42. A LA MÊME.
Berlin, 13 août 1736.
Ma très-chère sœur,
Vous me donnez des marques si obligeantes de votre souvenir, que je ne saurais assez vous en témoigner ma reconnaissance. Est-il bien<48> possible, ma chère sœur, que vous vous soyez aperçue de mon absence? Et comment peut-on remarquer de soixante lieues un redoublement d'éloignement, à moins que, par l'effet de la plus heureuse sympathie qui fut jamais, votre cœur ne vous parle en nia faveur? Je lui ai bien des obligations, et certes, s'il dépendait de moi, j'irais bien vite à Baireuth pour le remercier de ses bontés.
Vous voilà donc à l'Ermitage, où il me semble que je vous vois occupée à lire et à vous amuser. L'Exposé des prétendues erreurs de Wolff, et sa Justification, que la Reine vous a envoyés,1_48-a font peu d'honneur, comme vous le remarquez très-judicieusement, à nos cagots; il n'y a rien de plus pauvre ni de plus pitoyable que les raisonnements du docteur Lange;1_48-a et, si l'on peut s'exprimer ainsi, son ignorance se manifeste à chaque page de son factum. Il est bien triste de voir quel voile obscur couvre les sciences et les beaux-arts dans ces cantons; c'est le siècle de l'ignorance, et c'est pour ses sectateurs que l'on prépare les lauriers. L'on voudrait interdire l'usage de la raison, et de là rouvrir les portes à la superstition. Il n'y a que la philosophie qui soit l'antidote des préjugés et de la crédulité populaire; ainsi il faut la renverser, et c'est là le principe qui conduit nos dévots, et qui les fait agir avec tant de chaleur contre la philosophie et contre ceux qui la professent.
Je vous rends mille grâces de ce que vous m'avez voulu envoyer la fameuse famille de musiciens qui a été chez vous, et il n'y a rien qui presse à ce sujet. Je vous prie, ma chère sœur, de faire mes hommages à votre Ermitage, et de conserver une cellule voisine de la vôtre vide, afin que mon esprit, qui vous accompagne partout, puisse y loger. Je pars demain pour ma terre, et pour ne revoir ces contrées<49> que vers la fin de décembre. Adieu, ma très-chère sœur; j'espère de chez moi pouvoir vous assurer avec plus de prolixité de la tendre amitié avec laquelle je suis, ma très-chère sœur, etc.
1_48-a Frédéric parle des deux pièces suivantes : 1o Kurzer Abriss derjenigen Lehrsätze, welche in der Wolffischen Philosophie der natürlichen und geoffenbarten Religion nachtheilig sind, publié par ordre du Roi, par Joachim Lange; 2o Des Regierungsraths Wolffens vermuthliche Antwort auf Dr. Langens kurzen Abriss, aufgesetzt von Johann Gustav Reinbeck. Quant à Lange, voyez t. XVI, p. 343, et t. XXV, p. 507.