13. AU MÊME.

Waldow, 5 septembre 1759.



Mon cher frère,

Je ne suis qu'un homme. Vous vous intéressez à ma conservation par amitié; mais, mon cher frère, l'État a subsisté avant moi, et se soutiendra après ma mort, s'il plaît à Dieu. Vous devez bien juger que, né sensible comme je le suis, j'ai souffert le martyre pendant trois semaines. Notre situation est moins désespérée qu'elle ne l'était il y a huit jours; mais je me vois entouré d'écueils et d'abîmes. Ma tâche est très-difficile, et, à moins de quelque miracle, ou de la divine ânerie de mes ennemis, il sera impossible de bien finir la cam<621>pagne. Mes compliments à tous nos blessés. Dites, s'il vous plaît, à Seydlitz que je souffre plus que lui : mon esprit est plus malade que sa main. Ma situation est sans cesse violente. Il n'y a plus d'honneur dans les troupes; le j...-f..... les a possédés presque tous; on ne sait à quel saint se vouer. Malgré tout cela, je fais bonne contenance avec mes coïons; mais je n'ose rien entreprendre d'audacieux avec eux. Je comprends très-bien que celle catastrophe n'a pas amélioré votre santé; mais il faut prendre sur soi dans ces occasions. Le mal qui nous accable n'est pas arrivé par votre faute; il ne faut donc pas vous en chagriner. Tout homme, pourvu qu'il vive, essuie des malheurs, et voit quelquefois, au travers de ces nuages, des rayons de bonne fortune; il faut supporter l'une et l'autre. Le bon temps, comme le mauvais, passe, et à la fin, notre terme nous conduit au tombeau. La vie est trop courte pour de longues afflictions. Voilà de la belle morale. Est-ce que je la pratique? Hélas! non; les premiers moments de la douleur sont trop violents; l'homme est plus sensible que raisonnable.621-a Soyez plus raisonnable que sensible, et rendez justice à l'amitié et à la tendresse avec laquelle je suis tout à vous.


621-a Voyez t. XIV, p. 73; t. XVII, p. 173; t. XVIII, p. 181 et 208; t. XIX, p. 49; t. XXIV, p. 151, 167 et 531; t. XXV, p. 50 et 264.