valachie de leur dépendance; c'est ce qui serait difficile à digérer aux Autrichiens, et que j'ai bien compris qu'ils ne souffriraient nullement. Pour ce qui regarde les affaires de Pologne, vous pouvez compter que tout le royaume est dans des dispositions aliénées des Russes, de sorte que si l'impératrice de Russie croit y avoir des partisans, elle se trompe très-fort. Il s'agit également de pacifier ces troubles. Si, à la paix, on impose des lois que les Polonais croiront ne pas devoir observer, ce sera à recommencer avec eux de trois mois en trois mois, et je dois ajouter à cette considération une autre qui est bien plus importante, qui est que la cour de Vienne regarde ces affaires de Pologne avec le plus grand mécontentement; et je ne voudrais pas répondre que si les Russes, la paix faite, ne retirent pas leurs troupes de ce royaume, à la fin la patience n'échappera aux Autrichiens. Pour moi, qui voudrais, autant qu'il dépend de moi, perpétuer la paix du Nord aussi longtemps que cela se pourra, je voudrais qu'on écartât tout ce qui pourrait servir d'aliment à une nouvelle guerre, et que par conséquent la Russie fît un plan de pacification tolérable pour la Pologne, qu'elle me le communiquât, ainsi qu'à la cour de Vienne, et ce plan se trouvant être raisonnable, c'est-à-dire, en maintenant le Roi sur le trône et relâchant un peu du reste, je me ferais presque fort de porter la cour de Vienne, conjointement avec moi, à gourmander de façon les confédérés pour les forcer à le souscrire. Cela peut donner<379> lieu à une paix stable jusqu'à un nouveau règne. Mais si l'Impératrice ne veut pas suivre mes avis, je crains que tôt ou tard ce feu qui couve sous la cendre n'allume un incendie qui ne devienne un embrasement général de l'Europe. D'ailleurs, je renonce au titre de médiateur, et, pourvu qu'on fasse la paix cet hiver, j'abandonne de bon cœur tout intérêt de vaine gloire, qu'il faut toujours, comme de raison, sacrifier au bien public.379-a
377-a Voyez t. XVIII, p. 269; t. XXIII, p. 303 et 418; t. XXV, p. 210.
377-b Voyez t. XXIV, p. 148, 249 et 544.
379-a Ce dernier alinéa est en chiffre dans l'original.