CHAPITRE IX.
Des négociations de l'année 1744, et de tout ce qui précéda la guerre que la Prusse entreprit contre la maison d'Autriche.
Les affaires de l'Empire s'embrouillaient de plus en plus. Les succès des armées autrichiennes faisaient éclater leur ambition : il n'était plus douteux qu'ils ne voulussent détrôner l'Empereur; le roi d'Angleterre travaillait sourdement dans le même but. La faiblesse de Charles VII et l'énormité des prétentions de la reine de Hongrie, avertissaient surtout les princes amoureux de leur liberté, qu ils ne seraient pas longtemps spectateurs d'une guerre où leur intérêt et leur gloire les avertissaient de ne pas laisser prendre le dessus aux anciens ennemis de la liberté germanique. A ces considérations générales il s'enjoignait encore de plus fortes pour le roi de Prusse. Ni la reine de Hongrie, ni le roi d'Angleterre ne savaient assez bien dissimuler leur mauvaise volonté; elle se manifestait en toute rencontre. Marie-Thérèse se plaignant au roi George des cessions qu'il l'obligeait de faire, surtout de celle de la Silésie, George lui répondit : " Madame, ce qui est bon à prendre, est bon à rendre. " Cette anecdote est certaine, et l'auteur a vu la copie de cette lettre. Enfin l'on savait que l'Angleterre et l'Autriche se proposaient de forcer la France à l'aire<31> sa paix de manière que la garantie de la Silésie n'y fût pas insérée. Qu'on ajoute à ces choses la conduite du marquis de Botta à Pétersbourg, et il paraîtra clair que le roi de Prusse n'avait pas tort d'être sur ses gardes, et de se préparer même à la guerre, si la nécessité la rendait nécessaire. Comme le Roi s'était toujours méfié des ennemis avec lesquels il avait fait la paix, il avait eu une attention particulière à se préparer à tout événement. Une bonne économie avait en quelque manière réparé les brèches de la dernière guerre, et l'on avait amassé des sommes qui pouvaient suffire, en les employant avec prudence, à la dépense de deux campagnes. A la vérité les forteresses étaient plutôt ébauchées qu'en état de défense : les augmentations dans l'armée étaient achevées, les munitions de guerre et de bouche, amassées pour une campagne. En un mot, l'acquisition de la Silésie ayant donné de nouvelles forces à l'État, la Prusse était capable d'exécuter avec vigueur les desseins de celui qui la gouvernait. Il restait à prendre des mesures pour ne rien appréhender de ses voisins, surtout pour se conserver le dos libre, en se proposant d'agir d'un autre côté.
De tous les voisins de la Prusse l'empire de Russie mérite le plus d'attention, comme le plus dangereux : il est puissant, et il est voisin; ceux qui à l'avenir gouverneront la Prusse, seront également dans la nécessité de cultiver l'amitié de ces barbares. Le Roi appréhendait moins le nombre de leurs troupes que cet essaim de Cosaques et de Tartai es qui brûlent les contrées, tuent les habitants ou les emmènent en esclavage : ils font la ruine des États qu'ils inondent. D'ailleurs, à d'autres ennemis on peut rendre le mal pour le mal, ce qui devient impossible envers la Russie, à moins d'avoir une flotte considérable pour protéger et nourrir l'armée qui dirigerait ses opérations sur Pétersbourg même. Dans cette vue de se concilier l'amitié de la Russie, le Roi mit tout en œuvre pour y parvenir; il poussa même ses négociations jusqu'en Suède. L'impératrice Élisabeth se proposait<32> alors de marier le grand-duc son neveu, afin de s'assurer d'une lignée. Quoique son choix ne fût pas fixé, son penchant la portait à donner la préférence à la princesse Ulrique de Prusse, sœur du Roi. La cour de Saxe avait dessein de donner la princesse Marianne, seconde fille d'Auguste, au Grand-Duc, pour gagner du crédit, à la faveur de cette alliance, auprès de l'Impératrice. Le ministre de Russie, dont la vénalité aurait mis sa maîtresse à l'enchère, s'il avait trouvé quelqu'un d'assez riche pour la lui payer, vendit aux Saxons un contrat de mariage précoce. Le roi de Pologne le paya, et n'eut que des paroles pour son argent.
Rien n'était plus contraire au bien de l'État de la Prusse, que de souffrir qu'il se formât une alliance entre la Saxe et la Russie, et rien n'aurait paru plus dénaturé que de sacrifier une princesse du sang royal pour débusquer la Saxonne. On eut recours à un autre expédient. De toutes les princesses d'Allemagne en âge de se marier, aucune ne convenait mieux à la Russie et aux intérêts prussiens que la princesse de Zerbst. Son père était maréchal des armées du Roi, et sa mère, une princesse de Holstein, sœur du prince successeur de Suède, et tante du grand-duc de Russie. Nous n'entrons pas dans les détails minutieux de cette négociation; il suffit de savoir qu'il fallut employer plus de peine pour lui faire prendre de la consistance, que s'il se fût agi de la chose la plus importante. Le père de la princesse même y répugnait; luthérien comme on l'était du temps de la réforme, il ne voulut consentir que sa fille se fît schismatique, qu'après qu'un prêtre plus traitable lui eut démontré que la religion grecque était à peu près la même chose que la luthérienne. En Russie, M. de Mardefeld cacha si bien au chancelier Bestusheff les ressorts qu'il mettait en jeu, que la princesse de Zerbst arriva à Pétersbourg au grand étonnement de l'Europe, et que l'Impératrice la reçut à Moscou avec toutes les marques de satisfaction et d'amitié. Tout n'était pas aplani; il restait encore une difficulté à vaincre : c'était que les<33> jeunes promis étaient apparentés au degré de cousinage. Pour lever cet empêchement, on répandit de l'argent : c'était la bride des controverses dans tous les pays. Les popes et les évêques, après en avoir reçu, décidèrent que ce mariage était très-conforme aux lois de l'Église grecque.
Le baron de Mardefeld, non content de ce premier succès, entreprit de transférer la prison de la famille malheureuse, de Riga dans quelque autre lieu de la Russie, et il y réussit. La sûreté de l'Impératrice demandait qu'elle éloignât du voisinage de Pétersbourg ces personnes, qu'une révolution avait renversées du trône, et qu'une autre révolution pouvait y replacer. On les mena au delà d'Archangel, dans un lieu si barbare, que le nom même en est inconnu.33-a Dans le temps que nous écrivons ces Mémoires, le prince Antoine-Ulric de Brunswic s'y trouve encore. M. de Mardefeld et le marquis de La Chétardie, qui se crurent forts après l'arrivée de la princesse de Zerbst, voulurent couronner l'œuvre en faisant renvoyer le grand chancelier Bestusheff, ennemi de la France par caprice, et attaché à l'Angleterre par intérêt. C'était un homme sans génie, peu habile dans les affaires, fier par ignorance, faux par caractère, fourbe et double, même avec ceux qui l'avaient acheté. Les intrigues de ces ministres eurent assez d'influence pour séparer les deux frères. Le grand maréchal Bestusheff fut envoyé à Berlin33-b en qualité de ministre plénipotentiaire de la Russie; mais le Chancelier, trop bien ancré à la cour, se soutint contre tous les assauts qu'on lui donna. M. de Mardefeld fut assez habile pour ne point paraître mêlé dans ces intrigues; M. de La Chétardie, moins prévoyant, s'y montra à<34> découvert. Dès lors, sans que la cour eût d'égard pour son caractère, ni pour les services qu'il avait rendus, on l'obligea de quitter la Russie avec précipitation et d'une manière peu honorable.
Après que l'Impératrice se fut déterminée au choix de la princesse de Zerbst pour le mariage du Grand-Duc, on eut moins de peine à la faire consentir à celui de la princesse de Prusse Ulrique avec le nouveau prince royal de Suède. C'était sur ces deux alliances que la Prusse fondait sa sûreté : une princesse de Prusse près du trône de Suède ne pouvait être l'ennemie du roi son frère, et une grande-duchesse de Russie, élevée et nourrie dans les terres prussiennes,34-a devant au Roi sa fortune, ne pouvait le desservir sans ingratitude. Quoiqu'on ne pût alors rendre l'alliance de la Russie plus solide, et qu'on ne pût remplacer le chancelier Bestusheff par un ministre mieux intentionné, on eut recours à la clef d'or pour ouvrir un cœur à portes de fer : ce fut là la rhétorique dont M. de Mardefeld se servit jusqu'à l'année 1745 pour tempérer la mauvaise volonté d'un homme aussi mal intentionné. Tous ces faits que nous venons de détailler, montrent bien que le roi de Prusse n'avait pas entièrement réussi dans ses intrigues, et que ce qu'il put obtenir de la Russie ne répondait pas entièrement à ses espérances. C'était toujours beaucoup que d'avoir assoupi pour un temps la mauvaise volonté d'une puissance aussi dangereuse; et qui gagne du temps a tout gagné.
On fit encore un essai pour associer les princes de l'Empire. On pouvait compter sur le landgrave de liesse, sur le duc de Würtemberg, sur l'électeur de Cologne et l'Électeur palatin; on avait ébranlé l'évêque de Bamberg; mais il fallait acheter leur assistance : point d'argent, point de prince d'Allemagne. La France ne voulut point prêter l'oreille aux subsides qu'il lui en eût coûté, et la chose manqua une troisième fois.
<35>Il aurait été à souhaiter qu'on eût pu s'entendre avec la cour de Saxe; mais on y rencontra plus d'obstacles que partout ailleurs. Le roi de Pologne était indisposé de ce que la paix de Breslau ne l'avait pas mis en possession de la Moravie; il croyait conquérir des provinces à coups de plume. Il était jaloux que la maison de Brandebourg eût gagné la Silésie, et qu'il n'eût point profité par cette guerre : il croyait ses prétentions sur la succession de Charles VI les mieux fondées; il enviait la couronne impériale à l'électeur de Bavière, et il détestait les Français, qu'il accusait de l'avoir trompé. Des dispositions aussi favorables n'échappèrent pas à la cour de Vienne. Ce négociateur féminin, la vieille demoiselle Kling,35-a était toujours à Dresde; elle ménageait si bien les esprits du Roi, de la Reine, du comte Brühl et du confesseur, qu'elle les amena à la résolution de s'allier avec la reine de Hongrie. Le roi d'Angleterre acheva d'affermir le comte de Brühl dans cette résolution, en lui faisant présent d'une terre de la valeur de quatre-vingt mille écus, située dans le comté de Mansfeld. Dès lors la négociation ne rencontra plus d'obstacles : on conclut une alliance défensive entre l'Autriche, l'Angleterre et la Saxe, dont les articles secrets furent signés à Varsovie.35-b Les parties contractantes se gardèrent bien de les publier : cela n'empêcha pas que le roi de Prusse ne s'en procurât une copie; et comme ce traité fut une des causes principales de la guerre que le Roi déclara dans la suite à la reine de Hongrie, il sera nécessaire que nous en rapportions quelques articles qui justifieront devant la postérité la guerre qu'elles occasionnèrent.
<36>ART. II. " Pour cet effet, les alliés s'engagent derechef à une garantie tout expresse de tout royaume, États, pays et domaines qu'ils possèdent actuellement ou doivent posséder en vertu du traité d'alliance fait à Turin en 1703, des traités de paix d'Utrecht et de Bade, du traité de paix et d'alliance communément appelé la Quadruple-Alliance, du traité de pacification et d'alliance conclu à Vienne le 1036-a mars 1731, de l'acte de garantie donné en conséquence et passé en loi de l'Empire le 11 février36-b 1732, de l'acte d'accession signé pareillement en conséquence à la Haye le 20 février 1732, du traité de paix signé à Vienne le 18 novembre 1738, de l'accession qui y a été faite et signée à Versailles le 3 février 1739; tous lesquels traités sont pleinement rappelés et confirmés ici, autant qu'ils peuvent concerner les alliés, et qu'ils n'y ont pas dérogé spécialement par le présent traité. "
Quiconque lit cet article avec impartialité, doit y trouver le germe d'une alliance offensive préparée contre le roi de Prusse. La reine de Hongrie se fait garantir des États qu'elle possédait du temps de ces traités allégués, et qu'elle a perdus par la suite : si cette princesse et le roi d'Angleterre avaient agi de bonne foi, ne devaient-ils pas rappeler également dans cette alliance le traité de Breslau? Si nous dépouillons cet article du style énigmatique dont il est enveloppé, on y voit une garantie formelle des États que l'Impératrice-Reine doit posséder conformément à la pragmatique sanction, et par conséquent de la Silésie. Mais l'article XIII de ce traité de Worms auquel le roi de Pologne avait accédé, explique même les moyens dont la cour de Vienne se servira pour récupérer ses provinces perdues; le voici :
ART. XIII. " Et aussitôt que l'Italie sera délivrée d'ennemis, et hors de dangers apparents d'être envahie derechef, non seulement Sa<37> Majesté la reine de Hongrie pourra en retirer une partie de ses troupes, mais si elle le demande, le roi de Sardaigne lui fournira ses propres troupes pour les employer à la sûreté des États de Sa Majesté la Reine en Lombardie, afin qu'elle puisse se servir d'un plus grand nombre des siennes en Allemagne; tout comme à la réquisition du roi de Sardaigne, la reine de Hongrie fera passer ses troupes dans les États dudit roi, s'il le fallait, pour en défendre les passages qu'une armée ennemie entreprendrait de forcer, et pour délivrer d'ennemis tous les États du roi de Sardaigne, et les mettre hors de danger d'être envahis derechef. "
Voilà donc la reine de Hongrie qui veut retirer ses troupes d'Italie pour les employer en Allemagne : contre qui sera-ce? contre la Saxe? elle a fait une alliance avec le Roi, électeur de ce pays; contre la Bavière? elle a si bien humilié l'Empereur, qu'elle possède son patrimoine; ce ne peut donc être que contre le roi de Prusse qu'elle médite une nouvelle guerre. Le roi d'Angleterre, selon les engagements qu'il avait pris par le traité de Breslau, devait communiquer fidèlement à celui de Prusse tous les traités qu'il ferait; il se garda bien d'ouvrir la bouche de celui-ci. La raison en était claire; ce qui s'était forgé à Worms et ce qui fut ratifié à Turin et à Varsovie, renversait tout ce que le roi d'Angleterre même avait stipulé par le traité de Breslau. Ces nouvelles alliances furent communiquées aux états généraux, et ce fut de la Haye qu'on apprit ce qui en faisait la teneur. Selon les règles de la saine politique, les cours de Vienne et de Londres n'auraient pas dû démasquer si vite leurs desseins; ces cours avaient encore les armes à la main, et elles combattaient contre la France et l'Espagne, de la Lombardie au Rhin et même en Flandre : n'était-il pas à prévoir, à moins que le roi de Prusse ne fût devenu entièrement stupide, qu'il n'attendrait pas de sang-froid qu'on prit des mesures pour l'accabler, et qu'il tâcherait plutôt de faire les derniers efforts pour prévenir les desseins de ses ennemis? Il est évident<38> que la Prusse ne trouvait plus de sûreté dans la paix de Breslau; il fallait donc en chercher ailleurs. La situation était critique : il fallait, ou que le Roi s'abandonnât au hasard des événements, ou qu'il prît un parti violent, sujet aux plus grandes vicissitudes. Les ministres représentaient à ce prince : " Que quiconque se trouve bien, ne doit pas se mouvoir; que c'est une mauvaise assertion en politique de faire la guerre pour l'éviter, et qu'il fallait tout attendre du bénéfice du temps. " Le Roi leur répondait : " Que leur timidité les aveuglait; que c'était une grande imprudence de ne pas prévenir à temps un malheur, quand on a les moyens de s'en garantir; qu'il connaissait qu'en faisant la guerre il exposait sa noblesse, ses sujets, son État et sa personne à des hasards inévitables; mais que cette crise demandait une décision, et que, dans de pareils cas, le plus mauvais parti était celui de n'en prendre aucun. "
Pour voir d'un coup d'œil les raisons que le Roi crut avoir de déclarer la guerre à la reine de Hongrie, et les raisons que lui opposaient ses ministres, nous ferons usage d'un mémoire qu'il leur envoya écrit de sa main, dont voici la copie :
" Pour prendre un parti judicieux, il ne faut point se précipiter. J'ai mûrement réfléchi sur la situation où nous nous trouvons, et voici les remarques que je fais sur la conduite de mes ennemis, en la résumant pour mieux constater leurs desseins. 1o Pourquoi par la paix de Breslau la reine de Hongrie s'est-elle si obstinément opiniâtrée à se réserver les hautes montagnes de la Haute-Silésie, qui sont d'un si modique rapport? Certainement l'intérêt n'y a aucune part. J'y découvre un autre dessein : c'est de se conserver, par la possession de ces montagnes, des chemins avantageux pour s'en assurer l'entrée lorsqu'elle le jugera à propos. 2o Quelle raison a obligé les Autrichiens et les Anglais à s'opposer sous main à la garantie du traité de Breslau, que Mardefeld négociait à Pétersbourg, si ce n'est que cette garantie empêchait ces puissances de rompre le traité? Vous<39> répondez que la politique des Anglais est simple : qu'ils veulent m'isoler, afin que n'ayant d'autre garantie que la leur, je dépende uniquement d'eux. J'ose demander à Messieurs les Ministres si supposant aux Anglais l'une ou l'autre de ces intentions, elles nous sont favorables ou désavantageuses? 3o Pourquoi le lord Carteret ne se hâte-t-il pas de terminer les petits différends qui viennent de quelques frontières litigieuses entre le pays de Minden et celui de Hanovre, pour un péage des Hanovriens sur l'Elbe, enfin pour les bailliages qui nous sont hypothéqués dans le Mecklenbourg? C'est qu'il se soucie le moins du monde d'établir une bonne harmonie entre nos deux cours. Le comte de Podewils suppose que la maison de Hanovre a autant d'intérêt que celle de Brandebourg à terminer ces différends. Pourquoi donc ne le fait-elle pas? Mais le roi d'Angleterre voudrait envahir le Mecklenbourg, Paderborn, Osnabrück et l'évêché de Hildesheim, et il voit que ces vues d'agrandissement sont incompatibles avec une étroite liaison entre la Prusse et l'Angleterre. 4o Peut-on compter sur les promesses d'un prince qui manque à ses engagements? Le roi d'Angleterre promit, lorsqu'il assembla, l'année 1743, son armée sur le Rhin, de ne rien entreprendre, ni contre les États héréditaires de l'Empereur, ni contre sa dignité; et à présent, conjointement avec la reine de Hongrie, il prend des mesures pour le forcer à l'abdication. 5o Rappelez-vous les intrigues du marquis de Botta à la cour de Pétersbourg : ne tendaient-elles pas à remettre la famille exilée sur le trône? Pourquoi? Parce qu'il savait que l'impératrice Élisabeth était dans nos intérêts, et qu'il s'attendait que le prince Antoine devant le rétablissement de sa famille à la cour de Vienne, il lui serait à jamais dévoué, et partagerait sa haine pour tout ce qui est prussien. De plus, à quel dessein fit-il usage de mon nom dans cette abominable conjuration, si ce n'était pour me brouiller avec l'Impératrice, au cas que sa trame fût découverte? C'était, dites-vous, par la tendresse que la reine de Hongrie a pour<40> ses parents : hélas! trouvez-moi de grands princes qui respectent les liens du sang. 6o Vous croyez qu'on ne doit pas mépriser la garantie du traité de Breslau qu'a donnée le roi d'Angleterre : et je vous réponds que toutes les garanties sont comme des ouvrages de filigrane, plutôt propres à satisfaire les yeux que pour le service et l'utilité. 7o Mais je veux bien vous abandonner tout ce que je viens de vous marquer : vous sera-t-il possible de donner une bonne interprétation au traité de Worms et à celui de Varsovie? Le langage des ministres autrichiens est que ce traité n'a pour objet que l'Italie : lisez les deux articles que j'ai cités, et vous verrez clairement qu'ils regardent en général l'Allemagne, et qu'en particulier ces articles m'ont directement en vue. 8o Cette alliance avec la Saxe est encore moins innocente : elle livre aux Autrichiens un passage et des secours pour m'attaquer dans mes propres foyers. Vous soutenez que cette alliance ne s'est faite que pour procurer des présents réciproques aux ministres qui sont à la tête des affaires dans les deux cours : en vérité je ne m'y attendais pas; il faut avouer que vous avez l'esprit transcendant. 9o Voici une autre question : attendra-t-on que la reine de Hongrie soit délivrée de tous ses embarras, qu'elle ait la paix avec les Français, que ses troupes entameront bien? Attendra-t-on, dis-je, qu'elle puisse se servir de toutes ses forces, de celles des Saxons et de l'argent de l'Angleterre, pour nous attaquer avec tous ces avantages au moment que nous serons dépourvus d'alliés, et que nous n'aurons d'autres ressources que celles de nos propres forces? Vous soutenez que la reine de Hongrie ne terminera pas cette guerre par une seule campagne; que ses pays sont ruinés; ses revenus, arriérés de dix ans; et qu'elle ne sentira son épuisement qu'après la paix : je réponds que tout le monde ne convient pas que ses finances soient aussi épuisées que vous le supposez. De vastes États lui fournissent de grandes ressources : qu'on se souvienne qu'à la fin de la guerre de succession, guerre qui avait englouti des trésors, l'empereur Charles VI soutint<41> encore toute une campagne contre les Français sans subsides étrangers, lorsque la reine Anne fit la paix séparée de Travendahl.41-a Faut-il attendre qu'Annibal soit aux portes, pour se déclarer contre lui? Qu'on se souvienne qu'en l'année 1733 le comte Sinzendorff pariait que les Français ne passeraient pas le Rhin, lorsque Kehl était bombardé et pris par eux. La sécurité ajoute que lorsque le feu roi acquit la Poméranie ultérieure, tout le monde crut que la Suède ferait revivre tôt ou tard ses droits sur cette province, et cependant cela n'arriva pas. Cette comparaison est fausse, et ce raisonnement tombe de lui-même. Comment mettre en parallèle un royaume ruiné, épuisé et démembré comme la Suède, avec la puissante maison d'Autriche, qui, loin d'avoir fait des pertes, médite actuellement des conquêtes? Les partisans outrés de la reine de Hongrie soutiennent qu'il n'y a point d'exemple que la maison d'Autriche ait commencé une guerre pour récupérer des provinces perdues : il ne faut citer de tels faits qu'à des ignorants. Cette maison n'a-t-elle pas voulu reconquérir la Suisse? Combien de guerres n'a-t-elle pas entreprises pour rendre la Hongrie héréditaire? Et quelle était cette guerre entreprise par Ferdinand II pour chasser Frédéric V, électeur palatin, de la Bohême, dont il avait été élu roi par les vœux des peuples? Ne fut-ce pas une guerre sanglante que la maison d'Autriche fit à Bethlen-Gabor pour lui ravir la Transylvanie? Enfin, qu'est-ce qui excite à présent la reine de Hongrie à presser les Français avec tant d'ardeur, si ce n'est l'espérance de reconquérir l'Alsace, la Lorraine, et de détrôner l'Empereur? Raisonnait-on bien à Vienne quand on y disait : il est impossible que le roi de Prusse nous attaque, car aucun de ses aïeux ne nous a fait la guerre? Ne nous trompons point : les exemples du passé, fussent-ils même vrais, ne prouvent rien pour l'avenir. Cette assertion-ci est plus sûre : tout ce qui est possible peut arriver. 10o Pour fortifier tous ces arguments par des preuves plus palpables,<42> je n'ai qu'à vous rappeler un propos que M. de Molé, général autrichien passant par Berlin, tint à M. de Schmettau : " Ma cour n'est pas assez mal avisée pour attaquer la Silésie; nous sommes alliés avec la cour de Dresde; le chemin de la Lusace est le plus direct qui mène à Berlin : c'est là où il nous convient de faire la paix. " Vous direz que Molé parlait au hasard; mais voyez ce qui confirme que le dessein de faire la paix à Berlin était celui de la cour de Vienne : le prince Louis de Brunswic avait entendu parler de ce même plan, de la bouche de la reine de Hongrie, au service de laquelle il était; il en avait fait confidence à son frère le duc régnant, et celui-là me l'avait communiqué. Un aveu de la bouche de l'ennemi tient lieu d'une démonstration. Je conclus donc que nous n'avons rien à gagner en attendant, mais tout à perdre; qu'il faut donc faire la guerre, et qu'il vaut mieux, s'il le faut, périr avec honneur, que de se laisser accabler avec honte quand on ne peut plus se défendre. "
Cependant le Roi ne se précipita point; le temps n'était pas encore venu d'éclater : il attendait des conjonctures favorables, pour se mettre dans tout son avantage. Dans ce temps-là l'Empereur, croyant ses affaires désespérées, envoya le comte de Seckendorff à Berlin,42-a pour engager le roi de Prusse à le soutenir. Seckendorff se croyait assez fort pour obliger la Saxe à changer de parti; il assura que les Français agiraient avec vigueur, que leurs intentions étaient sincères; il pressa beaucoup le Roi de se déclarer : son heure n'était pas encore venue, et il lui fit la réponse contenue dans ces points : 1o Avant de s'engager avec l'Empereur et la France, Sa Majesté regarde comme un préalable que l'alliance du Roi avec la Russie et la Suède soit conclue. 2o La Suède promettra de faire une diversion dans le pays de Brème, en même temps qu'une armée française attaquera le pays de Hanovre. 3o La France promettra d'agir offensivement sur le Rhin, et de poursuivre vivement les Autrichiens, lorsque<43> la diversion que le Roi se propose de faire les attirera en Bohême. 4o La Bohême sera démembrée des États de la reine de Hongrie, et le Roi en possédera les trois cercles les plus voisins de la Silésie.43-a 5o Les puissances alliées ne feront point de paix séparée, mais resteront constamment unies pour travailler au rabaissement de la nouvelle maison d'Autriche. L'article des conquêtes n'était ajouté à ce projet qu'à tout hasard, au cas que la fortune favorisât cette entreprise : il était prudent de s'accorder d'avance sur un partage qui dans la suite aurait pu brouiller les alliés.
Ces mesures se prenaient cependant avec beaucoup de circonspection. Le Roi connaissait la mollesse des Français dans leurs opérations de guerre, et le peu d'attachement qu'ils avaient montré pour les intérêts de leurs alliés : il n'y avait que la nécessité qui pût amener cette nouvelle liaison. Il fallait se préparer aux oppositions qu'on éprouverait de la part de l'Angleterre, gouvernée par un roi vindicatif et un ministre fougueux. Le parlement avait accordé au Roi toutes les sommes qu'il lui avait demandées : soutenu de ces richesses, le Roi pouvait faire sortir des armées de terre, et porter la guerre jusqu'au bout du monde. Cependant ces premières propositions d'alliance ne furent pas reçues à Versailles avec l'accueil auquel on devait s'attendre. On continua néanmoins à négocier, pour déterminer cette crise politique à une heureuse fin. Deux pédants, l'un Français et l'autre Allemand, s'étaient avisés de former un projet d'association pour les cercles de l'Empire; l'un était le sieur de Chavigni, et l'autre, le sieur de Bünau : ils y procédèrent avec toutes les ressrictions des formalités, selon les lois de l'Empire et la bulle d'or; cet ouvrage lourd et pesant fut aussitôt oublié que lu. Au lieu de penser à cette association, la cour de Versailles prit, moyennant des subsides, les<44> troupes hessoises au service de l'Empereur. Cela dérangea les mesures du roi d'Angleterre, qui comptait de les joindre à son armée. On essaya encore de dissuader le duc de Gotha de donner ses troupes aux puissances maritimes; cela ne réussit pas, car le duc avait déjà reçu des subsides.
Ce ministère de Versailles était nouveau; il s'était peu mis au fait des affaires, de sorte qu'il attribuait la paix séparée que le Roi avait faite avec la reine de Hongrie à la légèreté de son esprit. Il était nécessaire et comme un préalable, voulant se lier avec la France, de rectifier les idées des ministres sur ce point. Le baron de Chambrier, depuis vingt ans ministre de Prusse à la cour de Versailles, étant âgé, et n'ayant pas assez de liaisons avec les gens en place pour se servir auprès du Roi de leur crédit, avait d'ailleurs peu traité de grandes choses, et était scrupuleusement circonspect, Cela fit juger au Roi qu'il fallait envoyer quelqu'un à cette cour qui fut plus délié et plus actif, pour savoir à quoi s'en tenir avec elle. Son choix tomba sur le comte de Rottembourg.44-a En 1740 il avait passé du service de France à celui de Prusse; il était apparenté avec tout ce qu'il y avait de plus illustre à la cour : il pouvait par ces voies se procurer des connaissances qui auraient échappé à d'autres, et par conséquent informer le Roi de la façon de penser de Louis XV, de ses ministres et de ses maîtresses; car il fallait une boussole pour s'orienter. Le trop grand feu du comte Rottembourg pouvait se tempérer par le flegme de M. de Chambrier : tous deux pouvaient rendre des services utiles à l'État. Le comte de Rottembourg partit donc pour Versailles. Il fit faire ses premières insinuations par le duc de Richelieu et par la duchesse de Châteauroux.44-b On l'envoya à M. Amelot, ministre des<45> affaires étrangères, qui ne passait pas pour partisan de la Prusse : mais le cardinal Tencin, le maréchal de Belle-Isle, d'Argenson, ministre de la guerre, Richelieu et la maîtresse du Roi se déclarèrent pour le comte de Rottembourg. Les articles proposés au maréchal de Seckendorff servirent de base à la négociation qui s'entama avec la France : on insistait le plus sur ce que l'armée française de l'Alsace poursuivît les Autrichiens et leur reprît la Bavière, et qu'une autre armée française entrât en même temps en Westphalie; et le Roi se réservait de n'entrer en jeu qu'après avoir conclu son alliance avec la Suède et la Russie. Ce dernier article lui laissait la liberté d'agir ou de n'agir pas, selon que les événements lui paraîtraient favorables ou contraires. Le Roi se flattait de suspendre encore le moment de la rupture; mais la tournure que prirent les affaires générales, et les succès des armées autrichiennes en Alsace, l'obligèrent à se déclarer plus tôt contre la reine de Hongrie. L'alliance des Prussiens était tout ce qui pouvait arriver alors de plus avantageux à la France : son propre intérêt était l'aiguillon le plus fort qui devait l'animer à remplir ces arrangements; mais qui peut compter sur le système d'une cour gouvernée et ballottée par des intrigues, et sur la vigueur et l'activité des troupes, lorsque des généraux timides et sans nerf les commandent?
Vers l'été45-2 de la même année, le comte de Tessin vint à Berlin, en qualité d'ambassadeur de Suède, demander la princesse de Prusse Ulrique en mariage pour le prince de Holstein, élu successeur en Suède. Il était suivi par la fleur de la noblesse; il avait toutes les qualités qu'il faut pour la représentation, de la dignité, même de l'éloquence, mais l'esprit frivole et superficiel. Les noces se célébrèrent45-3 à Berlin avec magnificence. Le prince Guillaume, frère du Roi, épousa la princesse par procuration du prince royal. On re<46>marqua plus de magnificence dans ces fêtes qu'aux précédentes : tenir un juste milieu entre la frugalité et la profusion, est ce qui convient à tous les princes. Mais dans le temps qu'on dansait et se réjouissait à la cour, se faisaient les préparatifs de la campagne qu'on était sur le point d'ouvrir.
33-a La régente Anne mourut le 18 mars (nouv. style) 1746 à Cholmogori, dans une île de la Dwina située au-dessous d'Archangel. Son mari Antoine-Ulric mourut au même lieu, le 15 mai 1775.
33-b Le 28 avril 1744, le grand maréchal comte Bestusheff remplaça à Berlin le comte Czernichew qui, au mois de septembre de la même année, devint à son tour le successeur de Bestusheff.
34-a La princesse d'Anhalt-Zerbst, qui devint plus tard l'impératrice Catherine II, naquit le 2 mai 1729 à Stettin, où son père était général et commandant.
35-a Voyez t. II, p. 120.
35-b Le Roi parle du traité d'alliance conclu à Worms le 13 septembre 1743, entre l'Angleterre, la reine de Hongrie et le roi Charles-Emmanuel de Sardaigne : il en cite le IIe et le XIIIe article. La Saxe n'avait pas encore pris part à la signature de ce traité, niais elle y accéda par le traité d'alliance qui fut conclu à Vienne avec l'Autriche le 20 décembre 1743. C'est donc par erreur qu'il y a ici, comme aux pages 37 et 40, Varsovie au lieu de Vienne : car la Quadruple-Alliance de Varsovie, entre l'Autriche, la Saxe, l'Angleterre et la Hollande, ne fut conclue que le 8 janvier 1745.
36-a Le 16 mars.
36-b Le 11 janvier.
41-a La paix d'Utrecht.
42-a Le feld-maréchal comte Seckendorff vint à Berlin le 11 février 1744.
43-a Cette clause est énoncée plus formellement dans le VIe article du traité d'alliance que le Roi fit avec la France, et qui fut signé à Versailles le 5 juin 1744 Voyez. Flassan, Diplomatie française. Paris, 1811, 2e édition, t. V, p. 225 et 226.
44-a Frédéric-Rodolphe comte de Rottembourg était alors général-major, mais le 18 mai 1745 il fut promu au grade de lieutenant-général. Né en 1710 à Polnisch-Netkow, dans la Nouvelle-Marche, il fut l'ami intime de Frédéric, et mourut à Berlin en 1751.
44-b Dans Flassan, l. c., p. 222-224, on voit combien madame de Châteauroux fut utile au roi de Prusse pour faire conclure le traité d'alliance de Versailles du 5 juin 1744.
45-2 Mois de mai.
45-3 Août [17 juillet].