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2. DU MÊME.3_332-a

Paris, 3 mai 1765.



Sire,

Avant que de répondre aux différents articles de la lettre dont Votre Majesté m'a honoré, il en est un qui m'intéresse sans comparaison plus que tous les autres : c'est celui de sa santé et de son état. Le peu qu'elle veut bien m'en dire me donne une inquiétude qui a été augmentée par les nouvelles publiques. Que deviendraient, Sire, la philosophie et les lettres, si elles perdaient un protecteur et un modèle tel que vous? Pour ce qui me regarde en particulier, j'oserais dire à V. M. ce que disait Horace à Mécène dans l'ode XVII du IIe livre, avec cette différence que Mécène se plaignait de ses maux, et que V. M. souffre patiemment les siens; que Mécène désirait mille fois plus de vivre que ne le désire V. M.; et que sa vie m'est plus précieuse mille fois que celle de Mécène ne l'était à Horace.

Les règlements de V. M. pour son Académie sont également dignes et d'une si belle institution, et de son auguste fondateur. C'est un excellent plan d'éducation, dressé par un prince philosophe. Après avoir lu et relu ces règlements avec toute l'attention possible, je n'y ai rien trouvé, Sire, ni à réformer, ni à ajouter. Je prie seulement V. M. de recommander au professeur de rhétorique de bien faire sentir à ses élèves, ce qu'on ne dit pas assez aux jeunes gens, combien la déclamation, l'enflure, l'exagération, sont opposées à la véritable éloquence. J'espère aussi que le professeur de philosophie leur inspirera pour la métaphysique obscure et contentieuse le mépris qu'elle mérite. Horatius Coclès est vraisemblablement une faute de copie; c'est Curtius, chevalier romain, qui se jeta dans l'abîme, ou plutôt<333> qu'on prétend s'y être jeté.3_333-a V. M. a fait la part du prêtre bien petite : deux heures par semaine, et un seul sermon pour le dimanche; je pense comme elle que cela est suffisant; je désirerais, de plus, que le sermon roulât uniquement sur la morale, et que la religion leur fût enseignée séparément, sans mêler mal à propos, comme on fait, l'une avec l'autre, parce qu'il arrive trop souvent de ce mélange mal entendu que, en devenant incrédules, ils deviennent malhonnêtes gens; c'est un des grands inconvénients de l'éducation ordinaire.

M. Helvétius m'a appris lui-même son arrivée et l'accueil que V. M. lui a fait. Il ne connaissait que le héros et le grand roi, il connaît à présent le philosophe digne d'être aimé; il a trouvé V. M. au-dessus de sa renommée, et c'est assurément beaucoup dire.

Je ne sais pourquoi V. M. paraît presque honteuse de la poésie dont elle fait son délassement. Elle soupçonne, je le sais, ma philosophie de ne pas aimer les vers. Mais ma philosophie mériterait bien peu ce nom, si elle pensait de la sorte; elle ne connaît point d'écrivains préférables aux excellents poëtes; elle ne méprise que les vers dont l'auteur ne sait ni penser, ni peindre, ni sentir; et c'est assurément, Sire, ce qu'on ne saurait reprocher aux vôtres. Tout est hochet d'ailleurs en ce monde, à commencer par la philosophie; il n'y a de dangereux que les hochets des théologiens, parce qu'ils en font des massues pour assommer les sages; pour ces hochets-là, il faut les arracher, si on peut, à ceux qui s'en servent, les mettre en pièces, et les leur jeter à la tête. C'est ce qu'on a tâché de faire, quoique tout en douceur, dans l'Histoire de la destruction des jésuites, que sans doute V. M. aura reçue; aussi les fanatiques des deux partis, les jansénistes surtout, jettent les hauts cris contre l'auteur; ces animaux-là, qui se font assommer dans leurs greniers pour la gloire de Dieu, trouvent mauvais qu'on leur donne sur les oreilles des coups de plume pour l'honneur de la raison.

<334>Le détail où V. M. veut bien entrer sur ma santé me pénètre de la plus vive reconnaissance. Mon estomac est enfin rélabli, grâce au régime que je suis après l'avoir cherché longtemps et avoir chassé les médecins; mais il y a succédé une faiblesse de tête qui vient de la diminution de nourriture, et qui, m'interdisant souvent toute application, a retardé, à mon très-grand regret, la réponse que je devais à V. M.

On dit que l'Attila, l'Alaric, le Tamerlan du Gévaudan, contre lequel tant de bras ont été si longtemps armés en vain, vient enfin de succomber au nombre de ses ennemis.3_334-a Je commence presque à le plaindre, depuis que V. M. soupçonne que ce pourrait être le marquis. Si cet ennemi redoutable fût demeuré victorieux, s'il n'avait pas été un être malfaisant, s'il n'avait fait la guerre que malgré lui, et n'eût voulu que la paix, je sais bien, Sire, à qui on pourrait le comparer avec plus de justice.

Je prends la liberté de recommander M. Thiébault, le professeur de grammaire, aux bontés de V. M.; j'espère qu'il continuera à s'en rendre digne.

Je suis avec le plus profond respect et les plus vifs sentiments d'admiration, d'attachement et de reconnaissance, Sire, etc.


3_332-a Réponse à la lettre de Frédéric, du 24 mars 1765, t. XXIV, p. 435-438.

3_333-a Voyez t. IX, p. 92.

3_334-a Voyez t. XIX, p. 444 et 445; t. XXIV, p. 437.