I. MÉMOIRES DEPUIS LA PAIX DE HUBERTSBOURG, 1763. JUSQU'A LA FIN DU PARTAGE DE LA POLOGNE, 1775.
<2><3>AVANT-PROPOS.
J'avais eu lieu de croire que les derniers ouvrages politiques et militaires que je donnerais à la postérité, seraient ceux qui contiennent ce qui s'est passé en Europe depuis l'année 1756 jusqu'à l'année 1763, où la paix de Hubertsbourg fut conclue. Tant de campagnes laborieuses qui avaient usé mon tempérament, et mon âge avancé qui commençait à me faire ressentir les infirmités qui en sont la suite nécessaire, me faisaient entrevoir comme prochaine la fin de ma carrière, ce qui me faisait augurer que les seuls services que je pourrais encore rendre à l'État, seraient d'effacer par une administration sage et active les maux infinis que la guerre avait causés dans toutes les provinces de la domination prussienne. On avait lieu de se flatter qu'après d'aussi violentes secousses que l'Europe avait éprouvées durant la dernière guerre, à tant d'orages succéderait un temps calme et serein. Les puissances prépondérantes étaient fatiguées des efforts prodigieux qu'elles avaient été obligées de<4> faire. Leurs finances, étant également épuisées, leur inspirèrent des sentiments de modération qui effacèrent ceux de l'animosité auxquels elles ne s'étaient que trop abandonnées. Enfin, lasses de tant de travaux inutiles, elles ne désirèrent que l'affermissement de la tranquillité publique.
Cette tranquillité était plus nécessaire encore à la Prusse qu'au reste de l'Europe, parce qu'elle avait porté presque seule tout le fardeau de la guerre. On ne peut se représenter cet État que sous la forme d'un homme criblé de blessures, affaibli par la perte de son sang, et prêt à succomber sous le poids de ses souffrances; il lui fallait du régime pour se remettre, des toniques pour lui rendre ses forces, et des baumes pour consolider ses plaies. Dans ces conjonctures, le gouvernement n'avait d'autre exemple à suivre que celui d'un sage médecin, qui, à l'aide du temps et de remèdes doux, rétablit les forces d'un corps exténué.
Ces considérations étaient si puissantes, que le gouvernement intérieur de l'État absorba toute mon attention. La noblesse était dans un état d'épuisement, le petit peuple, ruiné, nombre de villages, brûlés, beaucoup de villes, détruites, soit par des siéges, soit par des incendiaires dont l'ennemi s'était servi; une anarchie complète avait bouleversé tout l'ordre de la police et du gouvernement; les finances étaient dans la plus grande confusion; en un mot, la désolation était générale. Ajoutez à tantd'embarras que les vieux conseillers et ministres des finances étaient morts durant le cours de cette guerre, et qu'isolé, pour<5> ainsi dire, et manquant d'aides, je fus obligé de choisir de nouveaux sujets, et de les former en même temps aux emplois auxquels je les destinais.
L'armée ne se trouvait pas dans une meilleure situation que le reste du pays : dix-sept batailles avaient fait périr la fleur des officiers et des soldats; les régiments étaient délabrés, et composés en partie de déserteurs ou de prisonniers de l'ennemi. L'ordre avait presque disparu, et la discipline était relâchée au point que nos vieux corps d'infanterie ne valaient pas mieux qu'une nouvelle milice. Il fallut donc penser à recruter les régiments, à y rétablir l'ordre et la discipline, surtout à ranimer les jeunes officiers par l'aiguillon de la gloire, pour rendre à cette masse dégradée son ancienne énergie.
Le tableau que présentait la politique, n'était pas plus flatteur que ceux que nous venons d'exposer. La conduite indigne et perfide de l'Angleterre sur la fin de la dernière guerre avait rompu l'alliance que nous avions avec elle; la paix séparée qu'elle fit avec la France, les négociations qu'elle entama en Russie pour me brouiller avec l'empereur Pierre III, les avances qu'elle avait faites à la cour de Vienne pour lui sacrifier mes intérêts, toutes ces infamies, ayant dissous les liens que j'avais avec la Grande-Bretagne, me laissaient, après la paix générale, isolé et sans alliés dans l'Europe. Cette situation critique ne fut pourtant pas de durée, et sur la fin de l'année 1763, elle prit une forme plus favorable. La cour de Russie avait été comme étourdie par la révolution subite qui s'y était faite; il lui fallait<6> du temps pour reprendre ses esprits. A peine la nouvelle impératrice eut-elle assuré l'intérieur de son gouvernement, qu'elle porta ses vues plus loin; elle se rapprocha de la Prusse : dans le commencement, ce ne furent que des explications; bientôt le besoin mutuel de s'unir ne parut plus problématique. Dans le temps que cette négociation commençait à s'échauffer, mourut Auguste III, roi de Pologne, et cet événement inattendu fut suffisant pour accélérer la conclusion d'une alliance défensive entre la Russie et la Prusse. L'Impératrice voulut disposer à son choix de ce trône vacant; la Prusse était l'alliée qui pour cette fin lui convenait le mieux; aussi, bientôt après, Stanislas Poniatowski fut-il élu roi de Pologne, parce que l'impératrice de Russie le voulait ainsi. Cette élection n'aurait point eu de suites fâcheuses, si l'Impératrice s'en était tenue là; mais elle exigea, de plus, que la République accordât des priviléges considérables aux dissidents. Ces prétentions nouvelles soulevèrent toute la Pologne : les grands du royaume implorèrent le secours des Turcs; bientôt la guerre s'alluma, et les armées russes n'eurent qu'à se montrer pour vaincre les Musulmans dans toutes les rencontres.
Cette guerre changea tout le système politique de l'Europe; une nouvelle carrière venant à s'ouvrir, ou il fallait être sans adresse, ou il fallait être enseveli dans un engourdissement stupide pour ne point profiter d'une occasion aussi avantageuse. J'avais lu la belle allégorie du Bojardo;6-a je saisis donc par les<7> cheveux l'occasion qui se présentait, et à force de négocier et d'intriguer, je parvins à indemniser notre monarchie de ses pertes passées, en incorporant la Prusse polonaise avec mes anciennes provinces. Cette acquisition était une des plus importantes que nous pussions faire, parce qu'elle joignait la Poméranie à la Prusse orientale, et qu'en nous rendant maîtres de la Vistule, nous gagnions le double avantage de pouvoir défendre ce royaume et de tirer des péages considérables de la Vistule, parce que tout le commerce de la Pologne se fait par cette rivière. Cette acquisition de la Pomérellie, qui m'a paru faire époque dans les annales de la Prusse, m'a semblé assez remarquable pour en transmettre les détails à la postérité, d'autant plus que j'ai été témoin et acteur dans cet événement.
Les négociations dont je fais le recensement dans cet ouvrage, se trouvent toutes en original dans le dépôt des archives des affaires étrangères. J'ai divisé ces mémoires en trois chapitres : le premier traite des négociations et des affaires de la politique depuis la paix de Hubertsbourg jusqu'à la pacification de la Pologne; le second embrasse les affaires de finances, les nouvelles branches de commerce qui ont été établies, les défrichements faits dans différentes provinces, les produits de la Prusse occidentale, et les améliorations dont elle est susceptible; le troisième contient tous les objets qui ont rapport à l'armée, son rétablissement, son augmentation, le nombre des nouveaux corps levés depuis l'acquisition de la Pomérellie, l'état des troupes, fixé en temps de paix à cent quatre-vingt-six mille<8> hommes, l'artillerie, tous les arrangements qu'il faut pour mouvoir cette masse, enfin, un projet de campagne défensive, uniquement adopté pour soutenir le royaume de Prusse contre les entreprises qu'un ennemi quelconque pourrait former pour l'envahir. Je dois en même temps avertir le lecteur qu'ayant senti quelque répugnance à parler toujours de moi-même durant une longue narration, j'ai préféré à cet égoïsme révoltant le parti de parler des faits en tierce personne. Je me borne donc simplement à l'office d'un historien qui veut décrire avec vérité et avec clarté les choses qui se sont passées de son temps, sans exagérer ni falsifier les moindres circonstances. Je n'ai jamais trompé personne durant ma vie : encore moins tromperai-je la postérité.
<9>MÉMOIRES DEPUIS LA PAIX DE HUBERTSBOURG JUSQU'A LA FIN DU PARTAGE DE LA POLOGNE.
CHAPITRE Ier.
De la politique depuis 1763 jusqu'à 1774
Pour nous faire une juste idée de la situation politique de l'Europe après la paix de Hubertsbourg, il faut se rappeler que toutes les puissances étaient presque également épuisées. La France avait fait la paix avec l'Angleterre, faute d'avoir pu trouver des fonds suffisants pour la campagne de l'année 1763. L'Impératrice-Reine n'aurait pas fait non plus la paix de Hubertsbourg, si les ressources pécuniaires ne lui eussent totalement manqué. Le roi de Prusse était le seul qui eût encore de l'argent comptant, parce qu'il avait eu la prudence d'avoir toujours une année d'avance dans ses coffres. Cependant ce manque de numéraire influait dans les vues politiques, et chaque puissance<10> désirait le maintien de la tranquillité publique, pour avoir le temps de se refaire et de regagner ses forces. C'est probablement une des causes qui contribuèrent le plus à maintenir le traité que l'Empereur, la France et l'Espagne avaient conclu à Versailles. La maison d'Autriche en retirait sans doute le plus grand avantage, parce qu'étant assurée de la France, elle n'avait rien à craindre ni pour la Flandre ni pour l'Italie, et qu'ainsi elle était maîtresse d'employer toutes ses forces contre la Prusse, si le besoin le requérait. D'autre part, la France, n'ayant rien à redouter de la maison d'Autriche, voyait ses frontières à l'abri de toute insulte; et n'étant point à prévoir qu'une guerre de terre ferme pût avoir lieu, la France, dis-je, pouvait tourner toute son attention à rendre formidable sa flotte, qui, jointe un jour à celle de l'Espagne, pouvait en imposer à la marine anglaise. Ces vues de prévoyance étaient fondées sur de bonnes raisons : on avait précipité la conclusion de la paix d'Aix-la-Chapelle; bien des points qui devaient être clairement énoncés, n'étaient qu'ébauchés, comme celui de la pèche accordée aux Français sur les bancs de Terre-Neuve, la rançon de la Manille, que l'Angleterre demandait à l'Espagne, et autres choses, à la vérité de peu d'importance, mais qui suffisent et fournissent des prétextes à des têtes inquiètes qui veulent embrouiller les affaires.
Ces raisons de convenance réciproque n'étaient pas les seules qui unissaient les deux maisons de Bourbon à la maison de Habsbourg renouvelée : le caractère et la façon de penser des ministres qui gouvernaient à Vienne et à Versailles, n'y contribuait pas moins. Le prince Kaunitz, d'un caractère haut, arrogant et impérieux, envisageait le traité de Versailles comme le chef-d'œuvre de sa politique; il s'applaudissait d'avoir désarmé les anciens ennemis de la maison d'Autriche, et de les avoir engagés assez avant pour servir l'Empereur contre le roi de Prusse. Le duc de Choiseul était né Lorrain; son père, le comte de Stainville, avait été ambassadeur de la cour de<11> Vienne à Paris, de sorte que M. de Choiseul, se croyant encore vassal de l'Empereur, était intérieurement plus attaché à l'Autriche qu'à la France. Il n'est donc pas étonnant que la prévention de ces deux premiers ministres pour cette alliance la maintînt, et qu'elle continue à durer tant que ses promoteurs conserveront leur crédit sur l'esprit de leurs maîtres.
Si, d'un autre côté, nous tournons nos regards vers la Prusse, nous la trouvons comme isolée et sans alliance aucune : en voici la raison. Lorsque le sieur Pitt quitta le ministère, sa place fut donnée à l'Écossais Bute; ce ministre anglais rompit toutes les liaisons qui subsistaient entre nos deux cours; l'Angleterre, comme nous l'avons rapporté, ayant fait sa paix avec la France, lui avait sacrifié sans pudeur les intérêts de la Prusse, et, par une perfidie encore plus inouïe, elle avait offert la conquête de la Silésie à la maison d'Autriche, pour renouveler, à la faveur de ce service, les anciennes liaisons de la cour impériale avec celle d'Angleterre; et comme si ce n'en était pas assez de tous ces procédés infâmes, le sieur Bute avait mis tout en œuvre à Pétersbourg pour brouiller le Roi avec l'empereur Pierre III; en quoi cependant il ne put réussir. Tant de mauvaise foi, jointe à des trahisons aussi ouvertes, avait rompu tous les liens formés entre la Prusse et l'Angleterre; à cette alliance, que l'intérêt réciproque avait formée, succéda l'inimitié la plus vive et la haine la plus violente, de sorte que le Roi demeura seul comme un champion sur un champ de bataille, sans à la vérité que personne l'attaquât, mais aussi sans que personne se présentât pour le défendre. Cette situation, soutenable tant qu'elle était passagère, ne devait pas durer à la longue; aussi changea-t-elle bientôt.
Vers la fin de 1763, l'on commença à négocier en Russie pour conclure avec cette puissance une alliance défensive; il n'y avait alors à Pétersbourg que le comte Panin qui fût porté pour la Prusse; l'ancien ennemi du Roi, le chancelier Bestusheff, ce promoteur de toutes<12> les brouilleries qu'il y avait eu entre les deux cours, s'opposait sourdement, et il était soutenu auprès de l'Impératrice par le comte Orloff, qui était alors le favori déclaré de cette princesse. Les cours de Vienne et de Dresde intriguèrent sous main, autant qu'elles purent, pour traverser la négociation du comte de Solms. Les Autrichiens représentaient à l'impératrice de Russie que leur puissance était la seule dont l'alliance pût être avantageuse aux Russes, parce que la cour de Vienne était l'unique qui pût les assister contre les Turcs, leur commun ennemi. Les Saxons avaient d'autres raisons pour faire manquer les négociations du comte Solms : ils sollicitaient l'appui et la protection de l'Impératrice, afin de se frayer le chemin à la succession du trône de Pologne, au cas qu'Auguste III vînt à décéder. Les Saxons, gouvernés par le comte de Brühl, de tout temps ennemi des Prussiens, étaient d'ailleurs disposés à joindre leurs intrigues à celles de toutes les puissances qui pouvaient contrecarrer ou diminuer toutes les choses qui pouvaient donner au Roi de l'influence dans les affaires de l'Europe.
Il fallait un événement inattendu pour terminer et résoudre cette crise; il arriva à point nommé : Auguste III, roi de Pologne, mourut à Dresde le 5 octobre de la même année. Son fils, l'électeur de Saxe, suivit de près son père au tombeau; le petit-fils d'Auguste, qui devint alors électeur, n'avait pas encore atteint l'âge de majorité. Ces deux morts si promptes, et ce jeune prince en tutelle, changèrent subitement la face des affaires : depuis, les intrigues et les cabales des Français, des Saxons et des Autrichiens ne purent rien effectuer à Pétersbourg. Le comte Panin gagna le dessus et devint grand chancelier de l'empire; et par une suite de l'ascendant qu'il avait sur l'esprit de l'Impératrice, il lui persuada de placer un Piaste sur le trône de Pologne. Pour aller à jeu sûr, Catherine communiqua ses projets au roi de Prusse. Ce prince promit de les appuyer, et sans attendre la signature du traité qu'il négociait à Pétersbourg, son ministre à Varsovie<13> fut chargé d'assister celui de la Russie qui se trouvait dans cette capitale, et de faire, au sujet de l'élection future, les insinuations les plus fortes et les plus nerveuses, tant au primat qu'aux plus grands seigneurs de la Pologne. Cette démarche bien calculée décida enfin l'irrésolution de la cour de Pétersbourg; les ministres de Russie marquèrent à leur souveraine combien l'assistance du roi de Prusse avait facilité leurs négociations, ce qui acheva de déterminer cette princesse à conclure l'alliance que le Roi lui avait proposée. Au mois de janvier de l'année 1764, le contre-projet fut envoyé de Berlin au comte de Solms, et après que quelques difficultés eurent été levées touchant le concours et l'assistance que l'Impératrice exigeait du Roi, ce traité important fut signé dans le courant du mois de mars.13-a
Pour ne pas être trop verbeux, je me contenterai d'en rapporter en peu de mots la substance. Le traité était limité, et ne devait durer que huit années; on y stipulait la garantie mutuelle pour les possessions des deux puissances contractantes; on ne devait faire ni trêve ni paix sans un consentement mutuel; on se promettait réciproquement l'assistance d'un corps de dix mille hommes d'infanterie et de deux mille chevaux; par un article secret on avait stipulé qu'on évaluerait ce secours, au cas que le Roi fût attaqué vers le Rhin, ou l'Impératrice vers la Crimée, à une somme annuelle de quatre cent mille roubles, ou quatre cent quatre-vingt mille écus de notre monnaie. Quant à la Pologne, on s'engageait à s'opposer à ce que ce royaume devînt héréditaire, et à ne pas souffrir les entreprises de ceux qui tenteraient, en changeant la forme du gouvernement, d'y introduire le pouvoir monarchique. On promettait en outre de protéger les dissidents contre l'oppression de l'Église dominante. Enfin, par une convention secrète, signée le même jour, on s'engagea de faire en sorte que l'élection tombât sur un Piaste, et ce Piaste fut Stanislas Poniatowski, stolnik de Lithuanie, dès longtemps connu de<14> l'impératrice de Russie, et dont la personne lui était agréable. Bientôt dix mille Russes s'approchèrent de Varsovie, tandis que sur les frontières de la Pologne, les troupes prussiennes faisaient des démonstrations qui pouvaient faire penser à ces républicains, ainsi qu'aux puissances étrangères, que ceux qui voudraient s'ingérer dans l'affaire de cette élection contre la volonté de la Russie et de la Prusse, trouveraient à qui parler, et feraient bien d'y penser plus d'une fois.
Le temps approchait où allait s'assembler la diète d'élection : il était de la dignité des deux cours d'y envoyer un ministre titré et du premier ordre; le Roi destina cette ambassade au prince de Carolath-Schönaich, qui se rendit aussitôt à Varsovie. L'on changea la forme de la diète : elle fut assemblée sous le nom de confédération, afin d'annuler le liberum veto, ou le niepozwalam, du parti contraire, et afin que la pluralité des voix fût suffisante pour donner la sanction aux résolutions qu'on ferait prendre aux députés des palatinats. A cette diète en succéda une autre, au mois d'août, qui arbora également la forme de confédération; ce fut celle qui, par les fortes recommandations et l'appui des ambassadeurs russe et prussien, élut unanimement, le 7 septembre, Stanislas Poniatowski roi de Pologne; et ce prince fut reconnu pour tel par toutes les puissances de l'Europe.
Il fallut encore une troisième diète pour le couronnement. Les Czartoryski, oncles du nouveau roi, se prévalurent de la confédération qui subsistait encore, pour abolir entièrement le liberum veto; ce qui les aurait rendus les maîtres absolus des délibérations de cette république. Le roi de Prusse craignit que ces changements ne tirassent à conséquence, en introduisant un changement considérable dans le gouvernement d'une république aussi voisine de ses États que la Pologne; il en avertit la cour de Pétersbourg, qui entra dans ses vues; toutefois on laissa subsister la forme de la confédération jusqu'à la prochaine diète.
Ce ne furent ensuite que négociations infructueuses pour l'aboli<15>tion d'une douane générale que la diète de convocation avait substituée à la douane de la noblesse; ce nouvel établissement, étant contraire au traité antécédent de Wehlau, autorisait le Roi à user de représailles envers la République. Le sieur de Goltz15-a fut envoyé à Varsovie, pour concilier ce différend; on s'en remit à l'arbitrage de l'impératrice de Russie, et les nouvelles douanes furent abolies de part et d'autre.
La cour de Pétersbourg, mécontente de la conduite du roi de Pologne, et encore plus de la conduite des Czartoryski ses oncles, qui le gouvernaient, envoya à Varsovie le sieur de Saldern pour les observer et pour leur faire les remontrances convenables, afin qu'ils missent plus de modération et de sagesse dans leurs procédés. De Varsovie ce négociateur passa par Berlin, chargé de vastes projets; le comte Panin les avait formés, et il était porté par goût pour toutes les choses d'ostentation et d'éclat. Le sieur de Saldern,15-b qui n'avait ni manières, ni souplesse dans l'esprit, prit le ton d'un dictateur romain, pour obliger le Roi à consentir à l'accession de l'Angleterre, de la Suède, du Danemark et de la Saxe au traité de Pétersbourg. Ce projet, entièrement contraire aux intérêts de la Prusse, empêchait le Roi d'y donner les mains. Comment pouvait-on prétendre que le Roi prît des arrangements avec l'Angleterre, après toutes les perfidies qu'il en avait éprouvées? Et l'assistance de la Suède, du Danemark et de la Saxe était nulle, parce qu'on ne pouvait les faire agir qu'en leur payant de gros subsides; et de plus, étant unies avec la Russie, elles pouvaient trop partager l'influence que le Roi espérait de gagner dans ce pays-là. Il valait donc mieux les en éloigner à temps, d'autant plus qu'il ne faut pas multiplier les êtres sans nécessité.
<16>Toutes ces raisons portèrent le Roi à décliner les propositions du sieur de Saldern. Ce ministre prit feu, se croyant le préteur Popilius, et prenant Sa Majesté pour Antiochus, roi de Syrie. Il voulait prescrire des lois à un souverain : le Roi, qui ne se croyait pas du tout Antiochus, congédia le ministre avec tout le sang-froid possible, en l'assurant qu'il serait toujours l'ami des Russes, mais jamais leur esclave. M. de Saldern, mécontent d'avoir trouvé un prince si peu soumis à ses commandements, se rendit de Berlin à Copenhague, où étalant tout à son aise son despotisme et ses prétentions illimitées, il subjugua tellement l'esprit du roi de Danemark, qu'il chassa les ministres et les généraux qui lui déplaisaient, et les remplaça par ses créatures; après quoi il conclut un traité éventuel d'échange du duché de Holstein-Gottorp, qui revenait au Danemark, pour les comtés d'Oldenbourg et de Delmenhorst, que les princes de Holstein recevaient à la place de ce qu'ils perdaient.
Sur la fin de cette année, on assembla encore une diète en Pologne. L'impératrice de Russie s'était déclarée la protectrice des dissidents, dont un nombre étaient grecs : elle demanda qu'on leur accordât le libre exercice de leur religion, et qu'ils pussent posséder des charges tout comme leurs compatriotes. Cette proposition jeta la semence de tous les troubles et des guerres qui s'ensuivirent. L'envoyé de Prusse présenta un mémoire à la diète pour lui insinuer que son maître ne saurait voir avec des yeux indifférents l'abolition du liberum veto, l'établissement des nouveaux impôts, et l'augmentation des troupes de la couronne; et la République eut égard à cette représentation. Elle n'eut pas la même complaisance pour les priviléges qu'on avait demandés en faveur des dissidents : bien loin d'y déférer, la diète confirma par une espèce d'enthousiasme fanatique les constitutions dont les dissidents avaient le plus à se plaindre. Tout ce que la cour de Russie put obtenir de plus favorable, fut de dissoudre cette diète et la confédération qui l'avait formée. L'Impératrice, piquée au<17> vif de la grossièreté insolente dont les Polonais usaient envers elle, prit la résolution de soutenir la cause des dissidents à force ouverte; tout de suite elle invita le Roi à coopérer de sa part aux mesures qu'elle voulait prendre; à quoi ce prince était déjà engagé en vertu de son traité d'alliance.
Pendant toutes ces agitations de la Pologne, on conclut17-a le mariage du prince de Prusse avec la princesse Élisabeth, quatrième fille du duc de Brunswic. La succession ne roulait que sur quatre têtes : le prince de Prusse, le prince Henri; ce dernier, plein de talents, promettait infiniment plus que son frère, mais il fut enlevé par la petite vérole peu de temps après;17-b le prince Henri, frère du Roi, ainsi que le prince Ferdinand, n'avait alors aucun successeur mâle.
Mais revenons à la Pologne, dont nous nous sommes écarté. Le despotisme avec lequel la cour de Pétersbourg agissait dans cette république, révoltait les Sarmates, ainsi qu'une partie de l'Europe, contre la Russie. La cour de Vienne avait peine à cacher sa jalousie et son mécontentement. La France, qui conservait encore des restes de cet esprit de grandeur qui s'était tant manifesté du temps de Louis XIV, avait peine à digérer qu'il arrivât un grand événement en Europe auquel elle n'eût aucune part. Le duc de Choiseul, qui jouissait de la puissance royale sans en avoir le titre, était l'homme le plus inquiet et le moins endurant qui fût jamais né en France. Il envisageait l'élection d'un roi de Pologne sans le concours de son maître comme une avanie pour le royaume. Pour venger cet affront idéal, il aurait incessamment engagé la France dans une nouvelle guerre, s'il n'avait été retenu par l'épuisement des finances, et par l'éloignement de Louis XV pour s'engager en de pareilles entreprises. Il se dédommageait de l'impuissance d'agir dans laquelle il était, en<18> chicanant les Russes dans toutes les occasions : ainsi, pour refuser à l'Impératrice le titre de Majesté Impériale, il eut recours à l'Académie française, qui fut obligée de décider que cette phrase n'était pas française. Ce sont là de petites vengeances, indignes de grands cœurs; aussi ne rapporterais-je point ces misères, si elles ne peignaient le caractère des hommes.
Dès l'année 1765, l'empereur François Ier était décédé à Inspruck. Son fils Joseph, qui avait été couronné roi des Romains, lui succéda sans obstacle. Ce jeune prince fit une tournée en Bohême et en Saxe, pour examiner ces terrains qui avaient servi de théâtre à la dernière guerre. Comme il devait passer par Torgau, le Roi lui fit proposer une entrevue, à laquelle l'Impératrice sa mère et le prince Kaunitz s'opposèrent. L'Empereur ressentit quelque chagrin de ce refus, et il fit insinuer au roi de Prusse qu'il trouverait bien moyen de réparer la grossièreté que ses pédagogues lui faisaient commettre.
Cependant le mécontentement des Polonais devenait presque général : toute la nation jetait les hauts cris; à les en croire, c'était la religion catholique que les Russes voulaient détruire, et tout prince né dans le sein de l'Église apostolique et romaine était obligé en conscience de les assister. Ces clameurs, souvent répétées, commençaient à faire impression sur la cour de Vienne, mais plus encore le despotisme que l'impératrice de Russie s'arrogeait d'exercer sur les Polonais; l'orgueil de l'impératrice Thérèse se cabrait contre l'orgueil de l'impératrice de Russie. L'humeur qu'avait prise la souveraine, occasionna quelques mouvements de troupes dans les provinces autrichiennes; on commençait à prendre des arrangements militaires, non pas tels qu'ils sont nécessaires pour entrer incessamment en campagne, mais de la nature de ceux qui servent à l'acheminement d'un grand dessein qu'on médite. Le bruit de cet armement, qui se répandit promptement partout, causa quelques alarmes à la cour de Pétersbourg; et les inquiétudes où se trouvait l'impératrice de Russie,<19> donnèrent lieu à une convention secrète entre cette puissance et la Prusse, qui fut promptement conclue. Elle portait en substance que l'Impératrice ferait entrer un corps de troupes en Pologne pour soutenir le parti des dissidents, et que pour éviter de donner de nouveaux ombrages à la cour de Vienne, le Roi se bornerait à appuyer les entreprises des Russes par des déclarations vigoureuses et capables d'intimider les mécontents. On stipula toutefois que si la cour de Vienne faisait entrer des troupes en Pologne pour agir hostilement contre les Russes, en ce cas Sa Majesté se déclarerait et agirait ouvertement contre les Autrichiens, en faisant même une puissante diversion dans leurs États; et il fut stipulé de plus qu'en considération de cette guerre, que le Roi aurait à soutenir uniquement pour les intérêts de la Russie, l'Impératrice promettait d'assister ce prince par un corps de ses troupes, et de lui procurer un dédommagement convenable après la conclusion de la paix. Les liaisons qui de jour en jour devenaient plus intimes entre le Roi et la Russie, en imposèrent à la cour de Vienne, et parce que les hasards auxquels elle s'exposerait, étaient plus considérables que les avantages qu'elle pouvait se procurer, elle prit le parti de demeurer tranquille spectatrice des événements.
Cette même année, le mariage de la princesse Wilhelmine, nièce du Roi, fut conclu avec le prince d'Orange. Cela ne pouvait influer en rien dans la politique, et ce mariage se bornait à procurer un établissement honnête à une princesse de la maison.
Mais retournons aux affaires de la Pologne, dont nous nous sommes écarté. En suivant les instigations de la Russie, les dissidents formèrent une confédération. Elle était protégée par les troupes russes qui venaient d'entrer dans ce royaume. En même temps, le ministre prussien résidant à Varsovie y déclara que le Roi regardait le rétablissement des dissidents comme une clause du traité d'Oliva et de son alliance avec l'impératrice de Russie, et qu'il priait la Répu<20>blique d'avoir égard à leurs griefs. Le roi de Pologne donna audience aux députés de ces dissidents; ce qui donna lieu à un senalus-consilium, lequel convoqua une diète extraordinaire. Cette diète s'assembla sous les auspices des troupes russes qui entouraient Varsovie. Le prince Repnin, ambassadeur de Catherine, homme d'un caractère autant emporté qu'audacieux, n'employa que des moyens violents pour subjuguer la diète : il fit braquer du canon contre la salle où les nonces étaient assemblés; il fit enlever l'évèque de Cracovie, celui de Kiovie, et le petit général de la couronne, Rzewuski, tous ennemis déclarés des dissidents, lesquels furent envoyés en exil au delà de Moscou, vers la Sibérie. Les autres nonces furent obligés de limiter la durée de la diète au 1er de février 1767,20-a et l'on nomma des commissaires munis20-b de pouvoirs pour conclure les affaires définitivement au nom de la République. Le ministre de Russie, celui de Prusse et ceux des cours protestantes, ainsi que les maréchaux des dissidents, assistèrent aux séances de cette commission; là se signa un acte20-c en vertu duquel les dissidents furent rétablis dans tous leurs droits. Peu de temps après, on procéda à la signature des lois cardinales du royaume, par lesquelles le pouvoir des premières charges de la République fut limité, nommément de celle du grand général; la diète fut obligée de confirmer ces lois nouvelles, après quoi elle se sépara.
Tant d'actes de souveraineté qu'une puissance étrangère exerçait dans cette république, soulevèrent à la fin tous les esprits; la fierté, la hauteur et la dureté du prince Repnin ne les radoucissaient pas; ceux qui occupaient les premières charges, le cœur ulcéré de la diminution de leur pouvoir, ne pouvaient digérer des changements aussi préjudiciables à leur autorité qu'avilissants. Les évêques, dont la moitié du diocèse était composée de dissidents, et qui se flattaient bien<21> d'augmenter leurs dîmes par leur conversion, voyaient par ces nouvelles lois leurs espérances anéanties : ils se lièrent d'intérêt, et prévoyant que le peuple ne s'enflammerait pas pour quelques torts dont ils se plaignaient, ils résolurent d'employer le fanatisme pour exciter ces âmes stupides à la défense de leurs pontifes. Les évêques et les magnats, qu'un mécontentement égal réunissait, répandirent dans le public que les Russes, d'accord avec le roi de Pologne, voulaient abolir la religion catholique, apostolique et romaine; que tout était perdu si l'on ne prenait les armes, et que s'il se trouvait encore des catholiques zélés et fervents, ils devaient tous accourir pour défendre et pour sauver leurs autels. Le peuple, vexé dans différentes contrées où les troupes russes étaient distribuées, avait déjà commencé à s'impatienter, et à différentes reprises il avait manifesté son mécontentement. Cette masse imbécile et faite pour être menée par ceux qui se donnent la peine de la tromper, se laissa facilement séduire par les prêtres; la cause de la religion fut le signal et le mot de ralliement; le fanatisme s'empara de tous les esprits, et les grands profitèrent de l'enthousiasme de leurs serfs, pour secouer un joug qui commençait à leur devenir insupportable.
Déjà s'échappaient des étincelles de ce feu qui couvait encore sous la cendre; peut-être que la prépondérance des cours alliées l'aurait étouffé, si la France, qui, par jalousie, voulait diviser et troubler le Nord à force d'exciter ce feu, n'eût causé l'embrasement général qui s'ensuivit. Le duc de Choiseul était un homme dévoré d'ambition, et qui voulait donner de l'éclat à son ministère; trop prévenu d'un soi-disant testament du cardinal de Richelieu, il avait toujours présente à l'esprit la promesse du cardinal à Louis XIII, qu'il ferait respecter sa monarchie de l'Europe; et lui se proposait de faire respecter Louis XV. Mais les temps et la situation des affaires sous M. de Choiseul étaient en tout dissemblables à celles où se trouvait le cardinal de Richelieu. Premièrement, alors la France n'était point accablée de<22> dettes. En second lieu, depuis le XVIIe siècle, l'Europe avait tout à fait changé : la Russie, à laquelle nous voyons jouer un si grand rôle maintenant, était alors inconnue et barbare; la Prusse et le Brandebourg étaient sans énergie; la Suède brillait, et à présent elle est éclipsée. Et d'ailleurs, quels projets peut former un ministre, quand les moyens de les exécuter lui manquent, et que la crainte d'une banqueroute générale l'oblige à se borner aux intrigues, et à écarter toutes les entreprises hardies qui pourraient le tirer de son inaction? Ces obstacles, qu'on ne pouvait lever, sans calmer l'inquiétude de M. de Choiseul, resserraient son génie; et ne pouvant mettre en action les grands ressorts de la politique, il se contentait de tracasser.
Outre la jalousie que donnait à la France l'élection d'un roi de Pologne à laquelle elle n'avait aucune part, à Versailles on ne pouvait pardonner à l'impératrice de Russie d'avoir abandonné la grande alliance, et d'avoir fait une paix séparée avec le roi de Prusse. M. de Choiseul, pour s'en venger, excita contre Catherine les Polonais et les Turcs; il voulait qu'en même temps les Suédois fissent une diversion en Finlande et dans l'Esthonie, et il espérait, par ces différents moyens, d'allumer une guerre contre la Russie, dont il lui serait difficile de sortir avec avantage. Dès lors les émissaires français se répandirent partout : les uns encourageaient les Polonais à défendre leur liberté; les autres couraient à Constantinople exciter la Porte à ne pas voir avec des yeux indifférents le despotisme qu'une puissance voisine exerçait en Pologne; d'autres se rendaient à Stockholm, pour cabaler à la diète, pour changer la forme du gouvernement, et rendre le roi souverain, afin qu'en faveur des Turcs et des Polonais il fît une diversion contre les Russes.
M. de Choiseul, non content de tant d'intrigues, voulait encore détacher le roi de Prusse d'une puissance qu'il espérait d'écraser facilement. A cette fin, il proposa un traité de commerce qui devait être rédigé à Versailles. M. de Guines entama cette négociation à Berlin.<23> Le Roi ne put se défendre d'envoyer M. de Goltz23-a à Paris. Ce traité de commerce, qui ne pouvait procurer que de faibles avantages, fut accroché par des conditions inadmissibles, qui tendaient directement aux engagements de la Prusse avec la Russie. Ce traité, comme on le peut croire, n'eut point lieu. M. de Choiseul échoua également en Suède, où, à la diète, le parti russe l'emporta sur celui de la France. Mais il en fut autrement en Pologne, ainsi qu'en Turquie.
Dès le mois de mars, il se forma dans la ville de Bar en Pologne une confédération contre la Russie : le comte Krasinski en fut élu maréchal. Cette confédération en produisit plusieurs autres; les rebelles signalèrent le premier acte de leur soulèvement en annulant toutes les nouvelles lois; mais loin de se borner à ce premier essai de leur force, enivrés d'espérances, et dans le délire des passions, ils n'aspiraient pas à moins qu'à détrôner le Roi, et n'attendaient que l'occasion pour exécuter leur dessein criminel. Le roi de Pologne en fut instruit; alarmé du danger qui le menaçait, il assembla un senatus-consilium, où l'on convint qu'on réclamerait l'assistance de la Russie pour protéger Poniatowski, qu'elle avait placé sur le trône de Pologne. Ce fut le signal des hostilités : les Russes, qui n'avaient pas dix mille hommes dans ce royaume, battirent cependant tous les confédérés qui leur résistaient; mais comme ils n'étaient pas assez nombreux pour les détruire, cet essaim de guêpes, dispersé d'un côté, reparaissait aussitôt d'un autre. Dans une de ces rencontres qu'il y eut en Podolie, les Russes, sans le savoir, poursuivirent les confédérés jusque sur le territoire des Turcs. Dans ce conflit, la petite ville de Balta, où les Polonais s'étaient sauvés, fut brûlée. Cette violation de territoire fut le prétexte dont les Turcs se servirent pour déclarer la guerre à la Russie.
Aussitôt les Turcs firent prendre et transporter aux Sept-Tours<24> le sieur Obreskoff, ministre de l'impératrice de Russie à Constantinople. Ces gens ne savaient faire ni la paix ni la guerre; ils précipitèrent maladroitement cette déclaration; c'était plutôt un avertissement qu'ils donnaient aux Russes de se préparer pendant l'hiver à pouvoir résister aux forces ottomanes dont ils seraient attaqués le printemps d'après. Si cette déclaration avait été remise à l'année suivante, la foudre serait tombée le même temps qu'on eût entendu gronder le tonnerre; et les Russes auraient été si bien pris au dépourvu, qu'il leur fallut six grands mois pour se préparer à la guerre et rassembler une armée assez formidable, pourvue de tout ce qui lui était nécessaire pour s'opposer avec vigueur aux entreprises des ennemis. Leurs régiments n'étaient point complets; ils manquaient d'armes; leurs canons étaient évasés, de sorte qu'il fallut en fondre de nouveaux; tant le militaire avait été négligé après la dernière paix.
Les troubles qui se manifestaient alors, causèrent de grands embarras à la cour de Berlin. Le Roi était à peine sorti d'une guerre aussi longue que ruineuse : ses provinces pouvaient se rétablir à l'ombre d'une paix durable; mais il fallait du temps pour consolider les anciennes plaies. L'armée était recrutée, on commençait à la discipliner; mais elle n'était pas encore parvenue à un état de maturité qui pût inspirer une entière confiance dans ses opérations; et la guerre qui venait de s'allumer avec les Turcs, pouvait devenir générale en moins de rien, parce que l'Europe ne manquait pas de matières combustibles, que la moindre étincelle pouvait embraser.
Ces inquiétudes du dehors se trouvaient augmentées par des chagrins domestiques. Nous avons fait mention naguère du mariage du prince de Prusse avec la princesse Élisabeth de Brunswic. Cet engagement, dont on avait espéré des suites heureuses, ne répondit point aux vœux de la maison royale. L'époux, jeune et sans mœurs, abandonné à une vie crapuleuse dont ses parents ne pouvaient le corriger, faisait journellement des infidélités à sa femme. La princesse, qui<25> était dans la fleur de sa beauté, se trouvait outragée du peu d'égard qu'on avait pour ses charmes; sa vivacité et la bonne opinion qu'elle avait d'elle-même, l'excitèrent à se venger des torts qu'on lui faisait. Bientôt elle donna dans des débordements qui ne le cédaient guère à ceux de son époux. Les désordres éclatèrent et furent bientôt publics. L'antipathie qui s'ensuivit entre le prince et la princesse, rendit vaine toute espérance de succession. Le prince Henri, frère du prince de Prusse, doué de toutes les qualités qu'on peut souhaiter à un jeune homme, venait d'être emporté par la petite vérole. Les frères du Roi, les princes Henri et Ferdinand, disaient sans dissimulation qu'ils ne consentiraient jamais à se laisser enlever par quelque bâtard les droits qu'ils avaient de la succession à la couronne. Toutes ces raisons d'une égale importance obligèrent, à la fin, de procéder à la séparation de ces époux. Cet acte se fit à tête réfléchie, et la maison de Brunswic, après qu'on lui eut communiqué les malheureuses preuves de l'inconduite de la princesse Élisabeth, y consentit. Après cette séparation,25-a il fallut penser à remarier le prince de Prusse. Le choix était difficile. Il tomba, après quelques recherches, sur la princesse Frédérique, fille du landgrave régnant de Darmstadt. Les nouvelles noces furent célébrées25-b à Charlottenbourg, et la succession fut assurée peu après par la naissance d'un prince25-c que cette princesse mit au monde.
D'autre part, la guerre déclarée entre la Porte et la Russie mettait le Roi dans l'obligation de remplir ses engagements envers l'Impératrice : il fallait payer les subsides stipulés par l'alliance, qui montaient, comme nous l'avons dit, annuellement à quatre cent quatre-vingt mille écus.
Pour se dédommager en quelque sorte d'une aussi grande dépense, le Roi demanda la prolongation du traité avec la Russie, dont la durée<26> avait été fixée à huit années, en y ajoutant encore quelques articles avantageux à ses intérêts. On étendit le traité jusqu'à l'année 1782, et Sa Majesté obtint la garantie éventuelle des margraviats de Baireuth et d'Ansbach, dont le prince, son neveu, qui en était possesseur, n'avait point de lignée. L'Impératrice exigea en revanche de la Prusse la garantie de la forme actuelle du gouvernement suédois. Cet article, rédigé, se borna au maintien de la constitution promulguée dans ce royaume l'année 1720. Le comte de Horn l'établit alors pour limiter la puissance royale. Le Roi s'engagea à faire une diversion dans la Poméranie suédoise en faveur de la Russie, au cas que les Suédois voulussent violer cette loi fondamentale de leur gouvernement.26-1
Pendant qu'on négociait à Berlin, les Russes et les Turcs en étaient déjà aux mains. Les armées russes, sous le commandement du prince Galizin, avaient battu les Ottomans auprès de Chotzim, et la prise de cette ville fut suivie de la conquête de la Moldavie. Les généraux de Catherine ignoraient jusqu'aux premiers éléments de la castramétrie et de la tactique, les généraux du sultan avaient encore moins de connaissances; de sorte que pour se faire une idée nette de cette guerre, il faut se représenter des borgnes qui, après avoir bien battu des aveugles, gagnent sur eux un ascendant complet. Des progrès aussi rapides alarmaient également les alliés des Russes, ainsi que les autres puissances de l'Europe. La Prusse avait à craindre que son alliée, devenue trop puissante, ne voulût avec le temps lui imposer des lois comme à la Pologne. Cette perspective était aussi dangereuse qu'effrayante. La cour de Vienne était trop éclairée sur ses intérêts pour ne pas avoir des appréhensions à peu près semblables. Ce danger commun fit oublier pour un temps les animosités passées. Quoique les succès étonnants des Russes donnassent de l'ombrage à toute l'Europe, les impressions en étaient bien plus fortes sur les puissances qui se trouvaient dans le voisinage. Ce danger commun rapprocha donc<27> la cour de Vienne et celle de Berlin; un pas en amena successivement un autre. L'Empereur, fâché, comme nous l'avons dit, que l'entrevue proposée l'année 1766 n'eût pas eu lieu, proposa au Roi de lui rendre visite en Silésie; le prince Kaunitz ne s'opposa point à ses volontés; l'Impératrice-Reine y consentit également; cette affaire fut mise tout de suite en négociation, et il fut convenu que l'entrevue serait à Neisse.
L'Empereur voulut garder un incognito parfait : il prit le nom de comte de Falkenstein, et l'on crut ne pouvoir lui rendre plus d'honneur qu'en déférant en tout à ses volontés. Ce jeune prince affectait une franchise qui lui semblait naturelle; son caractère aimable marquait de la gaieté jointe à beaucoup de vivacité. Avec le désir d'apprendre, il n'avait pas la patience de s'instruire; sa grandeur le rendait superficiel : mais ce qui dénotait son caractère plus que tout ce que nous venons de dire, c'étaient des traits qui lui échappaient malgré lui, et qui dévoilaient l'ambition démesurée dont il brûlait. Tout cela n'empêcha pas que des liaisons d'amitié et d'estime ne se formassent entre les deux monarques. Le Roi dit à l'Empereur qu il regardait ce jour comme le plus beau de sa vie, parce qu'il servirait d'époque à l'union de deux maisons trop longtemps ennemies, et dont l'intérêt mutuel était de s'entre-seconder plutôt que de se détruire. L'Empereur répondit qu'il n'y avait plus de Silésie pour l'Autriche; après quoi il laissa entrevoir assez adroitement que, tant que sa mère vivrait, il n'osait se flatter d'avoir assez d'ascendant sur son esprit pour pouvoir exécuter ce qu'il désirait; toutefois il ne dissimula point que, vu la position actuelle des choses en Europe, ni lui ni sa mère ne souffriraient jamais que les Russes demeurassent en possession de la Moldavie et de la Valachie. Il proposa ensuite qu'on prît des mesures pour maintenir une exacte neutralité en Allemagne, au cas qu'il s'allumât une guerre entre l'Angleterre et la France. Ce cas paraissait alors vraisemblable et possible, parce qu'un vaisseau fran<28>çais, enlevé par les Anglais auprès de Terre-Neuve, avait donné lieu à d'assez vives altercations entre ces deux cours. Le Roi, pour marquer le désir qu'il avait d'entretenir la bonne intelligence entre la Prusse et l'Autriche, accepta les offres de l'Empereur, et ces deux princes s'engagèrent réciproquement par écrit de maintenir cette neutralité; ce qui devenait un acte aussi inviolable qu'un traité dressé dans les formes et parafé de la signature des ministres. L'Empereur promettait, au nom de l'Impératrice et au sien, et le Roi engageait sa parole d'honneur, que si la guerre éclatait entre la France et l'Angleterre, ils maintiendraient fidèlement la paix heureusement rétablie entre la Prusse et l'Autriche, et que s'il survenait d'autres troubles, dont il était impossible de prévoir les causes, ils observeraient la plus exacte neutralité de part et d'autre à l'égard de leurs possessions respectives. Cet engagement, dont le secret fut scrupuleusement observé, fut signé à Neisse, à la commune satisfaction des deux souverains.
Il faut convenir qu'en politique ç'aurait été une faute impardonnable que de se fier aveuglément à la bonne foi des Autrichiens; mais dans les conjonctures alors présentes, où la prépondérance de la Russie devenait trop considérable, et lorsqu'il était impossible de prévoir quelles bornes elle prescrirait à ses conquêtes, il était très-convenable de se rapprocher de la cour de Vienne. La Prusse se ressentait encore des coups que la Russie lui avait portés dans la dernière guerre; il n'était point de l'intérêt du Roi de travailler lui-même à l'accroissement d'une puissance aussi redoutable que dangereuse. Il y avait deux partis à prendre, ou celui de l'arrêter dans le cours de ses immenses conquêtes, ou, ce qui était le plus sage, d'essayer par adresse d'en tirer parti. Le Roi n'avait rien négligé à cet égard : il avait envoyé à Pétersbourg un projet politique, qu'il attribuait à un comte de Lynar, connu dans la dernière guerre pour avoir négocié la convention de Kloster-Zeven entre les Hanovriens, commandés par le<29> duc de Cumberland et campés à Stade, et les Français, sous les ordres du duc de Richelieu. Ce projet contenait une esquisse d'un partage à faire de quelques provinces de la Pologne entre la Russie, l'Autriche et la Prusse. L'objet d'utilité de ce partage consistait en ce que la Russie, par ce partage, pourrait continuer tranquillement sa guerre avec les Turcs, sans appréhender d'être arrêtée dans ses entreprises par une diversion que l'Impératrice-Reine était à portée de lui faire en envoyant un corps de ses troupes vers le Dniester, ce qui aurait coupé les armées russes de la Pologne, d'où elles tiraient la plus grande partie de leurs subsistances. Mais les grands succès des Russes, tant dans la Moldavie qu'en Valachie, et les victoires que leurs flottes remportèrent dans l'Archipel, avaient tellement enivré la cour de ses prospérités, qu'elle ne fit aucune attention au soi-disant mémoire du comte de Lynar.
On crut donc, voyant ces essais manqués, devoir recourir à d'autres mesures. Il n'était pas de l'intérêt de la Prusse de voir la puissance ottomane entièrement écrasée, parce qu'en cas de besoin elle pourrait être utilement employée à faire des diversions, soit dans la Hongrie, soit en Russie, selon les puissances avec lesquelles on serait en guerre. Le Roi jugea donc qu'en faisant intervenir la cour de Vienne, et en y joignant sa médiation, on pourrait rétablir la paix entre les puissances belligérantes, à des conditions acceptables des deux parts. On commença par faire des ouvertures à la cour de Pétersbourg, de même qu'à Constantinople, en leur représentant que les deux partis devaient désirer également la fin de la guerre, d'autant plus qu'il était à craindre qu'avec le temps cet embrasement ne devînt général; on souhaitait de pouvoir leur proposer quelque tempérament qui leur convînt également à tous les deux, pour terminer leurs différends à l'amiable. Le comte Panin, après avoir fait l'éloge de la modération et du désintéressement de l'Impératrice, répondit que cette princesse était toute disposée à écouter les propositions<30> qu'on lui ferait. Cette réserve cachait sous des dehors de douceur les prétentions les plus outrées. Avant d'entendre les demandes des Turcs, il voulait préalablement que le sieur Obreskoff fût mis en liberté; il ajouta qu'au reste l'Impératrice verrait avec plaisir que le Roi employât ses bons offices auprès de la Porte pour lui inspirer des sentiments pacifiques, et que, lorsque les choses en seraient là, cette princesse ne demanderait pas mieux que de parvenir, par la médiation de Sa Majesté Prussienne, au rétablissement de la tranquillité publique. D'autre part, les Turcs commençaient à désirer la fin d'une guerre dont les succès n'avaient pas répondu à leur attente; le Roi, qui leur avait fortement déconseillé cette levée de boucliers, avait par cela même acquis leur confiance. Les Turcs acceptèrent donc la médiation prussienne; mais ils avaient quelque répugnance pour celle de la cour de Vienne; on trouva pourtant moyen de la vaincre, à force de réitérer les mêmes représentations, fondées sur le poids décisif qu'une aussi grande puissance que celle de la maison d'Autriche pouvait donner à la négociation, pour la faire réussir.
Les Russes, sur l'esprit desquels les insinuations pacifiques n'avaient guère fait d'impression, continuaient, en attendant, de remporter les plus grands avantages sur les armées ottomanes : leur flotte, après avoir battu celle des Turcs, la détruisit presque totalement, si bien que la plupart des vaisseaux ennemis furent brûlés ou coulés à fond. Un coup aussi imprévu qu'inattendu obligea la Porte à partager son attention : elle ne savait si elle devait employer ses forces à défendre les passages de Sestos et d'Abydos, ou s'il fallait penser préférablement à la Moldavie. Cet état d'incertitude mêlée de terreur favorisa les opérations du maréchal Romanzoff, et contribua certainement à lui faire remporter la victoire à Kiab sur l'armée du grand vizir.30-b Il ajouta<31> ainsi, dans une campagne, la conquête de la Valachie à celle de la Moldavie. En ce même temps, le comte Panin, frère du ministre, qui faisait le siége de Bender, emporta cette place après une vigoureuse défense de la part de l'ennemi.
Des succès aussi rapides, et souvent multipliés, éblouissaient la cour de Pétersbourg, et la rendaient comme ivre de sa fortune. Les hommes sont partout les mêmes. S'ils sont malheureux, ils sont humbles; sont-ils trop heureux, la prospérité les enorgueillit. Mais si l'on pensait à Pétersbourg à écraser la puissance ottomane, à Vienne les ombrages et les jalousies augmentaient à proportion des avantages des Russes; les Autrichiens, comparant la dernière guerre malheureuse qu'ils avaient faite contre les Turcs, aux succès brillants des Russes, ne pouvaient pas dissimuler à quel point leur amour-propre en était humilié; outre cela, ils craignaient qu'une aussi grande puissance ne devînt leur voisine, si elle conservait, comme elle l'avait faite, la conquête de la Moldavie et de la Valachie. Pour obvier à ces appréhensions, ou plutôt pour s'opposer ouvertement à la Russie, les Autrichiens venaient de renforcer les troupes qu'ils avaient en Hongrie; ils y formèrent des magasins, et préparèrent toutes choses pour se mettre en état d'agir, si les circonstances l'exigeaient. Ils ne s'en cachaient point, et disaient à qui voulait l'entendre, que si la guerre ne finissait pas promptement, l'Impératrice-Reine serait obligée d'y prendre part.
La seconde entrevue du Roi et de l'Empereur fut au camp de Neustadt en Moravie. On ne rencontrait aucun Autrichien qui ne laissât échapper quelque trait d'animosité contre la nation russe. L'Empereur parut au Roi tel qu'il en avait porté son jugement la première fois qu'il le vit à Neisse. Le prince Kaunitz, qui se trouvait aussi à Neustadt, eut de longues conférences avec Sa Majesté Prussienne. Cet homme, avec un sens droit, avait l'esprit rempli de travers : l'interrompre quand il parlait, c'était l'outrager; au lieu de converser, il<32> dissertait, aimant mieux s'entendre discourir lui-même que d'écouter ce que les autres lui répondaient. Il était arrivé à l'Impératrice-Reine de demander à ce ministre quelque explication sur une matière qu'il épluchait gravement; le prince Kaunitz, au lieu de lui répondre, lui tira sa révérence, et sortit brusquement de la chambre du conseil. Dans les conférences qu'il eut avec le Roi, il étala avec emphase le système de sa cour, et le présenta comme un chef-d'œuvre de politique, dont il était l'auteur; il insista ensuite sur la nécessité de s'opposer aux vues ambitieuses de la Russie, et déclara que jamais l'Impératrice-Reine ne souffrirait que les armées russes passassent le Danube, ni que la cour de Pétersbourg fît des acquisitions qui la rendissent voisine de la Hongrie. Il ajouta que l'union de la Prusse et de l'Autriche était l'unique barrière que l'on pût opposer à ce torrent débordé qui menaçait d'inonder toute l'Europe.
Quand il eut achevé de parler, le Roi répondit qu'il tâcherait toujours de cultiver l'amitié de Leurs Majestés Impériales, dont il faisait un cas infini; mais que, d'autre part, il priait le prince Kaunitz de considérer les devoirs qu'imposait au Roi l'alliance qu'il avait contractée avec la Russie, à laquelle il ne pouvait en aucune façon déroger, et que ces engagements étaient comme autant d'entraves qui l'empêchaient d'entrer dans les mesures que le prince Kaunitz venait de lui proposer. Le Roi ajouta que son unique désir était d'empêcher que la guerre entre les Russes et les Turcs ne devînt générale; que, pour cet effet, il s'offrait de bon cœur à réconcilier les deux cours impériales; qu'il était même temps d'y penser, pour empêcher que des mécontentements réciproques ne dégénérassent enfin en brouilleries ouvertes. Cependant, pour maintenir la cour de Vienne dans les dispositions favorables qu'elle feignait d'annoncer, le Roi jugea à propos de réitérer les mêmes assurances qu'il avait données à l'Empereur lorsque ce prince vint à Neisse; de plus, on promit de terminer à l'amiable les petites chicanes qui ont souvent lieu entre les employés<33> des finances le long des frontières; de même le Roi voulut bien consentir à ce que l'Empereur lui demandait, savoir, de communiquer avec franchise à la cour de Vienne toutes les ouvertures que la France pourrait faire à celle de Berlin. Comme cependant tout ceci s'était passé entre le Roi et le prince Kaunitz seul, le Roi trouva qu'il était décent de mettre l'Empereur au fait de ce qui s'était dit et fait, et il sembla que ce monarque, peu accoutumé à de tels égards, tînt compte au Roi de l'attention qu'il avait eue pour lui; car son premier ministre le traitait avec beaucoup de fierté, et plutôt en subalterne qu'en maître.
Le lendemain de cette conférence arriva à Neustadt un courrier de Constantinople avec des lettres du caïmacan, datées du 12 août, par lesquelles le Grand Seigneur invitait les cours de Vienne et de Berlin à se charger de la médiation pour accommoder les différends qui subsistaient encore entre la Porte et la Russie. Il était expressément marqué dans cette dépêche que les Turcs ne voulaient consentir à aucune paix, que par l'entremise des deux cours.
L'Empereur convint qu'il était uniquement redevable de cette médiation aux soins que le roi de Prusse s'était donnés à Constantinople, et il lui en témoigna sa reconnaissance. Ce même jour, le Roi eut un entretien avec le prince Kaunitz; il ne manqua pas de le féliciter de cet heureux événement, qui pouvait le tranquilliser en quelque sorte, et même diminuer la jalousie que les succès des Russes avaient fait naître dans son esprit. Il lui disait que cette démarche de la Porte rendait la cour de Vienne l'arbitre des conditions de paix qu'elle voudrait stipuler entre ces deux puissances. Le ministre reçut ce compliment avec toute la morgue autrichienne, et répondit, avec un ton de hauteur et une indifférence affectée, qu'il approuvait la démarche que les Turcs venaient de faire; aussi jamais médiation ne fut acceptée avec un plus vif empressement.
Pendant qu'on s'occupait à pacifier le Nord, d'autres querelles et<34> de nouveaux différends présageaient de prochaines ruptures vers le sud de l'Europe. M. de Choiseul, dont l'esprit inquiet se plaisait à répandre le trouble dans toutes les cours, était l'unique auteur de ces dissensions : il voulait à toute force humilier les Anglais, et n'osant agir ouvertement, de crainte de choquer Louis XV, il mit les Espagnols en avant, qui s'emparèrent de l'île de Falkland, où les Anglais avaient commencé à former quelques établissements; des vaisseaux de la flotte marchande des Anglais furent pris par ceux des Espagnols, en même temps que le chantier que les Anglais ont à Portsmouth, fut consumé par un incendie. Tant d'événements fâcheux qui arrivèrent coup sur coup, firent une impression d'autant plus vive sur la cour de Londres, que le ministre préposé à la flotte, par une négligence impardonnable, avait eu si peu de soin de son administration, qu'alors à peine l'Angleterre pouvait-elle mettre vingt vaisseaux de guerre en mer. Cependant les Anglais prirent feu, et la guerre s'en serait ensuivie, si le duc de Choiseul fût resté à la tête des affaires; mais ses ennemis le culbutèrent.
M. de Maupeou, qui était grand chancelier de France, se flatta qu'en déplaçant ce ministre, il pourrait réunir tous les emplois que M. de Choiseul avait possédés, et qu'en les joignant aux sceaux, qu'il avait actuellement, il serait réellement premier ministre, ainsi qu'autrefois l'avaient été Richelieu et Mazarin. Pour former un parti, il s'associa les ducs d'Aiguillon et de Richelieu. Ceux-ci captivèrent leur maître en lui procurant la connaissance d'une demoiselle dont la réputation était plus qu'équivoque; elle réussit par ses charmes, et devint bientôt toute-puissante; le vieux Louis XV l'idolâtrait. M. de Choiseul, trop fier pour s'abaisser envers une personne pour laquelle il avait un souverain mépris, lui refusa les distinctions que les hommes en place rendent d'ordinaire aux favorites de leurs maîtres. Le mécontentement qu'en ressentit la nouvelle maîtresse, se communiqua promptement à son amant; les cabaleurs en profitèrent sur-le-champ :<35> ils aigrirent l'esprit du Roi dans les mauvaises dispositions où il était déjà pour M. de Choiseul, en lui dépeignant ce ministre comme un prodigue, qui avait dissipé mal à propos et en folles dépenses les revenus du royaume, et qui, pour se rendre nécessaire, avait si bien embrouillé les affaires de la France et de l'Angleterre, que les querelles qui en naîtraient, entraîneraient nécessairement la France dans une guerre pour le moins aussi ruineuse que la précédente. Ce dernier argument fut celui qui fit la plus forte impression. Louis XV disgracia tout de suite son ministre, et avec lui tombèrent tous les vastes projets qu'il avait formés.
Le roi de France négocia lui-même avec l'Angleterre et l'Espagne, pour pacifier leurs différends. L'île de Falkland fut restituée aux Anglais; mais le roi d'Espagne, ayant le cœur ulcéré de ce que la France n'avait pas, dans cette occasion, soutenu ses intérêts, en conserva un ressentiment secret. Aucune cour ne regretta plus la perte de M. de Choiseul que celle de Vienne : elle avait placé toute sa confiance dans ce ministre, dont l'attachement lui était connu; M. d'Aiguillon, auquel le Roi avait donné le département des affaires étrangères, était réputé pour n'avoir point le même attachement pour la maison impériale. Le chancelier fut également trompé, et vit échouer ses projets et ses espérances. Il faut donc dater de la disgrâce du duc de Choiseul les changements qui, depuis, arrivèrent en France; tant la chaîne des événements est liée, et tant il est difficile de prévoir les suites importantes que souvent des bagatelles amènent.
Mais tout ce qui se passait alors dans cette partie de l'Europe, nous intéresse moins que ce qui se traitait en Orient et vers le septentrion. Les propositions que la Porte avait faites aux cours de Berlin et deVienne, furent communiquées à celle de Pétersbourg. Sa Majesté fit en même temps insinuer en Russie que si l'Impératrice refusait la médiation de l'Autriche et des Prussiens, il serait à craindre<36> que le Grand Seigneur ne s'adressât à la France pour implorer son secours. Cette seule réflexion pouvait déterminer la cour de Pétersbourg à ne pas refuser la médiation autrichienne, parce que l'éloignement qu'elle avait pour la cour de Vienne, n'approchait pas de l'aversion qu'elle avait pour la cour de Versailles. D'abord, les Russes répondirent qu'ils ne pouvaient accepter la médiation que leur offraient ces deux puissances, sous prétexte qu'ils avaient refusé celle des Anglais. Cependant, par politesse et par les bons offices des deux cours, ce qui, au nom près, revenait à la même chose, les Russes, qui craignaient d'être gênés par l'intervention d'autres puissances dans les projets qu'ils avaient arrangés pour la paix, tâchèrent d'entamer avec les Turcs une négociation directe par le canal du maréchal Romanzoff, qui pouvait traiter immédiatement avec le grand vizir. Cette tentative ne leur ayant pas réussi, ils consentirent aux propositions que leur avaient faites précédemment les cours de Berlin et de Vienne.
Le hasard fit qu'alors le prince Henri, frère du Roi, avait fait un tour à Stockholm pour rendre visite à la reine de Suède sa sœur. L'impératrice de Russie, qui, dans sa jeunesse, avait connu ce prince à Berlin, demanda qu'il eût la permission de se rendre à Pétersbourg; c'était une chose qu'on ne pouvait refuser honnêtement. Le prince passa donc en Russie, et avec l'esprit qu'il a, il gagna bientôt de l'ascendant sur celui de l'Impératrice, et lui persuada de s'ouvrir au Roi son frère. La lettre de l'Impératrice était accompagnée d'un long mémoire, lequel contenait les conditions de paix qui devaient servir de base à la négociation qu'on voulait entamer. Après un préambule qui annonçait la plus grande modération, l'Impératrice demandait aux Turcs la cession des deux Cabardies, Asow et son territoire, l'indépendance du kan de la Crimée, le séquestre pour vingt-cinq années de la Valachie et de la Moldavie pour l'indemniser des frais de la guerre, la libre navigation sur la mer Noire, une île dans l'Archipel<37> pour servir d'entrepôt au commerce des deux nations, une amnistie générale pour les Grecs qui avaient embrassé le parti des Russes, et, avant toutes choses, que le sieur Obreskoff fût élargi des Sept-Tours.
Des conditions aussi énormes auraient achevé de cabrer la cour de Vienne, peut-être même l'auraient-elles portée aux résolutions les plus violentes, si on les lui avait communiquées. Cette raison empêcha le Roi de lui en donner la moindre connaissance. Ce prince préféra les voies de la douceur, les plus sûres pour ne choquer personne. Il s'expliqua amicalement avec l'impératrice de Russie, sans la contredire; mais pour qu'elle sentît elle-même la difficulté qu'il y aurait à faire consentir le Grand Seigneur à l'indépendance des Tartares, il lui représenta les obstacles presque invincibles que la cour de Vienne mettrait à ce que la Russie, en possédant la Valachie et la Moldavie, devînt sa voisine, et que l'île dans l'Archipel donnerait de la jalousie et de l'envie à toutes les puissances maritimes; et il conseilla à l'Impératrice de limiter ses prétentions aux deux Cabardies, à la ville d'Asow avec son territoire, et à la libre navigation dans la mer Noire. Il ajouta que ce n'était par aucun sentiment de jalousie de l'agrandissement de l'Impératrice qu'il s'expliquait ainsi, mais dans l'unique vue qu'au moyen de ces adoucissements l'on pût parvenir à éviter que d'autres puissances, en prenant part à cette guerre, ne la rendissent générale; d'ailleurs, les Turcs étaient déjà convenus de deux points, celui d'accorder l'amnistie aux Grecs, et celui de relâcher le sieur Obreskoff.
Ces représentations, quoique fort modérées, parurent faire quelque peine à l'Impératrice; elle donna à connaître qu'elle ne s'était pas attendue à rencontrer des oppositions de la part de son meilleur allié : mais comme elle continuait d'insister sur son projet, à quelques petites restrictions près, le Roi se vit dans la nécessité de le communiquer à la cour de Vienne. Sa Majesté accompagna cette pièce de tous les adoucissements dont elle était susceptible, et pour<38> ne point effaroucher le prince Kaunitz, il lui fit insinuer que ce n'était pas le dernier mot de la cour de Russie, qui sans doute était disposée à se relâcher sur les articles qui rencontreraient le plus de difficulté.
Les précautions que le Roi prenait, étaient d'autant plus nécessaires, que la cour impériale ne cachait plus ses projets, et que tous les mouvements qu'on voyait en Hongrie, annonçaient une prochaine rupture avec la Russie. La cour de Vienne était décidée à ne pas souffrir que le théâtre de la guerre s'établit au delà du Danube; elle espérait même qu'à la faveur d'une médiation armée, elle pourrait forcer les Russes à restituer aux Turcs la Moldavie et la Valachie, et de plus, à les faire désister de l'indépendance des Tartares, qu'ils demandaient. Dans cette vue, des troupes d'Italie, de la Flandre et de l'Autriche avaient marché en Hongrie; l'envoyé de l'Empereur s'était même expliqué sur ce chapitre assez nettement envers le Roi; il alla jusqu'à demander qu'au cas que les Russes fussent attaqués tout autre part qu'en Pologne, la Prusse dût demeurer neutre; ce qui lui fut nettement refusé. Le prince Kaunitz se flattait, à la faveur de ce plan, d'agrandir la maison d'Autriche sans quelle eût la peine de faire des conquêtes; il comptait bien que la Porte payerait cette assistance en cédant à l'Impératrice-Reine les provinces quelle avait perdues par la paix de Belgrad.
En même temps que Vienne était remplie de projets, et la Hongrie de troupes, un corps autrichien entra en Pologne, et s'empara de la seigneurie de Zips, sur laquelle la cour avait des prétentions; mais ces troupes occupèrent encore des seigneuries adjacentes sur lesquelles jamais les Empereurs n'avaient eu des droits. Une démarche aussi hardie étonna la cour de Pétersbourg, et ce fut ce qui achemina le plus le traité de partage qui se fit dans la suite entre les trois puissances. La principale raison était celle d'éviter une guerre générale toute prête à éclore; il fallait, outre cela, entretenir la balance des<39> pouvoirs entre de si proches voisins; et comme la cour de Vienne donnait suffisamment à connaître qu'elle voulait profiter des troubles présents pour s'agrandir, le Roi ne pouvait se dispenser de suivre son exemple et d'en faire autant. L'impératrice de Russie, irritée que d'autres troupes que les siennes osassent faire les maîtres en Pologne, dit au prince Henri que si la cour de Vienne voulait démembrer la Pologne, les autres voisins de ce royaume étaient en droit d'en faire autant.
Cette ouverture se fit à propos; car après avoir tout examiné, c'était l'unique moyen qui restât d'éviter de nouveaux troubles et de contenter tout le monde. La Russie pouvait s'indemniser de ce que lui avait coûté la guerre avec les Turcs, et au lieu de la Valachie et de la Moldavie, qu'elle ne pouvait posséder qu'après avoir remporté autant de victoires sur les Autrichiens que sur les Musulmans, elle n'avait qu'à choisir une province de la Pologne à sa bienséance, sans avoir de nouveaux risques à courir; on pouvait assigner à l'Impératrice-Reine une province limitrophe de la Hongrie, et au Roi ce morceau de la Prusse polonaise qui sépare ses États de la Prusse royale; et par ce nivellement politique, la balance des pouvoirs entre ces trois puissances demeurait à peu près la même. Néanmoins, pour s'assurer davantage de l'intention de la Russie, le comte de Solms fut chargé d'examiner si ces paroles échappées à l'Impératrice avaient quelque solidité, ou si elles avaient été proférées dans un moment d'humeur et d'emportement passager. Le comte de Solms trouva les sentiments partagés sur ce sujet. Le comte Panin, qui avait fait déclarer, au commencement des troubles de la Pologne, que la Russie maintiendrait l'indivisibilité de ce royaume, sentait de la répugnance pour ce démembrement; il promit néanmoins de ne s'y point opposer, si l'affaire passait au conseil. Mais l'Impératrice était flattée de l'idée qu'elle pourrait sans danger étendre les limites de son empire; ses favoris et quelques ministres qui s'en aperçurent, se rangèrent de son senti<40>ment, de sorte que le projet de partage passa à la pluralité des voix. On annonça au roi de Prusse la résolution qui venait d'être prise, comme un expédient qu'on avait imaginé pour le dédommager des subsides qu'il avait payés à la Russie.
Le comte Panin, en communiquant au comte de Solms les choses que nous venons de rapporter, exigea comme un préalable que le Roi sondât les sentiments de la cour de Vienne au sujet de ce partage. Sur cela, le Roi en fit l'ouverture au baron van Swieten, en l'assurant que la Russie ne témoignait aucun mécontentement de ce que les Autrichiens avaient pris possession de Zips, et que Sa Majesté, pour donner des preuves de son amitié à Leurs Majestés Impériales, leur conseillait de s'étendre dans cette partie de la Pologne selon leur bienséance, ce qu'elles pourraient faire avec d'autant moins de risque, que leur exemple serait imité par les autres puissances voisines de ce royaume. Cette ouverture, toute cordiale qu'elle était, ne fut point accueillie par la cour de Vienne comme on s'en était flatté. Le prince Kaunitz était trop préoccupé du projet qu'il se préparait à mettre en exécution; il trouvait plus d'avantage dans l'alliance des Turcs qu'il ne croyait en pouvoir espérer d'une alliance avec la Russie. Il répondit donc sèchement que si sa cour avait fait occuper quelques parcelles de la Pologne sur les confins de la Hongrie, ce n'était pas à dessein de les garder, mais uniquement pour obtenir justice sur quelques sommes que la maison d'Autriche réclamait de la République, et qu'il n'avait pas imaginé qu'un objet d'aussi peu de valeur pût faire naître l'idée d'un plan de partage, dont l'exécution serait hérissée de difficultés insurmontables, à cause qu'il était autant qu'impossible d'établir une égalité parfaite entre les différentes portions des trois puissances; qu'enfin un tel projet ne pouvant servir qu'à rendre la situation embrouillée de l'Europe plus critique qu'elle ne l'était, il déconseillait à Sa Majesté Prussienne d'entrer dans de telles mesures. Il ajouta d'un air d'indifférence que sa cour était prête à évacuer les districts que<41> ses troupes avaient occupés, si les autres puissances en voulaient faire autant. Ces derniers mots étaient comme un reproche tacite aux Russes, qui avaient des armées en Pologne; ils visaient également sur le Roi, qui avait tiré un cordon de troupes depuis le pays de Crossen jusqu'au delà de la Vistule, pour garantir ses États de la peste, qui faisait alors en Pologne de grands ravages.
Dans une affaire de cette nature, il ne fallait pas se laisser décourager par des bagatelles. On pouvait prévoir que la cour de Vienne changerait de sentiments sitôt que la Russie et la Prusse seraient bien d'accord ensemble, parce que les Autrichiens préféreraient d'avoir part à ce partage aux risques de tenter les hasards de la guerre contre aussi forte partie. Ajoutez à cela que l'Impératrice-Reine, n'ayant d'allié que la France, ne pouvait alors aucunement compter sur des secours. Pour profiter de combinaisons aussi favorables, le Roi résolut de pousser l'affaire du partage; il observa le silence envers la cour de Vienne, pour lui laisser le temps de réfléchir. En même temps, le comte de Solms fut chargé d'informer les Russes que les ouvertures du traité de partage avaient été faites à Vienne, et que, quoique le prince Kaunitz eût évité jusqu'alors de s'expliquer sur ce sujet, on pouvait néanmoins prévoir qu'il y donnerait volontiers les mains, aussitôt que les deux autres puissances seraient convenues de leurs intérêts réciproques; il se servit de ce motif pour que cette affaire fût conclue plus promptement, parce qu'il n'y avait pas un moment à perdre.
Peut-être que la lenteur et la paresse habituelle des Russes aurait encore traîné la conclusion du traité en longueur, si la cour de Vienne n'eût servi le Roi sans le vouloir. Tous les jours elle faisait naître par sa médiation de nouvelles difficultés pour la paix; souvent elle chicanait avec aigreur les Russes sur leurs énormes prétentions, et s'expliquait d'un ton despotique sur les articles de la paix qu'elle rejetait, favorisant les Turcs en tout ce qui dépendait d'elle. Mais les mouve<42>ments qui se faisaient dans l'armée de Hongrie, achevèrent de rendre les Autrichiens suspects à la cour de Pétersbourg. Dans ce même temps, une rumeur se répandit dans le public que les Impériaux négociaient un traité de subsides à Constantinople; cette dernière nouvelle donna l'alarme au conseil de Pétersbourg, et le Roi, qui communiquait aux Russes tous les avis propres à découvrir les intrigues des Autrichiens, parvint enfin à tirer la cour de Pétersbourg de cette léthargie dans laquelle elle était plongée. L'impératrice de Russie sentit le besoin qu'elle avait d'être assistée par Sa Majesté : elle jugea que pour s'assurer de ce prince, il fallait lui procurer des avantages, de sorte que le comte Panin déclara au comte Solms qu'il n'attendait que le projet de partage de Berlin pour entrer avec lui en conférence sur ce sujet.
Ce projet s'expédia bien vite à Pétersbourg; il donnait carte blanche à la Russie de choisir en Pologne, selon sa convenance, telle province qu'elle jugerait à propos de prendre en possession. Le Roi demanda pour sa part la Pomérellie, le district de la Grande-Pologne en deçà de la Netze, l'évêché de Varmie, les palatinats de Marienbourg et de Culm, en laissant le champ libre aux Autrichiens pour accéder à ce traité, s'ils le jugeaient à propos. Tous les arrangements qui se prenaient à Berlin, comme à Pétersbourg, n'empêchaient point le prince Kaunitz de continuer d'aller son train. Il était plus arrogant que jamais; il accrochait, par mille difficultés que sa médiation lui fournissait, la négociation de la paix avec les Turcs; il rejetait surtout l'article des cessions de la Valachie et de la Moldavie, que les Russes exigeaient de la Porte; fier des offres que lui faisait le sultan, et croyant que le nombre des troupes assemblées en Hongrie pouvait en imposer aussi bien aux Prussiens qu'aux Russes, il fit déclarer au Roi que les conditions de paix proposées par la Russie étaient diamétralement opposées aux intérêts de la monarchie autrichienne, qu'elles tendaient à renverser l'équilibre de l'Orient, et qu'au cas que<43> la cour de Pétersbourg ne voulût pas les modérer, Leurs Majestés Impériales seraient forcées de prendre part à cette guerre; qu'elles se flattaient que, dans ce cas, le Roi observerait une parfaite neutralité, d'autant plus que ses engagements avec la Russie se bornaient à la Pologne, dont les Autrichiens respecteraient le territoire.
On voyait bien que la cour de Vienne ne voulait absolument pas que les Russes devinssent ses voisins : d'une part, elle craignait qu'un nombre de Grecs répandus en Hongrie ne s'attachassent à cette puissance par religion; d'autre part, elle aimait mieux être voisine de l'empire affaibli des Turcs que de l'empire formidable de la Russie. La situation où le Roi se trouvait entre ces deux cours impériales, était embarrassante : s'il consultait ses intérêts, il ne devait ni souhaiter, ni employer ses forces pour accroître la puissance des Russes, qui n'était que trop formidable. Ces raisons, d'autre part, étaient contre-balancées par des engagements solennels, qui obligeaient ce prince d'assister l'Impératrice son alliée dans toutes les occasions où elle serait attaquée par l'Impératrice-Reine; ou il fallait remplir ces engagements, ou il fallait renoncer aux fruits qu'on espérait d'en recueillir. De plus, le parti de la neutralité était plus dangereux pour la Prusse que celui de soutenir son alliée : les Autrichiens et les Russes se seraient battus, puis, en s'accommodant, ils auraient pu faire la paix aux dépens du Roi; ce prince aurait perdu toute considération; personne ne se serait fié à sa bonne foi; et après la paix, il serait demeuré isolé; ce qui serait indubitablement arrivé, si le Roi avait suivi un plan aussi défectueux.
Sa Majesté ne balança point : elle se détermina à remplir fidèlement ses engagements avec la Russie, et pour adoucir en même temps la cour de Vienne, elle la flatta de l'espérance qu'il ne serait pas impossible de fléchir l'impératrice de Russie, et de faire changer les vues qu'elle avait sur la Valachie et sur la Moldavie; mais en ajoutant que si c'en venait à une rupture entre les deux Impératrices, Sa Majesté<44> ne pouvait se dispenser d'assister celle de Russie, avec laquelle elle était en alliance. Pour donner plus de poids à cette déclaration, l'on augmenta et remonta toute la cavalerie; les ordres donnés pour cet effet s'ébruitèrent promptement et partout. Ces mesures vigoureuses, prises si à propos, firent impression sur la cour de Pétersbourg; on profita de son contentement pour l'engager à sacrifier une partie de ses prétentions sur la Valachie au bien commun de la paix.
Il était difficile de traiter avec les Russes, parce qu'ils n'entendent rien à l'art de la négociation. Ils ne pensent qu'à leurs intérêts, et ne tiennent aucun compte de celui des autres, comme on le va voir. Le contre-projet du traité de partage de la cour de Pétersbourg arriva alors à Berlin; il était singulièrement conçu : tout l'avantage en était pour la Russie, tous les risques pour la Prusse. On accordait, à la vérité, la plus grande partie du terrain de la Pologne que le Roi avait demandé; mais l'acquisition des Russes était au moins d'une étendue double de celle-là. On avait inséré surtout dans ce traité un article très-onéreux pour Sa Majesté : on demandait que la Prusse assistât de toutes ses forces la Russie, au cas qu'elle fût attaquée par les Autrichiens; mais supposé que l'Impératrice-Reine déclarât la guerre au roi de Prusse, ce prince n'avait aucun secours à attendre de la Russie, avant que la paix avec les Turcs fût conclue. Des conditions aussi peu proportionnées n'étant pas acceptables, elles donnèrent lieu à quelques explications; on fit un résumé de tous les engagements de la Prusse avec la Russie. Il résultait de ce recensement que tout était en faveur de l'Impératrice, et rien en faveur du Roi; toutefois on ajouta que Sa Majesté avait résolu de satisfaire à tout ce qu'on pouvait prétendre d'elle raisonnablement. Le Roi se reposait sur l'équité comme sur la modération de l'impératrice de Russie, qui voudrait bien sacrifier quelques parties de ses conquêtes, pour prévenir une guerre qui menaçait dans peu de devenir générale, d'autant plus que la Moldavie et la Valachie servaient de prétexte aux Autrichiens pour<45> embrouiller de plus en plus les affaires, et que, dans des circonstances aussi critiques que les présentes, il était de la dignité d'une aussi vaste monarchie que celle de la Russie d'avoir moins d'égard à ses intérêts qu'au bien public. On proposa en même temps que pour indemniser la Prusse de tous les dangers qu'elle pouvait s'attirer par une nouvelle guerre, dont on ne pouvait prévoir quelles seraient les suites, la Russie voulût bien ajouter la ville de Danzig, située au milieu de la Pomérellie, au partage de la Pologne dont le Roi devait se mettre en possession.
Ces représentations, comme il arrive d'ordinaire, ne firent pas tout l'effet qu'on en devait attendre. Cependant, à force de réfléchir sur les raisons qu'on lui avait exposées si clairement, l'impératrice de Russie voulut bien restreindre les propositions de paix qui se trouvaient incompatibles aux intérêts d'autres puissances : elle s'engagea donc en conséquence à restituer aux Turcs, après la paix, toutes les conquêtes qu'elle venait de faire entre le Dniester et le Danube. La cour de Berlin communiqua promptement cette heureuse nouvelle à celle de Vienne; on vit pour la première fois paraître le prince Kaunitz avec un visage serein; son astuce et son orgueil s'humanisèrent, les esprits se calmèrent, et l'inquiétude et la jalousie que les grands succès des Russes avaient données à la cour impériale, disparurent, du moment qu'elle n'eut plus à craindre d'avoir cette puissance pour voisine de ses États.
La Porte fut aussitôt informée des bonnes dispositions où se trouvait la cour de Pétersbourg. Les Turcs, dégoûtés de la guerre à force de malheurs qu'ils avaient essuyés, inclinaient fortement à la paix. La dernière campagne des Russes n'était qu'une suite de triomphes : ils avaient conquis la Crimée, et une bataille décisive qu'avait gagnée le maréchal de Romanzoff sur la fin de l'année, avait mis le comble à la prospérité de leurs armes. Dans des circonstances aussi désespérées, la nouvelle arriva à Constantinople que les plus grands obstacles<46> à la paix étaient levés; les Turcs résolurent alors de leur côté, pour faciliter la pacification générale, de rendre la liberté au sieur d'Obreskoff, détenu jusqu'alors aux Sept-Tours. Le relâchement46-a de ce ministre était un préalable que l'Impératrice avait exigé, sans lequel elle ne voulait entendre à aucune négociation.
Quoique toutes les cours fussent en action, la lenteur et l'irrésolution des Russes traînaient en longueur la conclusion du traité de partage; la négociation s'accrochait principalement à la possession de la ville de Danzig : les Russes prétendaient qu'ils avaient garanti46-b la liberté de cette petite république. Ce n'étaient proprement que les Anglais, jaloux des Prussiens, qui protégeaient la liberté de cette ville maritime, et qui encourageaient l'impératrice de Russie à ne pas consentir aux demandes de Sa Majesté Prussienne. Il fallait néanmoins que le Roi se déterminât; et comme il était évident que le possesseur de la Vistule et du port de Danzig assujettirait cette ville avec le temps, on jugea qu'il ne fallait pas arrêter une négociation aussi importante, pour un avantage qui proprement n'était que différé; ce qui fit que Sa Majesté se relâcha de cette prétention. L'on reçut, après bien des longueurs, l'ultimatum de la cour de Pétersbourg. Les Russes insistaient toujours sur les secours considérables qu'ils demandaient aux Prussiens, en cas que les Autrichiens leur déclarassent la guerre; quelque choquantes que fussent ces inégalités, quelque disproportionnés que fussent des secours que deux alliés se doivent au fond réciproquement, comme on savait que l'Impératrice-Reine se trouvait dans des dispositions plus favorables et plus pacifiques que par le passé, on négligea des considérations qui cessaient d'être importantes, pour conclure un traité qui dès lors devenait avantageux, et l'on promit aux Russes les secours dont dès lors il ne pouvait plus être question.
Après que tant d'obstacles eurent été levés, cette convention<47> secrète fut enfin signée à Pétersbourg : les acquisitions prussiennes furent telles que nous les avons rapportées, à l'exception des villes de Danzig, de Thorn, et de leur territoire. Par ce partage, la cour de Pétersbourg acquit en Pologne une lisière considérable le long de ses anciennes frontières, depuis la Dwina jusqu'au Dniester. On fixa le temps de la prise de possession au mois de juin. On convint d'inviter l'Impératrice-Reine à se joindre aux deux puissances contractantes, afin de participer à ce partage. La Russie et la Prusse se garantirent leurs acquisitions, et promirent d'agir de concert à la diète de Varsovie, pour obtenir pour tant de cessions le consentement de la République. Le Roi promit encore, par un article secret, d'envoyer vingt mille hommes de son armée en Pologne, pour se joindre aux Russes au cas que la guerre devînt générale; de plus, Sa Majesté s'engageait à se déclarer ouvertement contre la maison d'Autriche, supposé que ce secours ne fût pas suffisant; on convint aussi que les subsides prussiens cesseraient d'être payés, aussitôt que leur corps auxiliaire aurait joint l'armée russe. On ajoutait, par un autre article, que Sa Majesté serait autorisée à retirer ses troupes auxiliaires, si, en haine de ces secours, elle était attaquée par les Autrichiens dans ses propres États; si telle chose avait lieu, la Russie promettait de lui envoyer six mille hommes d'infanterie et quatre mille Cosaques, et même de doubler ce nombre, aussitôt que les circonstances le permettraient. La Russie s'engageait aussi d'entretenir une armée de cinquante mille hommes en Pologne, afin de pouvoir assister le Roi de toutes ses forces, après que la guerre avec les Turcs serait terminée; et enfin, elle promit de continuer cette assistance jusqu'à ce que, par une pacification générale, elle pût procurer aux Prussiens un dédommagement convenable. On joignit à tous ces articles une convention séparée, pour régler l'entretien réciproque des corps auxiliaires.
Cet ouvrage, qui servait de base aux projets qui devaient s'ensuivre, étant terminé, il restait à persuader la cour de Vienne de se<48> joindre aux deux puissances contractantes. Trois partis se formaient dans cette cour, dont chacun pensait différemment : l'Empereur aurait voulu regagner en Hongrie les provinces que sa maison avait perdues par la paix de Belgrad. L'Impératrice sa mère, qui n'avait plus cette énergie et cette fermeté dont elle avait tant donné de marques dans sa jeunesse, et qui commençait à s'adonner à une dévotion mystique, se reprochait le sang que ses guerres passées avaient fait répandre; elle détestait la guerre, et voulait conserver la paix à quelque prix que ce fût. Le prince Kaunitz, doué d'un jugement droit, qui voulait accorder les intérêts de la monarchie avec le penchant de sa souveraine, se trouvait par conséquent dans l'embarras d'opter entre la guerre ou le partage de la Pologne, et craignait, de plus, que s'il prenait ce dernier parti, l'union de la maison de Bourbon avec celle d'Autriche, qu'il regardait comme son chef-d'œuvre, n'en fût rompue. D'un côté, la cavalerie prussienne remontée si promptement lui donnait à connaître que le Roi avait pris un parti décisif; d'un autre, il voyait que ce prince ne désirait pas mieux qu'une pacification générale, et qu'il y travaillait avec ardeur.
Enfin, le Roi dit à l'envoyé d'Autriche, dans une conférence qu'il eut avec lui, que Sa Majesté félicitait l'Impératrice-Reine de ce que, dans ce moment, elle avait le sort de l'Europe en ses mains, parce que réellement la paix ou la guerre dépendait, dans ces circonstances, du parti qu'elle allait prendre. Le Roi ajouta qu'il avait une si grande confiance dans la sagesse reconnue de cette grande princesse, qu'il ne doutait point qu'elle ne préférât la tranquillité générale de l'Europe aux troubles qui pouvaient survenir, et dont il était impossible de prévoir quelles en pourraient être les suites. Cet entretien, dont van Swieten rendit compte à sa cour, produisit tout l'effet qu'on en pouvait espérer : le prince Kaunitz fut convaincu qu'il fallait renoncer à l'alliance des Turcs, comme à tous les projets qui étaient fondés sur ce préalable; il comprit également qu'il ne pouvait plus empêcher le<49> partage de la Pologne, à moins d'attaquer, sans l'assistance d'aucun allié, la Prusse et la Russie en même temps. Cette chance était trop désavantageuse pour qu'un homme, pour peu qu'il fût prudent, voulût s'y hasarder : il ne lui restait donc d'autre parti raisonnable que celui de se joindre aux deux cours alliées, afin de participer au partage de la Pologne, et de soutenir par ce moyen un équilibre égal entre ces trois puissances. Par une suite de cette résolution, le baron van Swieten fut chargé de proposer, au nom de sa cour, la signature d'un acte par lequel les trois cours promettaient d'observer une égalité parfaite dans le partage qu'elles feraient de la Pologne. Cette proposition, qui était juste, fut reçue sans empêchement, parce qu'elle devait aplanir toutes les difficultés qui avaient jusqu'alors causé tant d'embarras, et que c'était l'unique moyen d'éviter la guerre générale, qu'on avait eu de si fortes raisons d'appréhender. Cet acte fut signé sans délai, et l'échange s'en fit tout de suite.
Ce traité conclu entre les cours de Berlin et de Vienne fut incessamment communiqué à celle de Pétersbourg. L'Impératrice reçut avec plaisir cette nouvelle importante : elle se voyait, par cette accession de l'Autriche, dégagée du fardeau d'une nouvelle guerre qu'elle aurait peut-être eu de la peine à soutenir. Elle suivit les conseils du Roi, qui l'exhortait à diminuer autant qu'il se pourrait le nombre de ses ennemis : aussi, peu après, la même convention fut signée à Pétersbourg par les deux cours impériales. On se pressa ensuite à niveler le partage des trois cours; ce qui avait été réglé entre la Prusse et la Russie, fut aussitôt communiqué à l'Impératrice-Reine. La cour de Vienne ne s'oublia pas dans son contre-projet : son avidité d'agrandissement étendit ses vues sur une quantité de palatinats qui remplissaient l'espace depuis la principauté de Teschen jusqu'aux confins de la Valachie, et qui poussaient une pointe, par Belz, à une distance peu éloignée de Varsovie. Les pays enclavés dans cette démarcation, qui faisaient à peu près le tiers de la Pologne, étaient évidemment opposés<50> à la convention que cette cour venait à peine de signer avec les autres puissances. On trouva cette portion que les Autrichiens voulaient s'approprier, aussi énorme à Pétersbourg qu'on l'avait trouvée exorbitante à Berlin. Choqué de procédés aussi indécents, le comte Panin remit un mémoire raisonné au prince Lobkowitz, qui résidait à Pétersbourg en qualité de ministre d'Autriche, dans lequel il évaluait avec précision les partages des trois cours; et il concluait que pour établir une égalité parfaite, il désirait que la cour de Vienne voulût bien renoncer à la possession de Léopol et des salines importantes de Wieliczka, afin que les portions fussent semblables, et que personne ne pût se plaindre d'être lésé.
La cour de Vienne continua d'insister sur la ville de Léopol et sur les salines de Wieliczka, qu'elle voulait posséder à toute force, en même temps que pour faciliter cette convention elle se désista des palatinats de Lublin, de Chelm et de Belz. Les choses étant dans ces termes, il fallait se hâter de conclure, si l'on ne voulait pas renoncer à tout partage. Dans cette occasion, trop d'exactitude à évaluer les différentes portions aurait fait naître des disputes interminables; d'autres puissances auraient immanquablement profité de cette mésintelligence, et toutes les peines qu'on s'était données jusqu'alors, auraient été perdues. Dans cette persuasion, le Roi conseilla à l'impératrice de Russie d'accepter les conditions que la cour de Vienne annonçait être son ultimatum. Cette princesse comprit combien les moments étaient précieux, et, rien n'y mettant plus d'empêchement, la triple convention des cours contractantes fut signée par leurs ministres à Pétersbourg.
Les acquisitions prussiennes et celles des Russes lurent articulées dans ce traité telles que nous les avons annoncées; ce qui devait tomber en partage aux Autrichiens, fut marqué depuis la principauté de Teschen jusqu'au delà de Sendomir et du confluent du San, en tirant une ligne droite au Bug, et de cette rivière à celle du Dniester, aux<51> frontières de la Pococie51-a et de la Moldavie. Les trois cours se garantirent leurs possessions respectives; elles promirent qu'elles agiraient de concert pour engager la république de Pologne à donner son consentement aux cessions qu'on lui demandait. La cour de Vienne, adoucie par tant d'acquisitions, promit d'employer ses bons offices, conjointement avec celle de Prusse, afin de disposer la Porte à recevoir les conditions de paix que la Russie lui avait proposées. Les trois cours fixèrent la prise de possession au premier jour du mois de septembre. On convint de remettre vers ce temps au roi de Pologne une déclaration concertée entre les trois cours, afin d'instruire la République des arrangements qu'on venait de prendre, et pour l'exhorter à la convocation d'une diète extraordinaire, afin qu'elle travaillât à l'entière pacification du royaume; c'était à cette diète que la Russie, l'Autriche et la Prusse se proposaient de présenter une déduction qui devait contenir les prétentions de chaque puissance, avec les droits qu'elles croyaient avoir sur ce qu'elles avaient pris en possession.
Le Roi fondait ses prétentions sur la Pomérellie et sur une partie de la Grande-Pologne située en deçà de la Netze, sur ce que ces provinces, autrefois annexées à la Poméranie,51-b en avaient été démembrées par les Polonais. Il revendiquait la ville d'Elbing en vertu d'une prétention liquide et de l'argent que ses ancêtres avaient avancé sur cette ville à la République. On faisait des évêchés de Varmie et des palatinats de Marienbourg et de Culm un équivalent de la ville de Danzig, capitale de la Pomérellie, laquelle demeurait libre. Nous ne voulons pas répondre de la validité de ces droits, ni de ceux des Russes, encore moins de ceux des Autrichiens. Il fallait des conjonc<52>tures singulières pour amener et réunir les esprits pour ce partage, et il se fit pour éviter une guerre générale.
Telle fut la fin de tant de négociations, qui demandaient de la patience, de la fermeté et de l'adresse. L'on parvint cette fois à préserver l'Europe d'une guerre générale qui était près d'éclater. Des intérêts aussi contraires que ceux des Russes et des Autrichiens étaient difficiles à concilier. Pour dédommager les Russes de leurs conquêtes, que les Autrichiens voulaient qu'ils restituassent à la Porte, il n'y avait d'autre moyen que de leur assigner des possessions en Pologne. L'Impératrice-Reine en avait donné l'exemple, en faisant occuper par ses troupes la principauté de Zips; et pour que la balance se soutînt en quelque manière entre les puissances du Nord, il fallait de nécessité que le Roi eût part à ce partage. C'est là le premier exemple que l'histoire fournisse d'un partage réglé et terminé paisiblement entre trois puissances; sans les conjonctures où l'Europe se trouvait alors, les plus habiles politiques y auraient échoué : tout dépend des occasions et du moment où les choses se font.
Le soin d'accorder ces divers intérêts n'absorbait pas toute l'attention des trois puissances; on n'en pressait pas moins les Turcs de consentir à la tenue d'un congrès; l'internonce d'Autriche, qui résidait à Constantinople, ne parlait plus des subsides qu'il avait si vivement sollicités, ni des diversions que sa cour allait faire en faveur de la Porte; et loin d'encourager les Turcs à la continuation de la guerre, il s'était joint au ministre prussien pour engager le divan à choisir ceux que le Grand Seigneur enverrait au congrès de la pacification. Les plénipotentiaires furent nommés de la part des deux puissances belligérantes; les ministres prussien et autrichien les joignirent à Fokschani, lieu où se tinrent les conférences. Le comteOrloff, favori de l'Impératrice, y présidait de la part de la Russie, et Osman-Effendi de la part des Turcs. Ces deux ministres paraissaient d'accord sur les articles essentiels du traité, et même sur l'indépen<53>dance des Tartares; mais lorsqu'on en vint au projet article par article, Osman-Effendi en présenta un autre, par lequel le droit de confirmer le kan des Tartares élu, et le droit d'administrer la justice en Crimée, étaient réservés au Grand Seigneur. Cette proposition fut rejetée; Osman en présenta une plus modérée, mais qui fut aussi peu admise que la première; sur quoi il déclara qu'après avoir épuisé tous les moyens qui lui étaient permis par ses instructions, qu'après avoir modifié par des adoucissements les articles qui faisaient le plus de peine aux Russes, voyant néanmoins que, sans égard pour la modération du Grand Seigneur, on rejetait toutes ses propositions, il ne lui restait qu'à demander des chevaux pour s'en retourner à Constantinople. M. Orloff le prit au mot : ses intérêts personnels le rappelaient à Pétersbourg, où ses ennemis, profitant de son absence, étaient parvenus à le supplanter; ainsi ce congrès, qu'on avait eu tant de peine à faire assembler, n'atteignit pas la fin du même mois.
Plus les affaires prenaient vers le Nord et l'Orient une tournure avantageuse à la Russie, plus la France, mécontente du peu de considération dont elle jouissait, essayait de se dédommager par ses intrigues de l'ascendant qu'elle avait perdu; elle se flattait de pouvoir le regagner en mettant la Suède en jeu. Le prince royal de Suède, qui voyageait alors en France, se trouva précisément à Paris lorsqu'il apprit la mort du Roi son père. Les ministres de Louis XV, pour profiter de la conjoncture qui se présentait à eux, prirent des engagements secrets avec ce jeune prince. Ils lui promirent d'acquitter les arrérages de la dernière guerre, que la France devait à la Suède : la somme en montait à un million trois cent mille écus; une partie lui en fut remise à Paris, avec l'espérance de lui payer le reste, au cas qu'il voulût l'employer à changer la forme du gouvernement en Suède, en s'y rendant souverain. Dès lors ce jeune prince, vif, ambitieux, mais léger, se livra sans réserve à l'exécution de ce projet, à laquelle la diète qui allait s'assembler pour son couronnement, lui<54> fournissait une occasion favorable. De retour à Stockholm, on envoya des émissaires munis d'argent dans toutes les provinces du royaume, pour corrompre les députés et une partie des troupes; son frère, le prince Charles, se mit à la tête d'un de ces corps, pour le conduire à la capitale au secours du Roi. Mais le jeune monarque n'attendit pas son arrivée; il avait gagné le régiment des gardes et celui de l'artillerie; il s'empara par leur moyen de l'arsenal, fit braquer les canons sur les places et dans les rues, assembla le sénat intimidé par cet appareil qui lui était si nouveau, et se fit déclarer souverain par ce corps, qui représentait toute la nation.
Cet événement inattendu causa quelques inquiétudes à la cour de Berlin : le Roi s'était engagé par son traité avec la Russie à soutenir la forme de gouvernement établie en Suède l'année 1720. Ce prince n'ignorait pas la vive impression qu'une révolution aussi subite ferait sur l'esprit de l'impératrice de Russie. Le congrès de Fokschani venait à la vérité d'être rompu; mais les Russes et les Turcs étaient derechef en pourparlers pour en assembler un nouveau à Bucharest. Si la paix venait à se conclure entre ces deux puissances, il fallait s'attendre qu'incessamment la Russie travaillerait à remettre le gouvernement suédois sur l'ancien pied; le jeune roi de Suède, qui comptait sur l'appui de la France, ne se serait jamais désisté de bon gré de la souveraineté à laquelle il venait de parvenir. Ces causes allaient fournir des matériaux à une nouvelle guerre, dans laquelle le Roi aurait été obligé de combattre contre son propre neveu. La nature, qui parle aux cœurs des rois tout comme à ceux des particuliers, se révoltait contre ce parti. D'autre part, la politique et la foi des traités exigeaient qu'on le prît. Dans cet embarras, le Roi se servit de la cour de Vienne, afin que, par ses représentations à celle de Pétersbourg, on pût parvenir à calmer la première effervescence de la Russie. Les mouvements de colère et de vengeance l'auraient cependant emporté dans l'esprit de l'impératrice de Russie, si les Turcs n'avaient pas<55> résisté avec beaucoup de fermeté aux conditions dures et fâcheuses de la paix qu'on voulait leur faire accepter, en même temps que, du côté de la Suède, le Roi, concevant le danger dont il était menacé de la part de la Russie, se proposait de mettre d'avance le Danemark hors de jeu, pour n'avoir qu'un ennemi à combattre à la fois.
Ceci nous engage à reprendre les choses de plus haut, pour exposer avec précision les raisons qu'avait le roi de Suède d'agir ainsi. Le roi de Danemark était monté trop jeune sur le trône pour que son expérience pût être formée; il était entouré de vieux ministres rompus dans les intrigues de cour, qui, plus intéressés que citoyens, n'ambitionnaient que de gouverner leur maître; et comme ces rivaux luttaient pour se supplanter mutuellement, cela donnait lieu à de fréquentes disgrâces; chaque jour produisait de nouveaux ministres et de nouveaux projets de gouvernement. Le sieur de Saldern, qui se trouvait alors à cette cour en qualité de ministre de Russie, avait, comme nous l'avons dit, moyenné l'échange du duché de Gottorp contre ceux d'Oldenbourg et de Delmenhorst; ce ministre d'une cour étrangère, mais trop puissant à Copenhague, persuada au Roi de voyager et de faire un tour dans les pays étrangers, dans l'intention de le détourner de visiter le royaume de Norwége, où l'on craignait qu'il ne voulût introduire des nouveautés préjudiciables à ses intérêts. Peu après son mariage avec la princesse Mathilde, sœur du roi d'Angleterre, il partit de Copenhague, se rendit à Londres, et de là à Paris. Ses courtisans et ceux qui l'environnaient, animaient en lui le goût de la volupté et de la débauche, auquel il inclinait naturellement. De retour de ses voyages, le Roi en rapporta une maladie honteuse, de laquelle il n'avait pris aucun soin; la Reine son épouse, sous prétexte du rétablissement de sa santé, s'empara de son esprit, et lui proposa un médecin nommé Struensée, comme l'homme le plus capable de le guérir. La familiarité que ce médecin eut à la cour, lui fit gagner imperceptiblement plus d'ascendant sur l'esprit<56> de la Reine qu'il n'était convenable à un homme d'une extraction aussi obscure.
Cette liaison, qui allait de jour en jour en augmentant, obligeait la Reine à prendre les plus grandes précautions pour que le Roi ne pût pas s'apercevoir de l'affront qu'il endurait. On assurait que pour être sûrs de n'être point interrompus dans ces tête-à-tête si scandaleux, la Reine et le médecin imaginèrent que, sous prétexte de donner des remèdes au Roi, on lui ferait prendre de l'opium, pendant l'action duquel le Roi était hors d'état de les troubler. L'usage trop fréquent de ces soporifiques altéra considérablement l'esprit de ce jeune prince : il eut des absences si considérables et si longues, que la Reine et le médecin s'emparèrent des rênes du gouvernement. Struensée fut créé premier ministre, et fut réellement roi de Danemark durant quelques mois. La honte du trône indigna la nation danoise. On découvrit enfin que le projet de la Reine et de son ministre était de faire déclarer le Roi incapable de régner, et, sous ce prétexte apparent, de s'emparer de la tutelle du royaume. Cela acheva de révolter les esprits.
On trouvait qu'on se couvrirait d'opprobre, si l'on exposait le royaume à tomber sous la domination d'une race bâtarde à laquelle un médecin allemand aurait servi de tige. Des gardes de la marine, qu'on avait voulu casser, parce que la cabale se défiait de leur fidélité, furent les premiers qui donnèrent le branle à la révolution. Deux généraux et le sieur d'Osten se rendirent en secret chez la reine Julie, belle-mère du Roi; ils lui représentèrent avec les couleurs les plus vives les périls où sa personne, celle de son beau-fils, et tout le royaume étaient exposés, et la conjurèrent de prendre, dans un moment aussi critique, un parti décisif; ils la déterminèrent qu'après un bal qui devait durer avant dans la nuit, elle se rendît par un escalier dérobé dans la chambre du Roi, pour l'avertir du péril imminent qui le menaçait, et l'obliger à signer incessamment un ordre par lequel<57> les généraux étaient autorisés, l'un à arrêter la reine Mathilde, et l'autre à s'assurer du médecin premier ministre.
Ce projet s'exécuta comme il avait été médité : on enferma la Reine dans une forteresse, et le médecin, ainsi que ses adhérents, furent traduits devant la justice. La crainte des supplices leur fit avouer tous les attentats dont on les accusait; le mariage de la reine Mathilde fut cassé; le roi d'Angleterre obtint qu'on permît à cette princesse de sortir du Danemark pour se retirer dans l'électorat de Hanovre; elle s'établit à Celle, où elle fut traitée par son frère avec des distinctions dont ses crimes l'avaient rendue indigne. Le médecin et le baron de Brandt, après qu'on leur eut fait le procès, furent décapités; la reine Julie, belle-mère du Roi, prit le maniement des affaires.
Tout fut faible dans les commencements d'une telle administration, qui en effet n'était qu'une tutelle. L'aliénation d'esprit du Roi occasionnait l'équivalent d'une minorité. Les Norwégiens, qu'on avait accablés d'impôts pour soutenir la banque, qui était sur le point de faire faillite, les Norwégiens, dis-je, commencèrent à différentes reprises à manifester assez ouvertement leur mécontentement. Les révolutions qui arrivèrent presque en même temps dans le gouvernement suédois, donnèrent de vives alarmes à la cour de Copenhague, qui craignait les entreprises d'un jeune prince voisin, ennemi-né des Danois. Pour y obvier, et pour prévenir ce qu'il pouvait tenter sur cette frontière, la reine Julie envoya le général Huth avec quelques troupes en Norwége, afin de garantir ce royaume contre toute invasion étrangère.
Ce mécontentement des Norwégiens, les mauvaises dispositions qu'ils témoignaient pour leur cour, voilà sur quoi le roi de Suède fondait ses espérances. Quelques députés des paysans de ce royaume, qui se rendirent auprès de lui dans le bourg d'Ekholmsund, l'assurèrent qu'il n'avait qu'à se montrer avec quelques troupes sur leurs<58> frontières pour donner le cœur aux paysans norwégiens, et pour leur faire à tous embrasser son parti. Sans examiner si c'était la nation qui s'expliquait par la bouche de ces députés, ou s'ils n'étaient que les organes de quelques mécontents obscurs, le Roi partit brusquement, sous prétexte de faire ce qu'on appelle en Suède l'ériksgata : il fit la tournée de ses provinces méridionales en Scanie et vers les frontières de la Norwége; de là il envoya un mémoire à la cour de Danemark, conçu en termes menaçants, par lequel il demandait raison des armements extraordinaires que cette cour faisait en Norwége. En même temps, il préparait tout, de son côté, pour entreprendre la guerre : des troupes suédoises, munies d'artillerie, s'approchaient des frontières de la Norwége; ses émissaires en foule rôdaient dans ce royaume, pour exciter le peuple à la sédition; il essaya des tentatives infructueuses pour brûler le chantier de Copenhague. Enfin tout se préparait à une rupture entre ces deux royaumes, et peut-être s'en serait-elle ensuivie, si la cour de Berlin, par les représentations les plus fortes, n'avait engagé ces deux puissances à s'éclaircir mutuellement sur leurs soupçons, et à se réconcilier; sur ces représentations, le roi de Suède s'en retourna dans sa capitale, et les Danois se rassurèrent.
Si le changement du gouvernement en Suède avait déplu à l'impératrice de Russie, ces mouvements que le Roi faisait sur les frontières de la Norwége, la choquèrent encore davantage : elle craignait qu'un jeune prince aussi remuant, aussi inquiet et aussi étourdi que l'était le roi de Suède, n'entreprît avec la même légèreté de l'attaquer sur les frontières de l'Esthonie et de la Finlande. Ces deux provinces étaient alors dégarnies de troupes : les armées russes étaient dans la Bessarabie, dans la Crimée, et plus de cinquante mille hommes inondaient la Pologne. L'Impératrice jugea que dans ces circonstances, en faisant des conquêtes en Orient, et en subjuguant les Sarmates, elle ne devait pas négliger d'assurer ses anciennes possessions. Elle<59> rappela, dans cette intention, vingt mille hommes de ses troupes qui étaient en Pologne, pour les employer à garnir et à défendre la Livonie et les provinces qu'elle croyait exposées aux insultes des Suédois; d'autre part, elle porta plus de facilités que par le passé pour reprendre avec les Turcs le congrès qui venait de se rompre.
Ce nouveau congrès s'ouvrit à Bucharest; le reis-effendi était le plénipotentiaire de la Porte, et le sieur Obreskoff, celui des Russes. Les deux ministres plénipotentiaires de la Prusse et de l'Autriche ne s'y trouvèrent point, parce que les Russes avaient été mécontents du sieur Thugut, qui avait assisté au premier congrès comme ministre de l'Impératrice-Reine. Les Russes commencèrent par renouveler leurs prétentions exorbitantes; ensuite ils se relâchèrent sur plusieurs articles : mais la cession des places de la Crimée, Kertsch et Jenikale, situées sur le détroit de Zabache, dont la possession ouvrait aux Russes le passage de la mer Noire, fut un obstacle invincible à la conclusion de la paix; le corps des ulémas, ou gens de la loi, déclara au Grand Seigneur qu'il ne consentirait jamais que, par cette cession, on mît la Russie en état d'équiper une flotte qui menacerait Constantinople même du plus imminent danger. La Russie déclara, de son côté, que la possession de ces deux places était une condition dont elle ne se départirait jamais. Sur cela, chacune des deux cours envoya son ultimatum à ses plénipotentiaires : les Russes offrirent de se relâcher sur ce qu'ils avaient demandé en argent, à condition que les Turcs consentissent au reste; et les Turcs offrirent vingt millions de roubles aux Russes, s'ils voulaient remettre les choses sur le pied où elles étaient avant le commencement de cette guerre. Après que les conditions eurent été refusées de la part des Turcs et de celle des Russes,59-a vers la fin du mois de mars, ce second congrès fut rompu comme le premier.
Deux raisons influèrent à rendre ce congrès infructueux : la pre<60>mière ne peut s'attribuer qu'aux conditions onéreuses, humiliantes et dures que Catherine voulait forcer Mustapha d'accepter; l'autre, aux intrigues de la France, qui, non contente d'employer les corruptions pour gagner les principaux vizirs et seigneurs de la Porte, relevait leur courage par l'espérance que le roi de Suède se préparait à porter la guerre en Finlande pour faire une diversion en leur faveur; et ils ajoutaient que la France armait actuellement à Toulon une nombreuse escadre, qu'on enverrait aux échelles du Levant pour s'établir en croisière dans l'Archipel. La cour de Versailles ne se borna point à ces petites intrigues : elle désapprouvait la conduite de l'Impératrice-Reine, qui, étant son alliée, s'était unie avec la Russie et la Prusse, et avait pris le parti des puissances que la France regardait être les ennemis de sa cause. Pour se venger des Autrichiens, on projeta à Versailles de conclure une quadruple alliance entre les cours de Versailles, de Madrid, de Turin et de Londres. On commença par mettre en jeu toutes sortes d'intrigues, afin d'indisposer l'Angleterre contre la Prusse et contre la Russie. Les émissaires français répandaient nombre de pamphlets; dans les uns, ils démontraient aux Anglais le tort considérable que souffrait leur commerce depuis que le roi de Prusse était en possession du port de Danzig; dans d'autres, ils exagéraient les pertes que le commerce d'Angleterre ferait, si les Russes obtenaient la libre navigation sur la mer Noire. Ces écrits, répandus de tous côtés, firent enfin quelque impression : la fougue anglaise en fut promptement animée, et, sans savoir pourquoi, la nation jeta les hauts cris, en disant que le port de Danzig allait ruiner le commerce de la Grande-Bretagne.
Il n'est pas nécessaire de rapporter ici tous les désagréments auxquels ces clameurs donnèrent lieu; mais il est indispensable de rapporter que les Anglais s'adressèrent aux Russes, et qu'ils exigèrent de l'Impératrice que son ministre, conjointement avec celui d'Angleterre, donnassent la loi au roi de Prusse dans ses propres États, qui lui ap<61>parvenaient à aussi bon droit que les provinces que les deux autres puissances venaient d'envahir, pour qu'il sacrifiât son intérêt à leurs caprices. Les Russes n'entrèrent pas entièrement dans ces idées extravagantes des Anglais : la guerre avec les Turcs durait encore; le Roi payait des subsides; ils devaient donc le ménager. Il y eut quelques négociations vagues avec la cour de Pétersbourg, touchant les douanes et les péages de la Vistule et touchant le port de Danzig; et après quelques explications de part et d'autre, et après avoir remontré à cette cour que chacun, étant maître chez soi, ne devait point être inquiété dans l'administration de ses finances, les Russes trouvèrent ces raisons valables, et les choses restèrent sur le pied où elles étaient.
Le projet des Français et des Anglais était plus artificieux que nous ne l'avons représenté : leur vue était de brouiller la Prusse et la Russie au sujet du port de Danzig; et quoique l'événement n'eût pas répondu à leur attente, les Anglais ne laissèrent pas de témoigner à la cour de Pétersbourg à quel point ils étaient jaloux et envieux du commerce de la mer Noire que les Russes avaient intention d'exercer; mais la rupture du congrès de Bucharest leur fit perdre pour lors leurs appréhensions.
Nous avons parlé, il n'y a pas longtemps, de la disgrâce du comte Orloff. Un comte Potemkin avait succédé à cet ancien favori. Cet événement, ou, si l'on veut plutôt, cette intrigue de cour pensa causer une révolution dans le ministère de Pétersbourg. Le comte Orloff, quoique exilé, n'avait pas entièrement perdu l'ascendant qu'il avait eu sur l'esprit de l'Impératrice. Il trouva le moyen de se faire rappeler, et quoiqu'il ne pût renouer la liaison intime dans laquelle il avait été avec cette princesse, il fut pourtant réintégré dans tous les honneurs dont il avait joui précédemment. La première sensation qu'il eut à son retour, fut un désir immodéré de se venger de ses ennemis. Le comte Panin, qu'il jugeait le plus coupable, fut aussi l'homme de la cour contre lequel il s'arma de tout son ressentiment.<62> Ce premier ministre se vit tout à coup abandonné de ses amis. Sa maîtresse le négligeait. M. de Saldern, dont nous avons parlé, qui était sa créature, et qui n'avait pu l'engager dans un projet de révolution qu'il avait médité, se jeta dans le parti du comte Orloff. Ces deux hommes, réunis par un même intérêt, travaillèrent de concert pour noircir dans l'esprit de l'Impératrice son premier ministre, qui l'avait toujours servie avec intégrité. Il y eut quelques jours qu'on crut à la cour que le comte Panin était perdu sans ressource. Heureusement, il se soutint, car sa chute aurait été fatale à toutes les puissances qui tenaient par système à la Russie. Néanmoins cette secousse retarda l'exécution de bien des choses importantes : on oublia le port de Danzig jusqu'à l'année 1774. L'attention de la cour de Russie étant absorbée par une multitude d'affaires, elle négligea cette bagatelle, et le comte Golowkin, qu'elle avait envoyé à Danzig pour la régler, y demeura dans une entière inaction.
Les troubles intestins de la cour de Pétersbourg, et les différents partis qui travaillaient à perdre leurs antagonistes, influaient dans les affaires, et occasionnaient de nouvelles contestations, tantôt pour le port de Danzig, tantôt sur les péages,62-a enfin sur les limites des nouvelles acquisitions. On poussa la mauvaise humeur jusqu'à chicaner le Roi sur une banlieue située au delà de la Netze, qu'il avait insérée dans sa démarcation; on lui fit d'autres difficultés sur le territoire de Thorn, qu'on prétendait qu'il avait trop rétréci, quoiqu'on l'eût réglé sur les cartes géographiques les plus exactes qu'on avait pu se procurer. Les Russes firent des querelles semblables aux Autrichiens sur un terrain qu'ils s'étaient approprié au delà du San, et qui était assez considérable. Le Roi promit d'avoir la complaisance pour l'impératrice de Russie de s'accommoder à quelques égards à ses désirs, à condition toutefois que les Autrichiens en fissent de même; mais la cour<63> de Vienne, affichant la hauteur, et étalant toute sa dignité, déclara qu'elle n'était pas intentionnée à céder un pouce de ses possessions. Cette déclaration fière et déterminée des Autrichiens produisit que les Russes gardèrent le silence, et qu'alors les choses restèrent sur le pied où elles étaient, Toutes ces petites tracasseries tenaient leur origine de la haine que le comte Orloff, devenu prince, avait contre le comte Panin : il l'accusait d'avoir réglé trop avantageusement les partages des alliés de la Russie; et le ministre, qui voyait son crédit chanceler, n'avait pas le courage de soutenir avec fermeté les points dont il était convenu dans la convention signée par l'impératrice de Russie et le roi de Prusse. En ces temps, les noces du grand-duc se célébrèrent à Pétersbourg; le comte Panin, qui avait été son gouverneur, le quitta alors; et non seulement l'Impératrice le récompensa généreusement, mais, détrompée des calomnies dont on avait voulu le noircir, elle lui rendit sa confiance.
Ce ne fut qu'à force de menées et d'intrigues que le Roi parvint à fixer le choix que l'Impératrice fit d'une belle-fille, sur la princesse de Darmstadt, propre sœur de la princesse de Prusse : pour avoir du crédit en Russie, il fallait y placer des personnes qui tinssent à la Prusse. On devait espérer que le prince de Prusse, lorsqu'il parviendrait au trône, en pourrait tirer de grands avantages. M. d'Assebourg,63-b sujet du Roi, et qui avait passé au service de l'Impératrice, fut chargé de parcourir toutes les cours d'Allemagne où il y avait des princesses nubiles, et d'en faire son rapport. Le Roi réveilla son zèle patriotique en lui marquant que la princesse de Darmstadt était celle pour laquelle il s'intéressait le plus. L'envoyé servit si bien Sa Majesté, que cette princesse fut désignée pour épouser le grand-duc. Ces sortes<64> de mesures prises pour l'avenir peuvent tromper; cependant il ne faut pas les négliger.
Tandis que la ville de Pétersbourg retentissait des fêtes pour la célébration de ce mariage, la diète de Pologne s'assemblait à Varsovie; les trois cours y publièrent un manifeste avec une déduction de leurs droits. On demanda au Roi et à la République de signer : 1o le traité de cession pour les trois cours; 2o la pacification de la Pologne; 3o une somme fixe pour l'entretien du Roi; 4o l'établissement du conseil permanent; 5o un fonds assuré pour que la République pût entretenir trente mille hommes; et les trois cours se cotisèrent pour former une caisse dont l'argent serait employé aux corruptions, surtout pour faire passer une loi pour obliger les Polonais à ne pouvoir élire un autre pour roi qu'un Piaste. En même temps, chaque puissance fit entrer en Pologne un corps de dix mille hommes. Toutes envoyèrent également un général à Varsovie : les Autrichiens, Richecourt; les Russes, Bibikoff; les Prussiens, Lentulus. Ils avaient ordre d'agir de concert, et de sévir contre les seigneurs qui voudraient cabaler ou mettre des obstacles aux nouveautés qu'on voulait introduire dans leur patrie.
Au commencement, les Polonais firent les revêches : ils répugnaient à tout ce qu'on leur proposait; les nonces des palatinats n'arrivaient point à Varsovie. Fatiguée de ces longueurs et de cette obstination, la cour de Vienne proposa de fixer un jour pour l'assemblée de la diète, avec menace que si les nonces manquaient de s'y trouver, les trois cours, sans différer, partageraient entre elles tout le royaume; mais aussi, par égard pour eux, et s'ils donnaient des marques de leur docilité, qu'aussitôt après que l'acte de cession aurait été signé, les trois puissances retireraient leurs troupes du territoire de la République. A peine cette déclaration fut-elle publiée, que tout s'arrangea comme de soi-même. La diète s'assembla le 19 avril; le traité de cession fut approuvé, et signé premièrement avec les Autrichiens,<65> ensuite avec les Russes, et celui des Prussiens, le 18 septembre. On convint que des commissaires seraient envoyés pour régler les frontières. La République renonça en faveur de Sa Majesté à la réversibilité du royaume de Prusse et65-a des fiefs de Lauenbourg, de Butow et de Draheim; on abolit plusieurs articles du traité de Wehlau; on garantit à la Pologne toutes les provinces qui lui restaient. Le Roi promit, de plus, de conserver dans sa portion la religion catholique sur le pied où il l'avait trouvée, et l'on renvoya à des actes séparés les articles dont on conviendrait à l'égard du territoire de la ville de Danzig et de la ville de Thorn.
Ce traité, ainsi que ceux des autres cours, ne fut signé d'abord que par les deux maréchaux de la confédération et par le président de la délégation, ainsi que par les ministres des trois cours. Ces ministres commencèrent ensuite à traiter avec les membres de la délégation. On convint de la création d'un conseil permanent, et l'on en renvoya la discussion, qui devait être longue et détaillée, aux assemblées suivantes.
Les Polonais, qu'il faut considérer comme la nation la plus légère et la plus frivole de l'Europe, se flattaient, sans la moindre lueur d'apparence, d'anéantir dans peu l'ouvrage des trois puissances voisines : voici comme raisonnaient ces têtes sans dialectique. La campagne des Russes n'a pas été heureuse cette année-ci; ils seront donc accablés l'année prochaine. Les zélateurs de leur ancien gouvernement anarchique ajoutaient, en exagérant les choses, que le Grand Seigneur, à la tête de ses braves Janissaires, pénétrerait bientôt en Russie, brûlerait Moscou et Pétersbourg, détrônerait l'Impératrice, et partagerait entre lui et les Polonais les débris de ce vaste empire.
<66>Pour juger combien leur mauvaise volonté outrait les mauvais succès des Russes, il sera nécessaire de rapporter ce qui se passa entre les armées dans cette campagne, et même de remonter un peu plus haut. Depuis la rupture du congrès de Bucharest, l'impératrice de Russie, accoutumée aux exploits inconcevables de ses troupes, crut qu'au moyen d'une nouvelle victoire, elle pourrait fléchir l'obstination du sultan, et le faire consentir aux conditions de paix dont elle ne voulait pas se désister. Elle se flattait, avec cela, que le gain d'une bataille ne dépendait que d'un ordre signé de sa main. Elle manda donc au maréchal de passer le Danube avec son armée, et d'attaquer l'ennemi partout où il le trouverait. Le maréchal avait quelque répugnance à commettre sa réputation dans une entreprise aussi hasardeuse; il en représenta les difficultés : le Danube large d'un mille dans ces contrées, l'impossibilité d'y faire des ponts, le danger de débarquer à l'autre bord sous le feu de l'ennemi. Il ajouta qu'on ne trouverait aucun établissement dans la Romélie, et qu'on devait craindre d'exposer l'armée dans des circonstances pareilles à celles où Pierre Ier s'était trouvé au bord du Pruth.
Ces représentations furent vaines : les raisons de guerre cédèrent à l'impatience de l'Impératrice; M. de Romanzoff fut contraint de passer le Danube avec son armée, forte de trente-cinq mille hommes. Il repoussa et défit un corps d'observation que les Turcs avaient poussé vers les bords du fleuve; il marcha ensuite sur Silistria, qu'il avait intention de prendre. Cette ville est située dans une gorge; elle n'a point d'ouvrages qui la défendent, mais les montagnes qui l'environnent de deux côtés, étaient bien fortifiées; trente mille Turcs y campaient, et l'armée du grand vizir, postée sur le mont Hémus, était à portée de la secourir. Le maréchal Romanzoff, approchant de Silistria, résolut de prendre cette ville d'emblée : il partagea son armée en différents corps, les uns pour soutenir les batteries qui tiraient sur le camp des ennemis, d'autres pour attaquer la ville par l'endroit<67> où la gorge des montagnes s'ouvrait le plus; et le reste demeura comme en réserve, soit pour soutenir les attaques, soit pour protéger la retraite. Les Turcs attaquèrent avec leurs spahis cette réserve et les corps qui couvraient les batteries, en même temps qu'ils prirent à dos les détachements qui étaient à la vérité entrés dans Silistria, mais qui furent obligés de s'en retirer avec une perte assez considérable. Le grand vizir, informé de ce qui se passait, détacha promptement un gros corps de troupes à dos de l'armée russe, pour garnir un défilé par lequel il fallait qu'elle repassât pour pouvoir regagner les bords du Danube. Si le grand vizir avait su profiter de l'occasion, il n'aurait pas laissé échapper celle qui alors se présentait à lui. S'il eût donc engagé sans perte de temps une affaire d'arrière-garde avec l'armée de M. de Romanzoff, qui se retirait, il y a toute apparence qu'il aurait détruit toute cette armée russienne qui avait passé le Danube. Mais les destinées n'avaient pas résolu que les choses tournassent ainsi : le grand vizir demeura tranquillement dans son camp, et le maréchal Romanzoff, ayant été averti qu'un corps de Turcs s'était posté sur ses derrières, envoya le général Weissmann, à la tète d'un détachement, pour déloger les troupes ennemies de leur embuscade. Ce brave général Weissmann, après des efforts de valeur incroyables, réussit, mais en y perdant la vie. Cet important avantage donna à l'armée russe la facilité de regagner le Danube. Il n'y avait pas assez de barques pour transporter ces troupes tout à la fois; il fallut y employer trois jours, sans qu'il vînt en pensée aux Turcs d'attaquer les sections de l'armée qui attendaient le retour de leurs bateaux, ou d'apporter le moindre obstacle à leur passage.
L'impératrice de Russie fut très-mécontente de cette expédition; il fallut tirer des troupes de l'Ingrie, de l'Esthonie et de la Pologne, pour renforcer l'armée de la Valachie; cependant on ne se découragea point. On forma de nouveaux projets, et l'on résolut à Pétersbourg de les exécuter sur la fin de l'automne de la même année. Il<68> faut savoir que chez les Turcs c'est l'usage que les troupes asiatiques retournent chez elles au commencement de l'arrière-saison. Les Russes, qui en étaient instruits, voulurent profiter de l'affaiblissement où serait l'armée du grand vizir après le départ d'une aussi grande multitude de combattants : par ordre de l'Impératrice, M. de Romanzoff envoya différents détachements de ses troupes au delà du Danube, et le maréchal, avec le gros de l'armée, consistant en vingt mille hommes à peu près, couvrit, derrière les fleuves, les provinces conquises de la Valachie et de la Moldavie. Il détacha le général Ungern, le prince Dolgoruki et le général Soltykoff, chacun à la tête de trois mille hommes. Ungern et Dolgoruki donnèrent sur une troupe de Turcs, qu'ils mirent en fuite; ils prirent le sérasquier qui les commandait, et quelques canons. Leur ordre portait de marcher de là sur Varna pour s'emparer de ce poste important et du port par lequel les troupes du vizir tiraient leurs magasins sur la mer Noire. Le malheur voulut que ces deux généraux se brouillèrent : Ungern s'avança seul vers Varna; il trouva la ville bien fortifiée, entourée d'un fossé profond rempli d'eau; une forte garnison la défendait, et le port était rempli de frégates turques, dont l'artillerie, fouettant tout le rivage, incommodait beaucoup les troupes russes. M. d'Ungern comprit qu'il lui était impossible de forcer cette place : ayant abandonné ce dessein, il fut, dans sa retraite, vivement harcelé par les Turcs; il y perdit son canon, sans compter une partie assez considérable de son monde. Il regagna cependant le Danube, tandis que, de leur côté, les Turcs s'emparèrent du magasin que les Russes avaient rassemblé pour cette expédition; ce qui les obligea tous à repasser le Danube, et ils rejoignirent leur armée, harassés, affamés, fatigués, et considérablement fondus.
Il semblait alors que la fortune, par un effet de ses caprices, lasse de ce qu'elle avait si constamment favorisé les Russes, voulait passer, par légèreté, dans le parti contraire. Déjà deux expéditions consé<69>cutives en Romélie avaient manqué; et comme si ce n'était pas assez, les Cosaques du Don, et ceux qui sont sur le Jaïk, dans le voisinage d'Orenbourg, se révoltèrent. Ils se plaignaient principalement de ce que la cour avait violé leurs privilèges, en les enrégimentant comme des troupes régulières; de ce qu'on avait tiré vingt mille hommes de leurs compatriotes pour les envoyer contre les Turcs; et de ce qu'on épuisait leur province, en lui faisant livrer plus d'hommes et de chevaux qu'elle n'en pouvait fournir. Un vagabond se mit à leur tête; il leur persuada qu'il menait avec lui l'empereur Pierre III, qui voulait détrôner sa femme, l'Impératrice, pour placer sur le trône son fils, le grand-duc. Quelques provinces voisines se joignirent à ces rebelles. Ce nombre, qui augmentait chaque jour, contraignit l'Impératrice à retirer ce qu'elle put de troupes de l'Esthonie, de l'Ingrie et de la Pologne, pour les opposer aux mutins; le général Bibikoff fut mis à la tête de ce corps qu'on avait ainsi assemblé à la hâte; mais quelque diligent qu'il fût, il ne put arriver au royaume de Kasan qu'au mois de mars de l'année 1774.
Tant de contre-temps, qui étonnaient une cour accoutumée à des prospérités continuelles, inspirèrent à l'Impératrice des dispositions plus pacifiques qu'elle n'en avait eu; elle craignit avec raison que le grand nombre des recrues qu'on exigeait des provinces, et qui occasionnait déjà des murmures, ne fît passer les Russes de la mauvaise volonté à une révolte ouverte. Ajoutez à ces considérations que les succès des armes qui avaient, pour ainsi dire, ébloui les yeux de l'Europe au commencement de cette guerre, avaient beaucoup perdu de leur éclat dans le cours de cette dernière campagne. Comme la cour avait une envie sincère de rétablir la paix, le comte Panin requit le comte de Solns de mander au sieur de Zegelin, ministre du Roi à la Porte, qu'on le priait de faire en son propre nom les propositions suivantes au cadilesker qui gérait les emplois du grand vizir pendant son absence : 1o Que la Porte se désistât de la possession de Kertsch<70> et de Jenikale. 2o Que la Crimée fût gouvernée par son kan, sans que la Russie ni les Turcs s'en mêlassent. 3o Que la libre navigation de la mer Noire se bornât aux vaisseaux marchands, dont aucun ne pourrait avoir plus de quatre à cinq canons, et qu'on interdît aux vaisseaux russes armés en guerre l'entrée de tous les ports qui sont sous la domination du Grand Seigneur. 4o Qu'Oczakow, au lieu de Kinburn, demeurât aux Russes, pour qu'ils eussent au moins une place forte avec un port sur la mer Noire. 5o Qu'en considération de cet accord, les Russes rendissent aux Turcs Bender et tout le reste des conquêtes qu'ils avaient faites sur eux.
Pour ménager la délicatesse de l'impératrice Catherine, qui répugnait à faire la première des propositions de paix à ses ennemis, le Roi se chargea d'autant plus volontiers de les faire passer à Constantinople, qu'il était intéressé lui-même à mettre fin à cette guerre, qui pouvait produire par sa continuation des événements aussi désagréables que fâcheux. Cette nouvelle tentative de pacification ne réussit pas mieux que les précédentes. Ces deux puissances étaient trop hautes et trop fières pour qu'on pût les accommoder.
Sur ces entrefaites mourut à Constantinople Mustapha, qui avait régné durant le cours de cette guerre. Son frère occupa le trône après lui.70-a Ce prince ne connaissait que la prison du sérail, dans laquelle il avait été élevé; ignorant, d'un esprit aussi borné que faible, il remit les soins du gouvernement entre les mains de sa sœur et de son grand vizir, et l'on ne s'aperçut pas d'un changement de règne. Cependant, malgré la fierté qu'affichaient ces deux cours, sentant également le besoin de rétablir la paix, et dégoûtées de tant de congrès inutilement assemblés, elles tentèrent un nouveau moyen de conciliation : elles renouèrent une négociation directe entre le grand vizir et le maréchal Romanzoff. Mais cette négociation s'accrocha également, tant à l'égard de l'indépendance de la Crimée que de la<71> cession des places que la Russie demandait; cette affaire traîna ainsi languissamment jusqu'au mois de juin, où la campagne s'ouvrit.
Pour éviter un engagement général, le grand vizir avait choisi son camp sur les montagnes de la Bulgarie, et il n'opposait à M. de Romanzoff que de gros détachements. Celui-ci, désirant de rétablir sa réputation, qui avait un peu souffert par les opérations malheureuses de sa dernière campagne, après avoir passé le Danube avec son armée, trouva le moyen de tourner celle du grand vizir avec des corps détachés, qui défirent toutes les troupes qu'ils rencontrèrent. Alors M. de Romanzoff fortifia ces corps, dont l'un fut assez heureux pour défaire et pour enlever un convoi considérable destiné pour la grande armée turque. Dès lors le vizir se vit comme affamé dans son propre camp. Le général Kamensky lui coupa la communication avec Adrianople. Si ce Turc avait eu de la hardiesse, il se serait rouvert cette communication l'épée à la main, d'autant plus que la plus grande partie de ses troupes, manquant de nourriture, l'abandonnèrent après avoir pillé son propre camp. Cela fit tourner la tête à ce malheureux grand vizir, et il se crut obligé de signer toutes les propositions de paix que le maréchal Romanzoff voulut lui prescrire.
Cette paix produisit l'indépendance de la Crimée; elle valut aux Russes la cession des places d'Asow, de Kinburn et de Jenikale; les Turcs leur accordèrent en outre la libre navigation dans l'Hellespont, dans la Propontide et dans l'Archipel, et une somme de quatre millions et demi de roubles en forme d'indemnisation pour les frais de la guerre. Ces préliminaires si flatteurs pour la gloire de l'impératrice Catherine furent signés le 1071-a juillet 1774, dans le camp du maréchal Romanzoff. Le grand vizir ramena sans différer le peu de troupes qui lui restaient, à Adrianople, où il mourut de chagrin et de douleur
La prospérité dont jouissait l'empire de Russie par les avantages qu'il acquérait sur les Turcs, était contre-balancée par l'inquiétude<72> que la révolte des Cosaques lui causait. Ce Pugatscheff qui était à la tête des rebelles, eut l'adresse d'attirer dans son parti les peuples qui habitent les bords du Jaïk, jusqu'à ceux qui habitent les environs de Moscou; la noblesse même commençait à se laisser séduire, et il ne manquait à ce chef de parti que l'assistance de la fortune pour consommer la révolution qu'il se proposait de faire dans cet empire. Mais la paix qui venait d'être conclue avec les Turcs, fit avorter toutes ses entreprises : les troupes que l'Impératrice retirait de la Romélie, furent employées contre le rebelle; elles l'entourèrent de tous côtés, dissipèrent son parti, et lui coupèrent la retraite; enfin, trahi par un de ses adhérents, il fut livré aux Russes, et condamné au supplice qu'il avait mérité.
Pendant tout ce temps-là, la diète de Pologne et la délégation travaillaient à ce qu'on disait être la réforme du gouvernement. Tout ce qui concernait le conseil permanent fut réglé : on assigna des fonds pour l'entretien du Roi, que l'on fixa à la somme d'un million deux cent mille écus. On destina d'autres fonds pour l'entretien de l'armée. L'article qui regardait les dissidents, étant regardé comme le plus délicat par crainte de la fermentation qu'il pouvait causer dans les esprits, fut réservé pour la fin de la diète.
Une nouvelle rumeur se répandit alors en Pologne : la nation jetait les hauts cris sur ce qu'on disait que les Autrichiens et les Prussiens ne mettaient point de bornes à l'extension de leurs limites. Ces plaintes n'étaient pas tout à fait dépourvues de raison; car les Autrichiens, en abusant d'une carte peu exacte de la Pologne, comme elles l'étaient toutes, ayant confondu le nom de deux rivières, la Sobrucze et la Podhorze, avaient, sous ce prétexte, étendu leurs limites bien au delà de ce qui leur était assigné par le traité de partage. Or, on était convenu que les différents partages se feraient avec une si parfaite égalité, que les portions échues aux trois puissances ne seraient pas plus considérables les unes que les autres. Comme<73> donc les Autrichiens avaient enfreint cette condition, le Roi se crut autorisé d'en faire autant. Il étendit en conséquence ses limites, et enferma la vieille et la nouvelle Netze dans la partie de la Pomérellie qu'il possédait déjà. La cour de Pétersbourg intervint dans cette affaire, et le Roi s'engagea de resserrer les limites de son cordon, à condition que la cour de Vienne en ferait autant.
Les Polonais, informés des altercations qu'il y avait entre les trois cours, crurent que c'était le moment où, par le moyen de leurs intrigues, ils pourraient parvenir à mettre de la division, de l'aigreur et de l'envie entre ces puissances. Dans cette intention, le comte Braniki, grand général de la Pologne, fut envoyé à Pétersbourg, sous prétexte de plaider la cause de la République, mais plus encore pour aigrir l'esprit de l'Impératrice contre la Prusse et l'Autriche, qui faisaient les despotes en Pologne. Cet homme, avant qu'il fût grand général, avait accompagné à Pétersbourg Poniatowski, avant qu'il fût roi. Il avait eu, dans ce temps, occasion de rendre de petits services à Catherine comme à Poniatowski, dont cette princesse conservait le souvenir; et comme il arriva dans sa cour, elle lui témoigna des bontés, mais qui ne s'étendaient pas au delà du personnel. Quoique cet envoyé ne remplît pas le grand but de la République, qui était d'annuler tout ce qui s'était fait, il parvint pourtant à irriter la morgue et la vanité russienne, en représentant à l'Impératrice que son honneur était engagé à ne pas souffrir que les Prussiens et les Autrichiens étalassent leur despotisme en Pologne. D'abord s'expédièrent des lettres déhortatoires au Roi comme à l'Impératrice-Reine, pour leur persuader de ne point abuser des complaisances que l'Impératrice avait eues à l'égard de leurs intérêts. Le Roi répondit avec politesse à cette exhortation, en priant l'impératrice Catherine de se rappeler l'article fondamental du traité de partage, qui portait sur l'égalité des portions, et il ajouta par manière d'acquit que, pourvu que les Autrichiens voulussent prescrire de justes bornes à leurs<74> acquisitions, il se désisterait volontiers de l'étendue des limites qu'on trouvait équivoque, n'ayant point d'intérêt qu'il ne sacrifiât à l'avantage de conserver l'amitié de l'Impératrice. La réponse de l'Impératrice-Reine était toute dissemblable de celle-là : elle se ressentait du style de celui qui l'avait dictée; sèche, fière et arrogante, elle annonçait la ferme résolution des Autrichiens de conserver ce qu'ils avaient en possession.
Tous ces détails dans lesquels nous sommes entré, ne doivent pas nous occuper assez fortement pour que nous ne jetions pas les yeux sur le reste de l'Europe : toutes les puissances tiennent à la chaîne générale qui lie les intérêts politiques, et l'on ne doit omettre aucun des événements qui peuvent influer plus ou moins sur ce qui arrive dans le monde. Louis XV venait de terminer sa carrière au commencement de cette année. Il mourut de la petite vérole. Les évêques qui l'assistèrent dans ses derniers moments, agirent avec une cagoterie révoltante : ils l'obligèrent à demander publiquement pardon au public de ses faiblesses. Ce prince était bon, mais sans fermeté; il n'avait de défaut que celui d'être roi. La nation française, insatiable de nouveautés, ennuyée de son long règne, déchira impitoyablement sa mémoire. Enfin, ce successeur impatiemment attendu succéda à son grand-père. Louis XVI, parce qu'il ne faisait que de devenir roi, fut d'abord applaudi : son règne, c'était l'âge d'or, personne ne serait mécontent sous son gouvernement, il ramenait les temps de Saturne et de Rhéa. C'était là le langage de l'enthousiasme; celui de la vérité se borne à dire que ce prince, incapable de gouverner, choisit pour son mentor M. de Maurepas, ancien ministre disgracié sous le règne de Louis XV. L'âge avancé de ce premier ministre ne faisait point qu'on attendît que, sous son administration, la France regagnerait la considération qu'elle avait perdue; sa politique devait se borner à maintenir les choses dans l'état où il les avait trouvées : comment se serait-il engagé dans de grandes entreprises? Un octogénaire n'en<75> pouvait voir la fin. Il devait sans doute travailler au rétablissement des finances, mais par quels moyens? En modérant les dépenses? il s'attirait la haine de tous les grands du royaume; en trouvant de nouveaux fonds? tous les moyens étaient épuisés. Il ne restait d'expédient sage que celui de faire une banqueroute raisonnée, pour prévenir une banqueroute totale, et il craignait que si cela arrivait de son temps, ce ne fût une tache pour son administration. La seule chose qui signala sa rentrée dans le ministère, fut qu'il rétablit l'ancien parlement, et qu'il contribua à l'exil de M. de Maupeou, de quoi il fut loué par les gens de robe, et désapprouvé par les politiques.
La France craignait alors que les brouilleries entre l'Espagne et le Portugal, au sujet du fort Saint-Sacrement, en Amérique, n'occasionnassent une rupture entre ces deux puissances. L'Angleterre ne le craignait pas moins, à cause qu'elle-même avait envoyé des troupes en Amérique, à Boston et dans d'autres colonies, pour apaiser le mécontentement que ces provinces marquaient du gouvernement de la mère-patrie. Si la guerre s'allumait entre le Portugal et l'Espagne, le roi d'Angleterre était obligé de secourir celui de Portugal; ce qui ne pouvait manquer de le commettre avec les Espagnols, qui, pour se venger, auraient assisté les colonies anglaises, et auraient par conséquent mis la nation en danger de perdre les possessions importantes de l'Amérique. Pour se tirer de ce pas embarrassant, la cour de Londres gagna l'empereur de Maroc, et le disposa tout de suite à déclarer la guerre à l'Espagne. En fournissant une occupation aussi sérieuse à la cour de Madrid, les Anglais se flattèrent de différer les hostilités entre l'Espagne et le Portugal, et de gagner également le temps de soumettre leurs propres colonies. Tant d'intérêts importants qui occupaient les Anglais, firent que, pour lors, ils perdirent l'Europe de vue.
Ces conjonctures favorisaient les intérêts du Roi : pendant que les<76> Anglais et les autres puissances se trouvaient dans une situation embarrassante, et que, songeant à leurs propres intérêts, ils avaient moins d'attention à ce qui se passait dans le reste de l'Europe, le Roi avait moins à craindre de la jalousie importune des Anglais, qui se seraient à coup sûr mêlés des affaires qui regardaient le traité de partage. On essaya donc, à l'aide de la cour de Russie, de terminer les différends qu'on avait avec les Danzicois : les ministres de Prusse et de Russie négocièrent avec les maires et les syndics de cette ville infructueusement. Ils étaient si entêtés d'une espèce de despotisme en fait de commerce qu'ils s'étaient arrogé sur les autres villes situées le long de la Vistule, qu'ils auraient cru flétrir leur dignité en cédant sur la moindre bagatelle. Le ministre de Russie s'aperçut que, par les voies de la douceur, il ne ferait pas avancer sa négociation : il leur déclara donc que puisqu'ils n'avaient aucun égard aux remontrances de l'Impératrice, il les abandonnait à leur sort; sur quoi il s'en retourna tout de suite à Pétersbourg rendre compte de sa mission. Le ministre de Prusse partit également pour Berlin. Si la déclaration des Russes avait été plus vigoureuse, les Danzicois se seraient sans doute accommodés; mais Catherine aimait mieux laisser cette épine au pied de son allié que de l'arracher, parce que les différends de la Prusse avec cette ville fournissaient un sujet de chicane tout préparé, dont la Russie pouvait se servir au moment où la bonne intelligence de ces deux puissances commencerait à s'altérer.
L'harmonie entre les deux Impératrices était bien plus dérangée encore qu'entre la Prusse et la Russie. Ces éternelles chicanes de la cour de Russie pour les lisières des acquisitions autrichiennes commençaient à choquer la hauteur de l'Impératrice-Reine; et dans le temps que les esprits commençaient à s'aigrir, on reçut la copie d'un traité signé de la cour de Vienne et de celle de Constantinople : la date en était de l'année 1771. Le comte Galizin et le baron de Riedesel furent assez habiles de se le procurer. Quoique la pièce ait été impri<77>mée, nous croyons pourtant devoir en rapporter le sommaire. L'Impératrice-Reine s'engage, voici les termes, d'obliger la Russie, soit par la négociation, soit par les armes, à restituer toutes les conquêtes qu'elle a faites sur la Porte; à raison de quoi le Grand Seigneur lui payera un subside de dix millions de piastres, pour l'indemniser des frais de la guerre; de plus, il lui cédera une partie de la Valachie et quelques extensions sur le territoire de la Moldavie. Quoique ce traité n'eût pas été ratifié, le prince Kaunitz fut assez habile, ou, pour mieux dire, assez fourbe pour faire payer d'avance à sa cour une somme considérable; quoiqu'il signât, depuis, ce traité de partage des trois couronnes, il n'en suivit pas moins son plan. Il ne voyait que l'intérêt de sa cour; peu délicat sur les moyens qu'il employait, il aurait trompé à la fois les Turcs et les Russes : aussi s'aperçut-on que le ministre impérial, le sieur de Thugut, qui assista aux différents congrès qui se tinrent entre les puissances belligérantes, traversait autant qu'il le pouvait les intérêts de la Russie, mais non assez adroitement pour que les cours de Pétersbourg et de Berlin ne s'en aperçussent point, et ne découvrissent pas ses infâmes manœuvres.
Aussitôt que la paix entre les Russes et les Turcs fut signée, les Autrichiens, comme s'ils avaient rempli leur traité avec la Porte, se mirent sans façon en possession des parties de la Moldavie et de la Valachie qu'ils s'étaient stipulées, bien assurés que, dans ce moment, la Porte ne trouverait aucune puissance dont elle pût réclamer le secours contre un procédé aussi odieux. Cette conduite de la cour de Vienne, marquée par tant de duplicité et de mauvaise foi, acheva de perdre le peu de confiance qu'on avait encore en elle. L'impératrice Catherine et le roi de Prusse en furent indignés; l'on s'aperçut bien à Pétersbourg que les Russes n'avaient gagné tant de batailles, n'avaient fait tant de conquêtes, que pour l'avantage de la cour de Vienne, qui n'avait obligé les Russes à rendre aux Turcs la Moldavie et la Valachie que pour en saisir ensuite elle-même une partie; et que ces usurpa<78>tions, qui touchaient presque à Chotzim, rendraient la cour impériale, à la première guerre que les Russes auraient avec les Turcs, arbitre des événements, parce que ses possessions nouvelles lui donnaient le moyen de couper, par le Dniester, les Russes de la Pologne, d'où ils doivent tirer tous leurs magasins.
Le Roi avait aussi des sujets de plainte contre la cour de Vienne, parce qu'elle était cause qu'il avait fait désister les Russes de leurs conquêtes. Ces tromperies ouvertes découvraient l'avidité de s'agrandir des Autrichiens, leur ambition démesurée, et devaient mettre les autres puissances en garde contre ce qu'ils pourraient vouloir entreprendre à l'avenir. L'on savait que le jeune empereur désirait la conquête du Frioul vénitien, qu'il avait des projets sur la Bavière, qu'il méditait de s'emparer de la Bosnie, sans compter la Silésie, l'Alsace et la Lorraine, dont il n'avait pas oublié la perte. Ce prince était l'ennemi irréconciliable de la maison de Brandebourg, de sorte qu'il fallait, par principe, s'opposer à son agrandissement. Les Russes auraient voulu que le Roi se chargeât de tout, et que, comme un vaillant champion, il provoquât l'Autriche au combat. Mais les Turcs, qui étaient lésés, gardaient un morne silence : comment assister qui ne se plaint pas? Les Russes étaient épuisés par la guerre dont ils sortaient, sans avoir les moyens ni la volonté de se joindre au Roi. La France ne s'était point expliquée sur le sujet de ces événements, et l'Angleterre était engagée dans une guerre civile avec ses colonies, entreprise par esprit de despotisme, conduite avec maladresse; et l'on pouvait s'attendre qu'elle ne se terminerait pas dans les premières années. Ces considérations réunies firent que la cour de Berlin demeura dans l'inaction, et le Roi écrivit à Pétersbourg qu'il ne lui convenait pas de faire le Don Quichotte des Turcs.
Dans le temps que l'animosité était la plus vive entre ces trois cours, la délégation devait envoyer des députés pour régler avec ceux des trois puissances les limites de leurs possessions. Ceux des<79> Autrichiens et des Prussiens ne purent convenir de rien, pas même des lieux qui devaient fixer les limites des frontières. Le prince Kaunitz demanda la médiation de la Russie et de la Prusse; mais les esprits, dans ces cours, étaient trop aigris pour qu'elle pût lui être accordée, et quoique l'impératrice Thérèse et le Roi gardassent leurs extensions, ils n'en purent obtenir de la République la cession légale.
Il résulte donc, d'après tout ce que nous venons d'exposer, que l'Europe n'était pas dans une situation stable et jouissante d'une paix assurée : partout le feu couvait sous la cendre. Au sud de l'Europe, on pouvait prévoir que la guerre civile des Anglais avec leurs colonies pouvait devenir générale, pour peu que la France et l'Espagne y prissent part. Il en était de même du traité de partage, qui pouvait occasionner de nouveaux troubles, si la sanction de la république de Pologne ne le confirmait. Il en était de même de la paix entre les Russes et les Turcs, dont les conditions avaient paru si révoltantes à Constantinople, qu'il semblait que l'intérêt du bien public devait rompre ce que la nécessité avait fait conclure. La révolution en Suède laissait également des germes de mécontentement dans le Nord. Mais surtout que ne devait-on pas attendre de l'ambition démesurée d'un jeune empereur, secondée par les intrigues et les perfidies d'un ministre qui se faisait un point d'honneur de tromper ceux avec lesquels il était en négociation? Toutes ces considérations obligeaient les souverains prudents à demeurer sur leurs gardes, à se maintenir bien armés, et à ne pas détourner les yeux d'affaires qui pouvaient s'embrouiller au moment où l'on s'y attendrait le moins. Il semble, en parcourant l'histoire, que les vicissitudes et les révolutions soient une des lois permanentes de la nature : tout, dans ce monde, est sujet au changement; et cependant des fous s'attachent aux objets de leur ambition et les idolâtrent, et ils ne se détrompent point des illusions de cette lanterne magique qui sans cesse se repro<80>duit à leurs yeux. Mais il est des hochets pour tout âge : l'amour pour les adolescents, l'ambition pour l'âge mûr, les calculs de la politique pour les vieillards.
Potsdam, 18 février 1775.
<81>CHAPITRE II.
Des finances.
Les princes doivent être comme la lance d'Achille, qui faisait le mal et qui le guérissait : s'ils causent des maux aux peuples, leur devoir est de les réparer. Sept années de guerre contre presque toutes les puissances de l'Europe avaient à peu près épuisé les finances de l'État; la Prusse, les provinces du Rhin et celles de la Westphalie, de même que l'Ost-Frise, n'ayant pu être défendues, étaient tombées au pouvoir des ennemis. Leur perte causait un déchet de trois millions quatre cent mille écus dans les caisses royales, tandis que la Poméranie, l'Électorat, et les confins de la Silésie étaient occupés, pendant une partie de la campagne, par les Russes, les Autrichiens et les Suédois, ce qui les mettait hors d'état d'acquitter leurs contributions. Cette situation embarrassante obligea d'avoir recours, pendant cette guerre, à l'économie la plus resserrée, et à ce que la valeur la plus déterminée peut suggérer, pour la conduire à une fin heureuse. Les ressources dont on avait un besoin urgent, se trouvaient dans les contributions de la Saxe, dans les subsides anglais, et dans l'altération des monnaies, remède aussi violent que préjudiciable, mais unique dans ces conjonctures pour que l'État pût se soutenir. Ces moyens,<82> bien ménagés, fournirent tous les ans aux caisses royales les avances des frais de la campagne et de la paye de l'armée. Tel était l'état des finances lorsque la paix de Hubertsbourg fut conclue; les caisses étaient en fonds, les magasins formés pour la campagne étaient remplis, et les chevaux pour l'armée, l'artillerie et le train des vivres, tout était complet et en bon état. Ces ressources, destinées pour la continuation de la guerre, devinrent encore plus utiles pour le rétablissement des provinces.
Pour se faire une idée de la subversion générale dans laquelle le pays était abîmé, pour se représenter la désolation et le découragement des sujets, il faut se figurer des contrées entièrement ravagées, où l'on découvrait à peine les traces des anciennes habitations, des villes ruinées de fond en comble, d'autres à demi consumées par les flammes, treize mille maisons dont il ne paraissait plus de vestiges, aucunes terres ensemencées, point de grains pour la nourriture des habitants, soixante mille chevaux qui manquaient aux cultivateurs pour le labourage, et, dans les provinces, une diminution de cinq cent mille âmes en comparaison de l'année 1756, ce qui est considérable sur une population de quatre millions cinq cent mille âmes. La noblesse et le paysan avaient été pillés, rançonnés, fourragés par tant de différentes armées, de sorte qu'il ne leur restait que la vie, et de misérables haillons pour couvrir leur nudité. Point de crédit pour satisfaire seulement aux besoins journaliers que la nature exige; plus de police dans les villes; à l'esprit d'équité et d'ordre avait succédé un vil intérêt et un désordre anarchique; les colléges de justice et de finances avaient été réduits à l'inactivité par les fréquentes invasions de tant d'ennemis; le silence des lois produisit dans le public le goût du libertinage, et de là naquit une avidité du gain désordonnée : le noble, le marchand, le fermier, le laboureur, le manufacturier, tous rehaussaient à l'envi le prix de leurs denrées et marchandises, et ne semblaient travailler que pour leur ruine mutuelle. Tel était le<83> spectacle funeste que tant de provinces naguère florissantes présentaient après que la guerre fut terminée; quelque pathétique qu'en soit la description, elle n'approchera jamais de l'impression touchante et douloureuse qu'en présentait la vue.
Dans une situation aussi déplorable, il fallait opposer le courage à l'adversité, ne point désespérer de l'État, mais se proposer de l'améliorer plus que de le rétablir : c'était une création nouvelle qu'il fallait entreprendre. On trouva dans les caisses les fonds pour rebâtir les villes et les villages; on tira des magasins d'abondance les grains qu'il fallait pour la nourriture du peuple et pour l'ensemencement des terres; on prit les chevaux destinés pour l'artillerie, le bagage et les vivres, pour les employer au labourage. La Silésie fut déchargée de contributions pour six mois, la Poméranie et la Nouvelle-Marche pour deux ans. Une somme de vingt millions trois cent quatre-vingt-neuf mille écus fut donnée83-a pour soulager les provinces, et acquitter les contributions qu'elles avaient empruntées pour satisfaire aux impositions que les ennemis en avaient exigées. Quelque grande que fût cette dépense, elle était nécessaire et indispensable. La situation de ces provinces après la paix de Hubertsbourg rappelait celle où se trouva le Brandebourg après la fin de la fameuse guerre de trente ans. Alors l'État manqua de secours par le défaut de moyens, qui mettait le Grand Électeur hors d'état d'assister ses peuples; et qu'en arriva-t-il? qu'un siècle entier s'écoula avant que ses successeurs parvinssent à rétablir les villes et les campagnes dévastées. Cet exemple si frappant de ce que l'État avait souffert faute d'être secouru à temps, détermina le Roi à ne pas perdre un moment dans des conjonctures aussi fâcheuses, et à porter des secours prompts et suffisants pour réparer les calamités publiques. Des largesses multipliées rendirent le courage aux pauvres habitants, qui commençaient à désespérer de leur sort; avec les moyens qu'on leur fournit, l'espérance renaquit;<84> les citoyens reprirent une nouvelle vie; le travail encouragé produisit l'activité; l'amour de la patrie reprit une force nouvelle; et dès lors toutes les terres furent recultivées, les manufactures reprirent leur ouvrage, et la police, rétablie, corrigea successivement les vices qui s'étaient enracinés durant l'anarchie.
Pendant cette guerre, les conseillers les plus âgés et tous les ministres du grand directoire étaient morts successivement; et dans ce temps de troubles, il avait été impossible de les remplacer. L'embarras était de trouver des sujets capables de gérer ces différents emplois : on fouilla dans les provinces, où les bons sujets étaient aussi rares que dans la capitale; enfin, M. de Blumenthal, M. de Massow, M. de Hagen et le général de Wedell84-a furent choisis pour remplir ces postes importants; quelque temps après, M. de Horst eut le cinquième département.
Les premiers temps de l'administration furent durs et fâcheux : toutes les recettes avaient des non-valeurs, et néanmoins il fallait acquitter exactement les charges de l'État. Quoique, après la réduction, le pied de paix de l'armée eût été fixé à cent cinquante mille hommes, on était embarrassé à fournir l'argent nécessaire pour les payer. On s'était servi, pendant la guerre, de billets pour payer tout ce qui n'était pas militaire; c'était encore une dette qu'il fallait acquitter, et qui, outre les autres payements nécessaires, incommodait beaucoup. Cependant le Roi parvint, dès la première année après la paix, à contenter tous les créanciers de l'État, et à ne pas devoir un sou des dépenses que lui avait coûté la guerre.84-b On aurait dit que les dévasta<85>tions causées par la guerre n'étaient pas suffisantes pour ruiner et abîmer l'État : la guerre fut à peine terminée, que de fréquents incendies firent presque autant de mal que ceux que les ennemis avaient causés. La ville de Königsberg fut deux fois mise en cendres; en Silésie, un même sort détruisit les villes de Freystädtel,85-a Ober-Glogau, Parchwitz, Haynau, Naumbourg-am-Queis et Goldberg; dans l'Électorat, Nauen; dans la Nouvelle-Marche, Callies et une partie de Landsberg; en Poméranie, Belgard et Tempelbourg. Ces malheurs exigeaient sans cesse de nouvelles dépenses pour les réparer.
Pour trouver le moyen de suffire à tant de besoins extraordinaires, il fallut imaginer de nouvelles ressources; car, outre ce qu'exigeait le rétablissement des provinces, les fortifications nouvelles et la refonte des canons emportaient des sommes considérables, dont nous parlerons en son lieu. Pour se procurer des sommes suffisantes, qui missent en état de faire face à d'aussi grandes dépenses, les besoins qu'on avait, produisirent l'industrie. Les revenus des péages et des accises n'étaient pas exactement administrés, à cause que les commis manquaient de surveillants; afin d'établir sur un pied solide cette partie importante des revenus de la couronne, et comme ceux qui avaient été à la tête de cette branche d'administration, étaient morts pendant la guerre, le Roi se trouva obligé d'avoir recours à des étrangers : dans cette intention, il prit à son service quelques Français routinés de longue main à cette partie. On n'établit point des baux à forfait, mais une régie, comme le parti le plus convenable, moyennant lequel on pouvait empêcher les commis de fouler les peuples, ainsi qu'on ne voit que trop de pareils abus en France. Les impôts sur les grains furent rabaissés, et le prix de la bière tant soit peu rehaussé, pour qu'il y eût une compensation. Par ce nouvel arrangement, les produits augmentèrent, surtout ceux des péages, qui faisaient entrer dans le royaume de l'argent étranger; mais le plus<86> grand bien qui en résulta, fut celui de diminuer la contrebande, si préjudiciable aux pays où des manufactures sont établies.
Lorsqu'un pays a peu de productions à exporter, et qu'il est dans la nécessité d'avoir recours à l'industrie de ses voisins, la balance du commerce lui doit être défavorable; il paye plus d'argent à l'étranger qu'il n'en reçoit; et si cela continue, après un certain nombre d'années il doit se trouver dépourvu d'espèces : ôtez tous les jours de l'argent d'une bourse, et n'en remettez point, elle sera bientôt vide. Voilà de quoi la Suède peut servir d'exemple. Pour obvier à cet inconvénient, il n'y a d'autre moyen que celui d'augmenter les manufactures : on gagne tout sur ses propres productions, et on gagne au moins la main-d'œuvre sur les étrangères. Ces assertions aussi vraies que palpables servirent de principes au gouvernement; ce fut d'après elles qu'il dirigea toutes ses opérations de commerce. Il se trouva aussi, dès l'année 1773, une augmentation de deux cent soixante-quatre fabriques nouvelles dans les provinces. Entre autres, on établit une fabrique de porcelaine à Berlin, dont se nourrissent cinq cents personnes, et qui surpassa bientôt celle de Saxe. On établit une fabrication de tabac, dont une compagnie se chargea : elle avait des établissements dans toutes les provinces qui fournissaient à la consommation interne des provinces, et gagnait, par ce qu'elle vendait à l'étranger, ce que lui coûtait l'achat des feuilles de la Virginie. Les revenus de la couronne en furent augmentés, et les actionnaires en retirèrent dix pour cent de leurs capitaux.
La guerre dernière avait rendu le change désavantageux au commerce des Prussiens, quoique, dès que la paix eut été signée, la mauvaise monnaie eût été refondue, et remise sur l'ancien pied : il n'y avait que l'établissement d'une banque qui pût obvier à cet inconvénient. Des personnes remplies de préjugés, pour n'avoir pas assez approfondi cette matière, soutenaient qu'une banque ne pouvait se soutenir que dans un État républicain, mais que jamais personne<87> n'aurait de confiance en une banque établie dans une monarchie. Cela était faux; car il y a une banque à Copenhague, il y en a une à Rome, et une autre à Vienne. On laissa donc au public la liberté de raisonner à sa guise, et l'on procéda au fait. Des différents genres de ces comptoirs, après les avoir bien comparés pour juger de celui qui s'adapterait le mieux à la nature du pays, on trouva que la banque de giro, en y ajoutant un lombard, serait la plus convenable. Pour l'établir, la cour déboursa huit cent mille écus, comme devant servir de fonds à ses opérations. Au commencement, la banque fit quelques pertes, et souffrit, soit par l'ignorance, soit par la friponnerie de ceux qui en avaient l'administration. Mais depuis que M. de Hagen la dirigea, l'exactitude et l'ordre s'y établirent. On ne créa de billets qu'autant qu'il y avait de fonds pour les réaliser. Outre l'avantage que cet établissement procurait pour la facilité du commerce, il en résulta encore un autre bien pour le public. Dans les temps précédents, c'était l'usage que l'argent des pupilles dût être déposé à la justice, et ces pupilles, qui ne tiraient, durant la durée des procès, aucun revenu de leurs capitaux, devaient encore en payer un pour cent par année; depuis, ces sommes furent déposées à la banque, qui en donna trois pour cent aux pupilles, de sorte qu'effectivement, en comptant ce qu'ils payaient autrefois à la justice, ils en gagnaient quatre. Depuis, la banqueroute de Neufville87-a et d'autres marchands étrangers occasionna la faillite de quelques marchands prussiens : le crédit serait tombé, si, par l'intervention de la banque, il n'avait été soutenu et relevé. Bientôt le change se mit au pair; les marchands convinrent alors, convaincus par les effets, que cet établissement était utile et nécessaire à leur commerce. Déjà la banque avait des comptoirs dans toutes les grandes villes du royaume; mais elle avait, de plus, des mai<88> sons dans toutes les places commerçantes de l'Europe; cela facilitait la circulation des espèces, les payements des provinces, en même temps que le lombard empêchait les usuriers de ruiner les manufacturiers pauvres, qui ne pouvaient pas assez promptement débiter leur ouvrage. Outre le bien qui en revenait au public, la cour se préparait, par le crédit de la banque, des ressources pour les grands besoins de l'État.
Les princes sont, comme les particuliers, dans le cas d'amasser d'un côté, s'ils ont d'un autre des dépenses à faire. Les bons agriculteurs conduisent des ruisseaux, et s'en servent pour arroser les terrains arides, qui, faute d'humidité, ne seraient d'aucun rapport; par le même principe, le gouvernement augmentait ses revenus, pour les employer aux dépenses nécessaires au bien public. Il ne se borna point à rétablir ce qui était détruit par la guerre; il voulut perfectionner tout ce qui en était susceptible. Il se proposa donc de tirer parti de toute sorte de terrain, en défrichant les marais, en perfectionnant la culture des terres par l'augmentation des bestiaux, et même en rendant le sable utile par les bois qu'on y pouvait planter.
Quoique nous entrions dans de petits détails, nous nous flattons néanmoins qu'ils pourront intéresser la postérité. La première entreprise de cette espèce regarde la Netze et la Warthe,88-a dont on défricha les bords, après avoir saigné les eaux croupissantes par différents canaux qui menaient diversement ces eaux vers l'Oder; l'ouvrage coûta sept cent cinquante mille écus, et trois mille cinq cents familles y furent établies. La noblesse et les villes situées vers ces rivières augmentèrent considérablement leurs revenus. Cet ouvrage, achevé dès l'an 1773, comptait déjà alors le montant de sa population à quinze mille âmes. On saigna ensuite le lac de la Madue et les marais qui vont à Friedeberg, où l'on établit quatre cents familles étran<89>gères. En Poméranie, on saigna le lac de la Leba, au moyen de quoi la noblesse gagna trente mille journaux en prairies. De pareils établissements se firent également aux environs de Stargard, de Cammin, de Treptow, de Rügenwalde et de Colberg. Dans la Marche, on saigna les marais de la Havel, ceux du Rhin vers Fehrbellin, ceux du Finow entre Rathenow et Ziesar, sans compter l'argent employé à l'amélioration des terres de la noblesse, qui montait à des sommes considérables. En même temps, on élevait en Frise, dans le Dollart, des digues par le moyen desquelles on regagnait pied à pied le terrain que la mer avait submergé en 1724.89-a On établit dans le pays de Magdebourg deux mille familles nouvelles; leurs bras y étaient d'autant plus nécessaires, qu'auparavant les paysans de la Thuringe y venaient aider à faire la récolte; depuis, on se passa d'eux. La couronne possédait trop de métairies : plus de cent cinquante furent changées en villages, et ce qu'elle y perdit de revenus, lui fut richement récompensé par l'augmentation de la population. Une métairie ne contient guère plus de six personnes, et dès qu'elles se convertirent en villages, elles eurent trente habitants chacune pour le moins. Quelque soin que se fût donné le feu roi pour repeupler la Prusse, qui, en l'année 1709, avait été désolée par la peste, il n'était point parvenu à la remettre dans l'état florissant où elle était avant que ce fléau l'eût abîmée. Le roi régnant ne voulut pas que cette province le cédât à d'autres, et depuis la mort de son père, il l'avait augmentée de treize mille familles nouvelles; et si par la suite on ne la néglige point, sa population pourra s'accroître de plus de cent mille âmes.
La Silésie ne méritait pas moins d'attention et de soins pour son rétablissement que les autres provinces. On ne se contenta pas de remettre les choses sur l'ancien pied, on voulut les perfectionner; on rendit les prêtres utiles, en obligeant tous les riches abbés d'établir des manufactures : là c'étaient des ouvriers qui faisaient les nappages<90> pour les tables, ici des moulins à huile, en d'autres lieux des tanneurs, ou des ouvriers en cuivre ou en fil d'archal, selon que cela convenait aux lieux, ainsi qu'aux produits. De plus, on augmenta le nombre des cultivateurs de la Basse-Silésie de quatre mille familles. On sera surpris sans doute qu'on ait pu multiplier à ce point ceux qui vivaient de l'agriculture, dans un pays où aucun champ ne demeure inculte. La raison en est que beaucoup de seigneurs, pour augmenter leurs domaines, s'étaient imperceptiblement approprié les terres de leurs sujets. Si l'on avait toléré cet abus, avec le temps beaucoup de censés seraient demeurées vides, et la terre, manquant de bras pour la travailler, aurait baissé de rapport; enfin, chaque village aurait eu son seigneur, mais plus de censiers : or, les possessions font des citoyens attachés à leur patrie, car ceux qui n'ont aucune propriété, ne peuvent s'attacher à un pays où ils n'ont rien à perdre. Toutes ces choses ayant été représentées aux seigneurs, leur propre avantage les fit consentir à remettre leurs paysans sur l'ancien pied.
En revanche, le Roi secourut la noblesse par des sommes considérables, pour rétablir son crédit entièrement tombé; bien des familles endettées avant ou par la guerre étaient sur le point de faire faillite : la justice leur accorda des moratoires pour deux ans, afin qu'ayant le temps de remettre leurs terres en valeur, ils se trouvassent en situation de payer au moins le dividende. Ces moratoires achevèrent de perdre le crédit de la noblesse. Le Roi, qui se faisait un plaisir et un devoir d'assister le premier et le plus brillant ordre de l'État, paya trois cent mille écus de dettes de la noblesse : mais la somme dont les terres étaient chargées, montait à vingt-cinq millions d'écus, et il fallut recourir à des remèdes dont l'effet fût plus efficace. La noblesse fut assemblée, et, en forme d'états, elle se rendit solidaire des dettes contractées. On créa pour vingt millions de billets, qui, mis en circulation, avec deux cent mille écus que le Roi y ajouta pour réaliser les payements les plus pressés, rétablirent dans peu le crédit perdu;<91> et quatre cents des familles les plus nobles durent leur conservation à ces mesures salutaires. En Poméranie et dans la Nouvelle-Marche, la noblesse était aussi ruinée qu'en Silésie. Le gouvernement paya pour elle cinq cent mille écus de dettes, en ajoutant autres cinq cent mille écus pour remettre leurs terres en valeur.
Les villes qui avaient le plus souffert de la guerre, furent également soulagées : Landeshut reçut deux cent mille écus, Striegau quarante mille, Halle quarante mille, Crossen vingt-quatre mille, Reppen six mille, Halberstadt quarante mille, Minden vingt mille, Bielefeld quinze mille, et celles du Hohnstein treize mille écus. Toutes ces dépenses étaient nécessaires; il fallait se précipiter de répandre de l'argent dans les provinces, pour les rétablir d'autant plus vite. Si dans ces conjonctures on avait usé d'une économie rigide, il se serait peut-être écoulé cent années avant que le pays fût redevenu florissant; mais par l'activité dont on entreprit cette affaire, plus de cent mille âmes expatriées retournèrent dans leur patrie. Aussi, dès l'année 1773, la population, comparée à ce qu'elle était en 1756, était augmentée au delà de deux cent mille personnes. On ne s'en tint pas là : surtout considérant que le nombre des habitants fait la richesse des souverains, on trouva moyen d'établir dans la Haute-Silésie deux cent treize nouveaux villages, dont le nombre d'âmes montait à vingt-trois mille; et l'on forma le plan d'augmenter le nombre des cultivateurs en Poméranie de cinquante mille personnes, et de douze mille dans la Marche électorale; ce qui fut exécuté vers l'année 1780. Si nous voulons comparer le résultat que ces opérations produisirent, il n'y a qu'à comparer la population de l'année 1740 avec celle de 1779; en voici l'exposé :
Prusse | en 1740 | 370,000 habitants, |
en 1779 | 780,000 » | |
L'Électorat | en 1740 | 480,000 » |
en 1779 | 710,000 » | |
Magdebourg et Halberstadt | en 1740 | 220,000 » |
en 17792 | 80,000 » | |
La Silésieen | 1740 | 1,100,000 » |
en 1779 | 1,520,000 » | |
Augmentation | 1,120,00092-a âmes. |
On croirait que d'aussi énormes largesses auraient épuisé les fonds et les revenus de la couronne; cependant il faut ajouter encore les dépenses que coûtèrent les forteresses, tant celles qu'on perfectionnait que les nouvelles que l'on construisit, et l'argent qu'il fallait pour rétablir l'artillerie, dont le total montait à la somme de cinq millions neuf cent mille écus. Toutefois le gouvernement fit face à tout. Le Roi ne faisait point de ces dépenses d'ostentation si communes dans les grandes cours; il vivait comme un particulier, pour ne pas manquer aux devoirs principaux de sa charge. Par le moyen d'une économie rigide, le grand et le petit trésor furent remplis; le premier, pour fournir aux dépenses de la guerre, le second, pour acheter les chevaux et tout ce qu'il faut pour rendre l'armée mobile. De plus, neuf cent mille écus furent déposés à Magdebourg, et quatre millions deux cent mille écus à Breslau, pour l'achat des fourrages. Cet argent était en caisse lorsque la guerre s'alluma entre l'impératrice Catherine et Mustapha. Selon les traités, il fallut tous les ans fournir cinq cent mille écus de subsides aux Russes,92-b tant que durèrent les troubles de la Pologne et ceux de la Turquie. Le bien de l'État et la foi des traités<93> exigeaient que cette dépense se fît, qui, d'ailleurs, venait mal à propos, surtout à l'égard des grandes entreprises de finance dont on était occupé, et qui absorbaient seules des sommes considérables. Il restait donc à la politique d'indemniser l'État de ces sommes qu'on envoyait en Russie, et qui, sans les circonstances où l'on se trouvait, pouvaient s'employer d'une manière plus utile pour les provinces de la domination prussienne.
Il survint, l'année suivante, une stérilité générale dans tout le nord de l'Europe, causée par des gelées tardives qui firent périr toutes les productions de la terre : nouvelle misère à craindre pour le peuple, nouvelle nécessité de lui donner des secours. On donna aux pauvres du blé gratis; mais comme la consommation des denrées diminuait, il y eut dans les produits des accises une non-valeur de cinq cent mille écus. Le Roi avait formé de grands magasins d'abondance, tant en Silésie que dans ses pays héréditaires : soixante-seize mille winspels étaient amassés pour nourrir l'armée pendant douze mois; neuf mille winspels étaient à part, destinés uniquement aux besoins de la capitale. D'aussi sages arrangements préservèrent le peuple de la disette dont il était menacé : l'armée fut nourrie des magasins; le peuple en reçut également, outre les grains donnés à part pour fournir aux semailles. La récolte manqua encore l'année d'après; mais si le boisseau de seigle se vendait dans les États du Roi à deux écus et quelques gros, chez les voisins la misère était encore plus grande. En Saxe et en Bohême, le boisseau se vendait à cinq écus. La Saxe perdit plus de cent mille habitants que la famine détruisit, ou qui s'expatrièrent. La Bohême y perdit cent quatre-vingt mille âmes au moins; plus de vingt mille paysans bohémiens, et autant de Saxons, cherchèrent un asile contre la misère dans les États du Roi; ils furent reçus à bras ouverts, et furent employés à peupler les nouveaux établissements qu'on avait formés.
<94>Les malheurs dont se ressentaient les sujets des autres puissances, venaient de ce que dans aucun pays, excepté ceux de la Prusse, il n'y avait des magasins d'établis. Cependant ces calamités, auxquelles on avait pourvu, et que l'on pouvait détourner par les précautions que la prudence avait suggérées, ces calamités, dis-je, n'empêchèrent pas le gouvernement de continuer avec la même activité les améliorations du pays dont il avait arrêté le projet. L'expérience démontrait que la mortalité des bestiaux était plus fréquente dans le Brandebourg que dans la Silésie. En en recherchant les causes, on en trouva deux, savoir : que dans les Marches et les autres provinces on ne se servait pas comme en Silésie de ce sel pétrifié qu'on tire des salines de Wieliczka; et que les habitants des Marches et de la Poméranie ne nourrissaient pas leurs bestiaux dans les étables, mais les menaient paître dans des temps où quelquefois la nielle avait envenimé les herbes. Depuis qu'on eut introduit cette nouvelle façon de nourrir les bestiaux, leurs fréquentes mortalités diminuèrent visiblement, et les possesseurs des terres eurent moins de malheurs à réparer qu'autrefois.
Par l'attention qu'on mettait à savoir tous les produits étrangers qui entraient dans le pays, on trouva, en dépouillant les registres de la douane, qu'il entrait pour deux cent quatre-vingt mille écus de beurre étranger; afin de fournir soi-même une denrée aussi nécessaire, on calcula tout ce que les nouvelles améliorations pourraient produire. Une vache, en convertissant son lait en beurre, rapporte communément cinq écus, et par les défrichements nouveaux auxquels on travaillait, on calcula que l'entretien allait à quarante-huit mille vaches, ce qui répond à un produit de deux cent quarante mille écus. Mais il faut décompter la consommation des propriétaires, et en ajoutant ce qu'il fallait, le nombre des vaches devait monter à soixante-deux mille. Ce problème restait encore à résoudre; mais toutefois il<95> était possible d'y parvenir, parce qu'il restait, après tout ce qui s'était entrepris, des terrains moins étendus à défricher, et qui pouvaient suppléer au reste.
Le gouvernement, qui se proposait de perfectionner tout ce qu'il y avait de défectueux dans les anciens usages, examinant avec attention les différentes parties de l'économie rurale, trouva qu'en général tout ce qu'on appelle communes, portait préjudice au bien public; ce ne fut qu'après la séparation des communes que l'agriculture des Anglais commença à prospérer. Tout gouvernement monarchique qui imite les usages introduits dans les républiques, ne mérite pas d'être accusé de despotisme. On imita donc un aussi louable exemple; on envoya des commissaires de justice et d'économie pour séparer aussi bien les pâturages que les arpents qui étaient, ou mêlés, ou en commun. Dans les commencements, ce projet rencontra de grandes difficultés, parce que la coutume, reine de ce monde, règne impérieusement sur des esprits bornés; mais quelques exemples de pareils partages exécutés à la satisfaction des propriétaires firent impression sur le public, et bientôt cela fut introduit généralement dans toutes les provinces.
Dans une partie du Brandebourg et de la Poméranie sont des terrains élevés, éloignés des rivières et des ruisseaux, qui par conséquent manquent des pâturages et des engrais nécessaires pour la culture des champs. Ce défaut tenait plus au local qu'au manque d'industrie des propriétaires; et quoiqu'il ne soit pas donné aux hommes de changer la nature des choses, on voulut tenter quelques essais, pour apprendre par l'expérience ce qui serait faisable, ou ce qui ne pourrait pas réussir. Pour cet effet, on eut recours à un fermier anglais, par le moyen duquel on fit un essai dans un des bailliages de la couronne. Sa méthode était de planter dans des champs sablonneux des navets qu'on nomme turnips en anglais; il les laissait pour<96>rir; après quoi il semait ces champs de trèfle et d'autres herbages, qui les transformaient en prés artificiels, par le moyen de quoi l'on augmentait la quantité du bétail d'un tiers sur chaque terre. Cette épreuve ayant si bien réussi, on eut soin de généraliser dans les provinces une économie aussi avantageuse.
Nous avons déjà dit que la guerre et les fréquentes invasions des ennemis avaient établi une pernicieuse anarchie dans les provinces héréditaires; elle s'étendait sur toutes les branches, non seulement sur l'économie rurale et sur les finances, mais encore sur les bois, que les grands maîtres des forêts avaient ruinés selon leur fantaisie, faute d'être surveillés. Une guerre opiniâtre, dont les succès ne pouvaient pas tous être heureux, fit juger à ces misérables forestiers et à quelques sous-conseillers des finances qui participèrent aux déprédations, que l'État était perdu sans ressource, qu'il allait devenir dans peu la proie des ennemis, et que ce qu'ils pouvaient faire de mieux dans une situation aussi désespérée, était de vendre à leur profit tout le bois qu'ils pourraient abattre, parce qu'il n'y aurait personne qui pût leur demander compte de leurs malversations. En conséquence de cette idée aussi fausse qu'infâme, ils avaient si bien dévasté les forêts, qu'on n'y voyait qu'à peine quelques arbres isolés, au lieu des bois touffus qui s'y trouvaient auparavant. Les coupables furent chassés et punis comme ils l'avaient mérité; l'on fut obligé de donner de nouvelles ordonnances, tant pour la plantation des bois que pour fixer une coupe proportionnelle selon les différents genres et espèces des arbres, afin d'y mettre une règle que personne ne pût enfreindre, et surtout pour en avoir suffisamment, soit pour la bâtisse, soit pour les chauffages, article qui mérite de ne point être négligé dans les pays du nord. Avant la guerre, on avait retiré des Marches et de la Poméranie un revenu annuel du bois, qui souvent passait cent cinquante mille écus; il fallut recourir aux expédients pour réparer ce<97> produit. Dans cette intention, on établit un droit de transit sur les bois des pays étrangers qu'on faisait flotter sur l'Elbe et sur l'Oder, et par ce moyen, on pouvait acheter à bon marché le bois de la Saxe, de la Bohême et de la Pologne, et le revendre avec avantage aux nations qui avaient des flottes marchandes ou des vaisseaux de guerre à construire; et par cet expédient, on ménagea les forêts, auxquelles il fallait donner le temps de recroître, et l'on remplaça la perte des revenus d'une manière durable.
Le gouvernement ne doit pas se borner à un seul objet; l'intérêt ne doit pas être l'unique mobile de ses actions; le bien public, qui a tant de branches diverses, lui offre une foule de matières dont il peut s'occuper, et l'éducation de la jeunesse doit être considérée comme une des principales : elle influe sur tout; elle ne crée pas, mais elle peut corriger des défauts. Cette partie si intéressante avait peut-être été trop négligée les temps passés, principalement dans le plat pays et dans les provinces. Voici en quoi consistaient les vices qu'il y avait à réformer. Dans les villages des gentilshommes, des tailleurs faisaient le métier de maîtres d'école; et dans les terres appartenantes à la couronne, les baillis, sans discernement, en faisaient le choix. Pour redresser un abus aussi pernicieux, le Roi fit venir de la Saxe de bons maîtres d'école; il augmenta leurs gages, et l'on tint la main à ce que les paysans leur envoyassent leurs enfants pour les faire instruire. En même temps, l'on publia une ordonnance97-a qui enjoignait aux ecclésiastiques de ne point admettre les jeunes gens à la communion, à moins que, dans les écoles, ils n'eussent été instruits dans leur religion. De tels arrangements sont de nature qu'on n'en jouit pas d'abord, et que le temps seul fait qu'on en recueille les fruits.
<98>On porta les mêmes soins pour réformer tous les colléges fondés pour l'instruction de la jeunesse; les pédagogues ne s'appliquaient qu'à remplir la mémoire de leurs élèves, et n'avaient aucun soin à former et à perfectionner leur jugement. Cet usage, qui était une continuation de l'ancienne pédanterie tudesque, fut corrigé; et sans négliger ce qui est du département de la mémoire, les instituteurs furent chargés de familiariser dès la jeunesse leurs élèves avec la dialectique, afin qu'en formant leur jugement, ils apprissent à raisonner, en tirant des conséquences justes des principes qu'ils avaient prouvés et établis.
Pendant que tout était nerf dans l'État, que chacun travaillait pour perfectionner sa partie, le traité de partage entre les trois couronnes fut signé. La Prusse acquit, comme nous l'avons rapporté, la Pomérellie, les palatinats de Culm et de Marienbourg, l'évêché de Varmie, la ville d'Elbing, une partie de la Cujavie, et une partie de la Posnanie. Cette nouvelle province avait environ cinq cent mille habitants. Les bonnes terres sont du côté de Marienbourg, le long de la Vistule, aux deux bords de la Netze, en y ajoutant l'évêché de Varmie. Mais dans la Pomérellie et le palatinat de Culm, en revanche, il y a beaucoup de terrains remplis d'un sable aride. L'avantage principal de cette acquisition consistait donc principalement en ce qu'elle joint la Poméranie à la Prusse royale, qu'elle rend le gouvernement maître de la Vistule, par conséquent du commerce de la Pologne, et que, par la quantité de blé que ce royaume exporte, les États prussiens n'auront désormais plus à craindre ni la disette ni la famine.
Cette acquisition était utile, et pouvait devenir importante après que, par de sages arrangements, tout serait bien réglé. Mais dans l'état où se trouvait cette province lorsqu'elle tomba sous la domination prussienne, tout s'y ressentait de l'anarchie, de la confusion et du désordre d'un peuple barbare qui croupissait dans l'ignorance et<99> dans la stupidité. On commença par le cadastre des terres, pour proportionner les charges : la contribution fut réglée sur le pied qu'elle est établie dans la Prusse royale; les ecclésiastiques payèrent à l'instar des évêques et des abbés de la Silésie; les starosties devinrent les biens de la couronne : elles avaient été des fiefs donnés à vie comme ceux des timariots chez les Turcs; le Roi dédommagea les propriétaires par une somme de cinq cent mille écus qui leur fut payée une fois pour toutes. On introduisit des postes dans ce pays agreste et barbare, surtout des colléges de justice, dont le nom avait été à peine connu dans ces contrées. On réforma quantité de lois aussi bizarres qu'extravagantes; on en appelait en dernier ressort de la sentence de ces colléges au tribunal supérieur de Berlin. Le Roi fit creuser un canal qui coûta sept cent mille écus, pour joindre, de Nakel à Bromberg, la Netze avec la Vistule,99-a au moyen duquel ce grand fleuve avait une communication directe avec l'Oder, la Havel et l'Elbe. Ce canal avait un double usage : il faisait écouler les eaux croupissantes d'une grande étendue de terre, où l'on pouvait établir des colons étrangers. Tous les bâtiments économiques tombaient en ruine; il en coûta plus de trois cent mille écus pour les rétablir.
Les villes étaient dans l'état le plus pitoyable. Culm avait de bonnes murailles, de grandes églises; mais au lieu de rues, on ne voyait que les caves des maisons qui avaient existé autrefois. Quarante maisons formaient la grande place, dont vingt-huit, sans portes, sans toit ni fenêtres, manquaient de propriétaires. Bromberg était dans le même état. Leur ruine datait de l'année 1709, où la peste avait ravagé cette province; mais les Polonais n'imaginaient pas qu'il fallût réparer les malheurs. On aura peine à croire qu'un tailleur était un homme rare dans ces malheureuses contrées; il fallut en établir dans toutes les villes, de même que des apothicaires, des charrons, des menuisiers et<100> des maçons. Ces villes furent rebâties et peuplées. Culm eut une maison où cinquante jeunes personnes de la noblesse sont élevées par des maîtres qui se donnent tout le soin pour les instruire; cent quatre-vingts maîtres d'école tant protestants que catholiques furent placés dans différents endroits, et salariés par le gouvernement. On ne savait ce que c'était que l'éducation dans ce malheureux pays; aussi était-il sans mœurs comme sans connaissances. Enfin, l'on renvoya en Pologne plus de quatre mille Juifs qui gueusaient, ou volaient les paysans.
Comme le commerce faisait la branche principale des produits de la Prusse occidentale, on s'appliqua à la recherche de tout ce qui pouvait l'étendre. La ville d'Elbing y gagna le plus, en attirant à elle le commerce qui précédemment s'était fait par Danzig; on forma une compagnie de sel qui, au moyen d'une rétribution annuelle de soixante-dix mille écus qu'elle payait au roi de Pologne, eut le monopole de cette denrée dans tout le royaume; ce qui obligea les Autrichiens de lui vendre leur sel de Wieliczka, ce qui rendit cette compagnie florissante.
Voici jusqu'où montèrent les revenus que la couronne tira de cette nouvelle acquisition :
Contributions | 497,000 écus, |
Domaines | 410,000 » |
Accises | 360,000 » |
Froment | 8,000 » |
Timbre | 13,000 » |
Postes | 53,000 » |
Forêts | 40,000 » |
Les péages du Danziger Werder et de la Drewenza | 730,000 » |
2,111,000 écus. |
Ces revenus, joints à ce que la banque, l'accise et le tabac rappor<101>taient, produisirent à l'État une augmentation de revenus de plus de cinq millions.
C'est ainsi qu'un système de finances toujours perfectionné, et suivi de père en fils, peut changer un gouvernement, et le rendre, de pauvre qu'il était, assez riche pour ajouter son grain dans la balance des pouvoirs qu'ont les premiers monarques de l'Europe.
<102>CHAPITRE III.
Du militaire.
Sept campagnes, qui avaient produit dix-sept batailles rangées et presque autant de combats non moins sanglants, trois siéges entrepris par l'armée et cinq à soutenir contre l'ennemi, sans compter des entreprises sur les quartiers d'hiver des ennemis, ou autres expéditions militaires à peu près semblables, avaient tellement ruiné l'armée, qu'une grande partie des meilleurs officiers et des vieux soldats avaient péri en combattant. Pour en juger, on n'a qu'à se rappeler que le gain de la bataille de Prague coûta seul vingt mille hommes : qu'on ajoute à ce calcul que nous avions quarante mille prisonniers des Autrichiens, qu'ils en avaient presque autant des nôtres, au nombre desquels il fallait compter au delà de trois cents officiers, que les hôpitaux étaient tous remplis de blessés, et que, dans les régiments d'infanterie, on ne trouvait guère au delà de cent hommes qui, l'année 1756, eussent servi au commencement de cette guerre.
Plus de quinze cents officiers péris dans différentes actions avaient extrêmement diminué la noblesse, et ce qui en restait dans le pays, étaient, ou des vieillards, ou des enfants, qui ne pouvaient point servir. Le manque de gentilshommes, et le nombre de places d'officiers<103> vacantes dans les régiments, firent qu'on eut recours à la roture pour les remplir. Il y avait des bataillons auxquels il ne restait que huit officiers pour le service; les autres étaient, ou morts, ou prisonniers, ou blessés. Il est facile de juger par ces circonstances fâcheuses que les anciens corps mêmes étaient sans ordre, sans discipline, sans exactitude; et par conséquent ils manquaient d'énergie.
Voilà quel était l'état de l'armée lorsque, après la paix de Hubertsbourg, elle rentra dans ses anciens quartiers. Les régiments se trouvaient alors plus composés de citoyens que d'étrangers; les compagnies étaient fortes de cent soixante-deux hommes; on en renvoya quarante, qui devinrent utiles en remettant les terres en culture. Les bataillons francs servirent à compléter les régiments de garnison, qui congédièrent également ce qu'ils avaient de soldats nationaux de trop. La cavalerie réforma cent cinquante hommes par régiment; les hussards, chacun quatre cents; ainsi les provinces gagnèrent par cette réforme trente mille sept cent quatre-vingts cultivateurs qui leur manquaient. On ne s'en tint point là : autrefois le nombre des nationaux avait été arbitraire; on le fixa à sept cent vingt hommes pour chaque régiment; et ce qui manquait au complet de la compagnie, fut levé chez l'étranger. Les soldats des cantons eurent la permission de se marier sans le consentement de leur capitaine : peu se vouèrent au célibat, et le grand nombre aima mieux contribuer à l'accroissement de la population. Les effets de ces bons arrangements répondirent à l'attente du gouvernement, et déjà l'année 1773, le nombre des enrôlés surpassait d'un nombre considérable celui qu'on en avait levé l'année 1756.
Précédemment, les capitaines recrutaient eux-mêmes leurs compagnies, de l'argent qu'ils retiraient de la paye des semestres. Cette méthode avait donné lieu à trop d'abus : les officiers, pour épargner l'argent, enrôlaient par force; tout le monde criait; aucun prince ne voulait que de telles violences se commissent sur son territoire. On<104> changea donc cette économie, de façon que le général Wartenberg104-a tira seul la paye des semestres, dont les capitaines recevaient, outre leurs gages, trente écus par mois; on se servait du surplus pour les enrôlements, qui produisaient par an sept ou huit mille recrues levées dans les pays étrangers, lesquels, avec les femmes et les enfants qu'ils menaient avec eux, formaient une colonie militaire d'environ dix mille personnes. Quoiqu'un fils unique de paysan ne devînt pas soldat, la taille se rehaussait cependant d'année en année, et en 1773, il n'y avait plus de compagnie dans les régiments d'infanterie dont les soldats eussent au-dessous de cinq pieds cinq pouces.
Les régiments tant d'infanterie que de cavalerie furent partagés en différentes inspections, afin d'y faire renaître l'ordre, l'exactitude, la sévérité de la discipline, pour qu'il y eût une égalité parfaite dans l'armée, et que tant les officiers que les soldats eussent la même éducation dans un régiment que dans l'autre. Les régiments du Rhin et du Wéser eurent pour inspecteur le général Diringshofen; ceux du duché de Magdebourg, le général Saldern; ceux de l'Électorat furent partagés entre M. de Ramin, M. de Steinkeller et le colonel Buttlar; ceux de la Poméranie échurent au général Möllendorff; ceux de la Prusse, au général Stutterheim, et ceux de Silésie, au général d'infanterie Tauentzien; le lieutenant-général de Bülow eut l'inspection de la cavalerie de la Prusse; le général Seydlitz, de celle de Silésie; le général Lölhöffel, de celle de Poméranie et de la Nouvelle-Marche; et celle de l'Électorat et du Magdebourg fut mise sous la direction du général Krusemarck.104-b
<105>Rien ne coûta plus de peines que de rétablir l'ordre et la discipline dans cette infanterie si fort déchue de ce qu'elle avait été autrefois. Il fallut employer la sévérité pour rendre le soldat obéissant, de l'exercice pour le rendre adroit, et une longue habitude pour lui apprendre à charger son fusil quatre fois en une minute, à marcher en ligne sans flottement, et enfin à savoir se prêter à toutes les manœuvres que des occasions différentes dans la guerre pouvaient exiger de lui. Mais, le soldat étant en ordre, il fut plus difficile encore de former les jeunes officiers, et de leur donner l'intelligence nécessaire pour leur métier. Afin de leur donner la routine de ces manœuvres, on les exerça, dans le voisinage de leurs garnisons, aux différents déploiements, aux attaques de plaine, aux attaques des postes fortifiés, ainsi qu'à celles des villages, aux manœuvres d'une avant-garde, à celles d'une retraite, comme aux carrés, pour savoir comment ils devaient attaquer, et comment ils devaient se défendre. Cela se pratiquait pendant tout l'été, et chaque jour ils répétaient une partie de leur leçon. Pour rendre ces pratiques générales, les troupes s'assemblaient deux fois, l'une au printemps et l'autre en automne; il ne se faisait alors que de grandes manœuvres de guerre, des défenses ou des attaques de postes, des fourrages, des marches dans tous les genres, et des simulacres de bataille, où les troupes, en agissant, désignaient les dispositions qui en avaient été faites. Ainsi, comme le dit Végèce,105-a la paix devint pour les armées prussiennes une école, et la guerre, une pratique. Il ne faut pas croire que, d'abord après la paix, les premières manœuvres fussent des plus brillantes : il faut du temps pour que la tactique mise en pratique devienne une chose habituelle, que les troupes exécutent sans difficulté. La précision qu'on désirait d'établir, ne commença à devenir sensible que depuis l'année 1770.<106> Dès lors l'armée prit une autre face, et l'on pouvait s'assurer sans se tromper que si l'armée était menée à la guerre, on pouvait avoir toute confiance en elle.
Pour parvenir à ce degré de perfection si intéressant pour le bien de l'État, on avait purgé le corps des officiers de tout ce qui tenait à la roture : ces sortes de sujets furent placés dans des régiments de garnison, où ils valaient au moins autant que ceux auxquels ils succédaient, qui, étant trop infirmes pour servir, furent mis à pension; et comme le pays même ne fournissait pas le nombre de gentilshommes que demandait l'armée, on engagea des étrangers, de la Saxe, du Mecklenbourg, ou de l'Empire, parmi lesquels il se rencontrait quelques bons sujets. Il est plus nécessaire que l'on ne croit de porter cette attention au choix des officiers, parce que d'ordinaire la noblesse a de l'honneur. Il ne faut pas disconvenir que quelquefois, mais rarement, on rencontre du mérite et du talent chez des personnes sans naissance; mais cela est rare. S'il s'en trouve, on fait bien de les conserver. Mais, en général, il ne reste de ressource à la noblesse que de se distinguer par l'épée; si elle perd son honneur, elle ne trouve pas même de refuge dans la maison paternelle; au lieu qu'un roturier, après avoir commis des bassesses infâmes, reprend sans rougir le métier de son père, et ne s'en croit pas plus déshonoré.
Un officier a besoin de bien des connaissances diverses; mais une des principales est celle de la fortification. Y a-t-il des siéges? cela lui donne occasion de se distinguer; est-il dans une ville assiégée? il peut rendre de bons services; faut-il fortifier un camp? on se sert de son intelligence; y a-t-il quelque point106-a à fortifier dans les postes avancés de la chaîne des quartiers d'hiver? on l'emploie, et pour peu qu'il ait de génie, il trouve cent occasions pour se distinguer. Afin que les officiers ne manquassent point d'instruction dans une partie du génie aussi utile, le Roi avait adjoint à chaque inspection un offi<107>cier du génie pour instruire les jeunes officiers qui marquaient du talent. Après qu'ils avaient appris les éléments de cet art, on leur faisait tracer des ouvrages adaptés aux différents terrains : ils prenaient des camps, ils disposaient la marche des colonnes, et sur leurs dessins ils n'osaient pas même omettre les avant-postes de la cavalerie. Cette étude étendit la sphère de leurs idées, et leur apprit à penser en grand, à savoir les règles de la castramétrie, et à acquérir dès leur jeunesse les connaissances que doivent avoir les généraux.
L'attention qu'on apportait à perfectionner l'infanterie de campagne, n'empêcha pas d'avoir l'œil sur les régiments destinés à servir en garnison. Ceux qui défendent les places, peuvent rendre d'aussi grands services que ceux qui gagnent des batailles. On purifia ces régiments de toute la mauvaise race qui se trouvait tant parmi les officiers que parmi les soldats; on les disciplina comme les régiments de campagne, et toutes les années que le Roi faisait la revue des troupes dans les provinces, ces régiments de garnison y figuraient également. Ces corps étaient moins élevés que les autres; il ne s'y trouvait cependant aucun soldat qui eût moins de cinq pieds trois pouces; et quoiqu'ils ne chargeassent pas aussi vite que l'infanterie de campagne, aucun général, dès l'année 1773, n'aurait été fâché de les avoir dans sa brigade.
Quant à la cavalerie, elle n'avait pas à beaucoup près fait des pertes proportionnées à celles de l'infanterie; comme elle avait été victorieuse dans toutes les occasions, les vieux soldats et les vieux officiers y étaient à peu de chose près conservés. Il arrive toujours que plus la guerre dure, et plus l'infanterie souffre; et, par un effet contraire, plus la guerre dure, et plus la cavalerie se perfectionne. On eut un soin particulier de remonter ce corps respectable des meilleurs chevaux qu'on put trouver. Il y avait pourtant quelques reproches à faire à quelques-uns de nos généraux de cavalerie qui, ayant eu des détachements à conduire, avaient maladroitement fait manœuvrer<108> l'infanterie; le même reproche pouvait se faire aussi à quelques officiers d'infanterie qui employèrent leur cavalerie avec peu de discernement. Afin d'empêcher que ces fautes grossières n'eussent lieu à l'avenir, le Roi composa un ouvrage de tactique et de castramétrie, qui contenait des règles générales, tant pour la guerre défensive que pour la guerre offensive; des ordonnances différentes pour les attaques et les défenses s'y trouvaient dessinées avec toutes les dispositions, adaptées à des terrains connus de toute l'armée. Ce livre méthodique et plein de préceptes évidents, confirmés par toutes les expériences des guerres passées, fut déposé entre les mains des inspecteurs. Ils le donnaient à lire aux généraux comme aux commandeurs des bataillons ou des régiments de cavalerie; mais, d'ailleurs, on eut la plus grande attention pour que le public n'en eût aucune connaissance. Ce livre produisit plus d'effet qu'on ne l'espérait : il ouvrit l'esprit des officiers sur des manœuvres dont ils n'avaient pas compris le sens; leur intelligence fit des progrès visibles; et comme les succès de la guerre roulent principalement sur l'exécution de la disposition, et que, plus on a de généraux habiles, plus on peut s'assurer de réussir, on avait lieu de croire qu'après tant de peines pour instruire les officiers, les ordres seraient exactement suivis, et que les généraux ne feraient pas des fautes assez considérables pour causer la perte d'une bataille.
Selon les usages qui s'étaient établis pendant la dernière guerre, l'artillerie était devenue une partie principale des armées : on avait si prodigieusement augmenté le nombre des canons, que cela devenait un abus. Mais pour ne point perdre son avantage, il en fallait avoir tout autant que l'ennemi. Il fallut donc commencer par rétablir l'artillerie de campagne, et l'on eut huit cent soixante-huit canons à refondre. On procéda ensuite aux canons des forteresses, dont une partie étaient évasés. On inventa des espèces de tombereaux, afin que chaque bataillon d'infanterie eût toujours avec soi des charges de ré<109>serve, qui étaient enfermées pour chaque peloton dans des sacs séparés, pour qu'on pût les distribuer d'autant plus vite. On doubla les moulins à poudre, qui en fabriquèrent six mille quintaux par année; en même temps, les forges travaillaient à fondre des bombes, des boulets et des grenades royales.
Les forteresses furent pourvues de bois de charpente et de soliveaux pour l'usage des batteries; et comme on voulait avoir toute une artillerie de réserve pour l'armée, on fondit en sus huit cent soixante-huit canons de campagne. Tous ces différents ouvrages, en y ajoutant soixante mille quintaux de poudre, fuient fournis aux arsenaux vers la fin de 1777. La dépense de l'artillerie, avec la réparation de ses chariots et de son train, coûta la somme d'un million neuf cent soixante mille écus; c'était beaucoup, mais la dépense était nécessaire.
En commençant la guerre de 1756, la Prusse n'avait que deux bataillons d'artillerie. Ce nombre étant trop inférieur à celui de l'ennemi, on augmenta leur nombre, qu'on porta à six bataillons, chacun de neuf cents hommes, outre les compagnies détachées, et distribuées dans les différentes forteresses. Ce corps, après la paix, resta sur pied tel qu'il était, et l'on construisit de grandes casernes à Berlin, pour que, étant toujours assemblé, il fût mieux et plus également dressé à l'usage auquel il était destiné. On fit instruire les officiers dans la fortification, afin qu'ils se perfectionnassent en l'art des siéges. Les canonniers et les bombardiers s'exerçaient tous les ans. Il fallait que dans une nuit ils eussent construit une batterie; ils apprenaient à démonter le canon de l'ennemi, à tirer à ricochet, et à bien jeter les bombes malgré les différentes directions des vents qui, les chassant de côté ou d'autre, les empêchent de tomber au lieu de leur destination. D'autre part, on faisait avancer en ligne les canons de campagne, comme s'ils eussent été distribués entre les bataillons; ils étaient obligés de profiter de la moindre butte de terre, pour ne négliger aucun<110> de leurs avantages, et de viser toutes les fois avant de tirer leur coup. Comme on raffinait sur tout, on avait inventé une espèce nouvelle d'obusiers, dont la grenade portait à quatre mille pas; les bombardiers fuient dressés à savoir s'en servir à diverses distances, et l'on s'aperçut que pour donner aux canons de campagne le dernier degré d'agilité dont ils peuvent être susceptibles, il faudrait encore augmenter l'artillerie d'un certain nombre de manœuvres, afin qu'à force de bras les canons demeurassent invariablement auprès des bataillons en avançant.
L'armée avait fait bien des campagnes; mais souvent le quartier général avait manqué de bons maréchaux de logis : le Roi voulut former ce corps, et choisit douze officiers qui avaient déjà quelque teinture du génie, pour les dresser lui-même. A cet usage, on leur fit lever des terrains, marquer des camps, fortifier des villages, retrancher des hauteurs, élever ce qu'on appelle des palanques, marquer les colonnes des marches, et surtout on les styla à sonder eux-mêmes tous les marais et tous les ruisseaux, pour ne pas se méprendre par négligence, et donner à une armée pour appui une rivière guéable, ou bien un marais par lequel l'infanterie pût marcher sans se mouiller la cheville du pied; ces fautes sont de très-grande conséquence, et sans elles, les Français n'auraient pas été battus à Malplaquet, ni les Autrichiens à Leuthen.
L'éducation de la jeune noblesse qui se voue aux armes, est une chose qui mérite les plus grands soins : on peut les former dès leur jeunesse au métier auquel ils se destinent, et les avancer par de bonnes études, de manière que leur capacité peut être considérée comme des fruits précoces, qui en valent mieux, quoique mûris plus vite. Durant la dernière guerre, l'éducation des cadets avait dégénéré de ce qu'elle avait été, et était devenue si mauvaise, qu'à peine les jeunes gens qui sortaient de ce corps, savaient lire et écrire. Afin de couper le mal par la racine, le Roi plaça à la tête de cette institution le géné<111>ral Buddenbrock,111-a l'homme du pays sans contredit le plus capable de vaquer à cet emploi. En même temps, on choisit de bons instituteurs, et on augmenta leur nombre à proportion des élèves qu'ils devaient instruire. Pour subvenir en même temps au manque d'éducation de la jeune noblesse poméranienne dont les parents étaient trop pauvres pour y pourvoir, le Roi institua une école dans la ville de Stolp, où cinquante-six enfants de condition étaient nourris, vêtus et élevés à ses dépens. Après qu'ils avaient passé les premiers éléments des connaissances, et terminé leurs humanités, ils entraient dans les cadets, où leur éducation était perfectionnée. Tout roulait principalement sur l'histoire, la géographie, la logique, la géométrie et l'art de la fortification, connaissances dont un officier peut difficilement se passer. Une académie fut instituée en même temps, dans laquelle entraient ceux des cadets qui annonçaient le plus de génie; le Roi en régla lui-même la forme, et donna une instruction qui contenait l'objet des études et de l'éducation que devaient recevoir ceux qu'on y placerait. On choisit pour professeurs les personnes les plus habiles qu'on put trouver en Europe. Quinze jeunes gentilshommes y étaient élevés; trois et trois avaient un gouverneur. Toute l'éducation tendait à former le jugement des élèves. L'académie prospéra, et fournit, depuis, des sujets utiles, qui furent placés dans l'armée.
Après la conquête de la Silésie, on y avait construit différentes places; la plupart avaient besoin d'être perfectionnées; il fallut encore en bâtir une nouvelle à Silberberg, afin d'être maître des débouchés qui mènent vers Glatz à gauche, et vers Braunau à droite. Ces ouvrages différents avaient coûté en 1777 la somme de quatre millions cent quarante-six mille écus, tandis qu'en Poméranie on fortifiait la<112> ville de Colberg, qui coûta huit cent mille écus. Lors de l'invasion des Russes, on s'était aperçu qu'en des cas pareils cette place pouvait devenir de la dernière importance. Quoiqu'on travaillât dans toutes les forteresses avec vigueur, il restait encore en 1778 quelques dépenses pour finir tout ce qui était près d'être achevé : le tout pouvait monter à la somme de deux cent mille écus.
Le général de Wartenberg, qui dirigeait l'économie militaire, était aussi occupé dans son département que les autres officiers dans leurs parties différentes. On profitait de la paix pour se préparer à la guerre. L'année 1777, cent quarante mille nouveaux fusils avaient été fabriqués à Spandow, des épées de rechange pour toute la cavalerie, des bandoulières, des selles, des brides, des ceinturons, des marmites, des pioches, des haches, et une garniture complète de tentes pour toute l'armée. Ces immenses apprêts étaient déposés, les fusils dans l'arsenal, et le reste dans deux grands bâtiments qu'on appelait les garde-robes de l'armée. Outre tout cet appareil, on avait mis à part la somme de trois millions pour fournir en temps de guerre à la remonte de la cavalerie, ainsi que pour remplacer les uniformes qui se perdaient dans les batailles; une autre somme était destinée pour les frais de l'augmentation de vingt-deux bataillons francs. Toutes ces choses ainsi préparées d'avance allégeaient au moins pour quelques campagnes le poids de la guerre, si accablant pour les finances quand elle est de durée.
L'article des magasins militaires ne fut point oublié : on en forma deux, l'un à Magdebourg, l'autre dans les places de la Silésie, chacun de trente-six mille winspels de seigle, pour entretenir durant une année deux armées de soixante-dix mille hommes. Le premier était destiné aux troupes qui devaient agir en Bohême ou en Moravie, et le second était destiné pour les troupes dont les opérations seraient dirigées vers la Saxe ou vers la Bohême. Le prix de ces magasins était évalué au prix d'un million sept cent mille écus. On entama ces<113> magasins durant les trois années de disette dont nous avons parlé précédemment; mais dès l'année 1775, ils étaient remis sur le pied où ils avaient été précédemment.
Nous avons parlé des magasins du général Wartenberg, et des grands magasins d'abondance que l'on avait amassés; mais cela n'était pas encore suffisant pour que l'armée pût entrer en campagne aussitôt que le besoin le demanderait. Un des articles les plus difficiles était de pouvoir trouver et de rassembler tous les chevaux nécessaires à mouvoir une aussi grande machine. Cette multitude de canons qui était devenue de mode, demandait seule une immense quantité de chevaux pour les transporter; il en fallait, outre cela, pour les tentes, pour les officiers et pour les vivres. On calcula de combien on en avait besoin, et le nombre se trouva monter à soixante mille. Or, comme il était impossible que le pays pût les fournir tous, on en répartit trente mille sur les provinces, et l'on prit des entrepreneurs qui s'engagèrent, pour une somme fixe, de livrer les autres trente mille dans l'espace de trois semaines, aussitôt qu'on les demanderait.
Après la paix, l'armée avait été mise sur le pied de cent cinquante et un mille hommes; les troubles qui s'élevèrent en Pologne faisant appréhender qu'une nouvelle guerre ne s'allumât, le Roi jugea à propos, en 1768, d'augmenter de quarante hommes les compagnies de douze régiments d'infanterie; pour les loger, il fallut bâtir des casernes qui coûtèrent trois cent soixante mille écus. Les hussards et les Bosniaques, qui n'étaient que onze cents têtes, furent mis à quatorze cents. Un bataillon de mille hommes fut levé, aux ordres de M. de Rossières, pour la défense de Silberberg. Ces différentes augmentations mirent l'armée en temps de paix sur le pied de cent soixante et un mille hommes, dont son nombre était composé.
Il fallait faire de tels efforts : les conjonctures indécises où l'on se trouvait, obligeaient de se préparer à tout événement. Surtout du<114>rant le cours de l'année 1771, pendant que les négociations étaient les plus vives, il était impossible de deviner quel parti prendrait la cour de Vienne : si ce serait celui de la Porte, ou celui de la Russie. Mais comme il semblait, par les apparences, que la maison d'Autriche penchait plutôt du côté des Turcs que de celui des alliés du Roi, il fut résolu de remonter toute la cavalerie, en y joignant l'augmentation. Ce furent huit mille chevaux qu'on acheta tout à la fois. Bientôt le bruit s'en répandit dans toute l'Europe; la cour de Vienne comprit que le roi de Prusse s'était déterminé à soutenir de toutes ses forces son alliée, l'impératrice de Russie, et l'on jugea à Vienne qu'il valait mieux partager les dépouilles de la Pologne avec les deux puissances qui en avaient fait la proposition, que de s'engager dans une nouvelle guerre où il y avait plus de hasards à risquer que d'avantages à espérer.
Le concert de ces trois cours occasionna le partage de la Pologne, comme nous l'avons déjà dit dans le chapitre qui traite de la politique. Ce chapitre-ci n'étant destiné qu'à ce qui regarde le militaire, nous n'envisagerons cette acquisition que de ce point de vue-là. Elle était très-importante, en ce qu'elle joignait la Poméranie à la Prusse royale. On aura remarqué, en lisant l'histoire de la dernière guerre, que le Roi avait été obligé d'abandonner toutes les provinces qui étaient séparées ou trop éloignées du corps de l'État. Ces provinces étaient celles du Bas-Rhin et de la Westphalie, surtout la Prusse royale. Cette dernière se trouvait non seulement séparée, mais coupée de la Poméranie et de la Nouvelle-Marche par un fleuve d'une profondeur et d'une largeur considérables. Il fallait être le maître de la Vistule pour pouvoir soutenir la Prusse royale; mais après que le partage fut réglé, le Roi pouvait élever des places sur les bords de ce fleuve et s'assurer les passages selon qu'il le jugeait convenable, et pouvait non seulement soutenir le royaume contre les ennemis, mais<115> se servir, en cas de malheur, de la Vistule et de la Netze, comme de bonnes barrières, pour empêcher l'ennemi de pénétrer, soit en Silésie, soit dans la Poméranie et la Nouvelle-Marche.
D'autre part, cette nouvelle acquisition fournissait les moyens d'augmenter considérablement l'armée. Elle fut mise en temps de paix sur le pied de cent quatre-vingt-six mille hommes, et l'on résolut de la porter en temps de guerre, avec les bataillons francs et autres annexes pareilles, au nombre de deux cent dix-huit mille combattants.
Voici en quoi consista l'augmentation :
Quatre bataillons de garnison, et des compagnies de grenadiers, faisant | 3,150 hommes, |
Deux nouveaux bataillons d'artillerie | 2,510 » |
Cinq régiments d'infanterie sur le pied de paix | 8,500 » |
Un régiment de hussards | 1,400 » |
Trente-six régiments d'infanterie, la compagnie augmentée de vingt hommes | 8,640 » |
Les chasseurs augmentés de | 300 » |
Une nouvelle compagnie de mineurs | 150 » |
Vingt-cinq nouveaux majors, avec autant d'aides de camp, furent créés pour commander les bataillons de grenadiers; autrefois on les prenait des régiments en temps de guerre; maintenant cette charge est devenue permanente. Outre cela, les artilleurs qui servaient l'artillerie volante, furent remontés, afin qu'exercés en temps de paix, ils devinssent plus utiles en temps de guerre. Le total de cette nouvelle augmentation consistait en vingt-cinq mille deux cent vingt hommes; et un million deux cent cinquante mille écus, assignés sur la Prusse occidentale, furent destinés à l'entretien de ces nouvelles troupes.
Quelque chose qui se fasse dans l'État, il s'ensuit toujours des conséquences auxquelles le gouvernement doit penser à temps. Les forces<116> de l'État s'étant accrues, il fallait faire un calcul nouveau de ce que coûterait à l'avenir la dépense d'une campagne. En l'année 1773, l'armée, avec l'augmentation, consistait en cent quarante et un bataillons de campagne, soixante-trois escadrons de cuirassiers, soixante-dix de dragons, cent de hussards, outre une artillerie de campagne consistant en neuf mille six cents canonniers et bombardiers, sans compter douze cents artilleurs distribués pour le service des forteresses, et trente-six bataillons de garnison. Sur ce tableau de l'armée, tel qu'on vient de le représenter, en y ajoutant l'augmentation de vingt-deux bataillons francs, on fit le devis de ce que coûteraient les premiers frais pour mettre cette machine en branle. On répartit sur les provinces la livraison de vingt-trois mille valets, tant pour les troupes que pour l'artillerie et les vivres. Nous avons déjà parlé de l'achat de soixante mille chevaux. La dépense totale fut évaluée à quatre millions deux cent quarante-six mille écus. On amassa cette somme, qui fut déposée dans ce qu'on appelle le petit trésor, destiné uniquement à cet usage.
En suivant la même règle, on calcula la dépense extraordinaire de cette armée pendant la durée d'une campagne, et pour ne s'y point tromper, on se modela sur la campagne la plus coûteuse de la dernière guerre, où s'étaient données les batailles les plus sanglantes, c'est-à-dire, sur l'année 1757; ce qui monta à la somme de onze millions deux cent mille écus. Il vaut mieux, dans ces sortes d'évaluations, mettre les sommes plus considérables que trop faibles, parce qu'on ne perd rien en ayant du superflu, et l'on risque beaucoup si l'argent n'est pas en quantité suffisante.
Les évaluations si utiles et si nécessaires, dictées par une longue expérience, sont déposées, l'une, pour rendre l'armée mobile, dans le petit, l'autre, des frais d'une campagne, dans le grand trésor; et s'il se présente avec le temps des occasions où il ne soit pas nécessaire<117> de mettre toutes les forces de l'État en activité, il n'y a rien de plus facile que d'évaluer les dépenses au nombre de troupes dont on veut se servir. Et supposant, d'autre part, qu'un jour l'armée puisse encore augmenter en nombre, par la dépense de ce que coûte en temps de guerre un escadron, un bataillon avec l'artillerie qui doit y être annexée, il est facile, par une addition toute simple, d'ajouter cette somme à celles qu'on a déjà calculées comme indispensablement nécessaires pour la dépense, non d'une campagne ordinaire, mais comme peut le devenir la plus coûteuse.
Nous avons cru qu'en rapportant la manière dont on s'y est pris pour rétablir l'armée, tous les moyens dont on s'est servi, tous les détails dans lesquels il a fallu entrer, ce recensement pourrait être de quelque usage pour la postérité. La moitié de la vie des hommes se passe à réparer les malheurs qu'ils ont essuyés; et si, par la suite des temps, le gouvernement se trouvait dans des cas semblables, il est à présumer qu'il serait bien aise de voir la marche qu'ont tenue les prédécesseurs, pour avoir devant soi l'esquisse des soins qu'il faut se donner, et des détails dans lesquels il est indispensable d'entrer pour rétablir une armée délabrée et détruite, et pour la remettre dans un état assez respectable pour que la monarchie ait lieu d'en espérer le maintien de sa gloire et de son existence.
Ce que nous venons de dire, est suffisant pour le passé; cependant il faut encore y ajouter un article qui regarde le projet du Roi pour la défense des deux Prusses tant orientale qu'occidentale. Avant que la nouvelle acquisition fût faite, il fallait abandonner le royaume aussitôt qu'un ennemi paraissait à la frontière. Si une armée du Roi eût été battue dans cette province, elle n'avait que deux retraites, l'une à Königsberg, où bientôt elle aurait été enfermée et peut-être obligée à signer une capitulation honteuse, à l'exemple de ce qui arriva au duc de Cumberland près de Stade, ou bien cette armée devait<118> diriger sa retraite vers la Vistule, où elle ne trouvait ni magasins, ni forteresses, ni ponts même pour passer ce fleuve. Mais les choses, étant maintenant changées, permirent de former un plan de défense raisonné, et sur lequel on put prendre d'avance des arrangements, soit pour bâtir des forteresses, soit pour établir des magasins ou pour construire des ponts. Voici ce qui fut arrêté :
On établit pour base du système qu'on adopta, que la Vistule était le point principal sur lequel roulait la défense de toute la Prusse. On résolut donc d'abord de construire une forteresse importante sur le bord de ce fleuve. On choisit Graudenz pour l'endroit le plus convenable à ce dessein, non pas la ville, mais une hauteur dominante qui en est proche. On y trouvait un double avantage. Les ruisseaux, l'Ossa et un autre, qui passent à un quart de lieue de l'endroit qu'on voulait fortifier, pouvaient, au moyen d'écluses, inonder le contour d'un camp qui devenait par là inattaquable. On commença donc à construire cette forteresse importante. Rien n'y fut épargné; le plan en est dans la chambre des cartes et des fortifications. Ainsi nous n'y ajouterons rien, si ce n'est que, par l'aisance que donne l'élévation du lieu, on a pu y construire trois étages de mines dont les rameaux s'étendent à cent vingt pieds du glacis; on y bâtit un magasin d'abondance pour les troupes; et quoique tout ne soit pas achevé cette année 1779, et qu'il faille encore la somme de huit cent mille écus pour mettre les choses dans un point de perfection, toutefois le commencement est fait, et deux ponts de bateaux, achevés, pour y passer le fleuve en quelque sens que les circonstances l'exigent.
Remarquons, en passant, que la largeur et la rapidité de la Vistule empêchent que personne ne la passe avec des pontons : sans bateaux, il est impossible de la traverser. Mais pour que cette défense devienne encore plus assurée, il faudra avec le temps construire encore deux petits forts, l'un sur la Nogat, vers Marienbourg, et l'autre, vers<119> Bromberg, au confluent de la Drewenza et de la Vistule, et cela pour empêcher que l'ennemi ne tire des bateaux du côté de Varsovie ou par le Haff, pour passer le fleuve, soit à la droite, soit à la gauche de la forteresse.
Ce projet que nous venons d'exposer, formait celui de la troisième ligne de défense. La Prusse, par le local de sa situation, a des contrées si avantageuses, qu'on peut en disputer pied à pied le terrain à l'ennemi. La première ligne de défense est derrière la Memel, rivière qui passe près de Tilsit, et va se jeter dans une autre rivière, nommée la Russe.119-a On y trouve des camps qui sont levés par des ingénieurs, presque inexpugnables. L'armée peut tirer ses subsistances de Königsberg, tant qu'elle est dans ce poste, et établir sa boulangerie à Tilsit. Mais deux choses sont à craindre dans ce cas : si les Russes venaient de ce côté avec une armée supérieure, ils obligeraient bien vite à quitter cette position, soit en faisant passer vers Grodno un gros corps par la Pologne, qui, se portant sur les derrières de l'armée, l'obligerait tout de suite d'abandonner la Memel; soit en embarquant dix mille hommes sur des galères, qui, venant droit par le Haff, débarqueraient près de Königsberg, et se rendraient maîtres de la ville, qui ne peut faire aucune résistance, et s'empareraient en même temps des magasins de l'armée.
La seconde ligne de défense se trouve derrière l'Inster, et ensuite derrière le Prégel. L'endroit le plus avantageux qu'on pourrait trouver pour s'y placer derrière l'Inster, est cet endroit qui est à droite d'Insterbourg, au confluent de la Pissa. L'armée pourrait également tirer ses vivres de Königsberg, et les magasins, en cas de besoin, pourraient être rafraîchis par des transports d'Elbing à Königsberg, au<120> travers du Hait. La retraite de cette position est assurée par des forêts qui présentent des abris à ceux qui sont les plus faibles. Si, dans une de ces contrées, l'armée remportait quelque avantage sur l'ennemi, la guerre serait tout de suite transportée sur l'extrémité septentrionale ou orientale du royaume. Le poste près d'Insterbourg est d'une telle bonté, ayant son flanc droit couvert par l'Inster, qu'un corps russe venant par la Pologne serait obligé de manœuvrer longtemps et avec toute l'habileté requise, avant de se trouver en état de l'entamer. Mais supposons qu'on fût obligé de céder ce terrain à l'ennemi, il faut alors diriger sa marche par des bois pour tomber sur Nordenbourg, de là se poster entre Schippenbeil et Bartenstein; mais si l'ennemi tourne plus du côté de la Pologne, il faut se porter sur Lötzen; et vu que la distance de Lötzen à Graudenz est trop considérable pour qu'on pût fournir à l'armée d'aussi loin, il faut de nécessité construire un fort intermédiaire, pour y conserver un dépôt pour les vivres.
L'endroit le plus convenable se trouve entre deux villages, Borrowen et Ribben, situés à côté d'un grand lac; et même, si on le jugeait à propos, on pourrait faire auprès de ce fortin un camp retranché qui le mettrait à l'abri de toute insulte. Cette position, très-forte par la nature, étant environnée de lacs, de marais et de rivières, pourrait se soutenir longtemps sans craindre que l'ennemi parvînt à la tourner. Car supposons même que l'ennemi voulût s'avancer sur la Vistule ou sur la Netze, il ne donnerait aucune inquiétude réelle à l'armée, parce qu'il n'y pourrait faire aucun progrès, et qu'il faudrait que ce fût le plus imbécile des généraux, si, en entreprenant une pareille marche, il fournissait aux Prussiens l'occasion de se porter sur ses derrières; ou soit qu'en prêtant à l'ennemi un autre projet, on suppose qu'il n'enverra qu'un détachement à Thorn pour passer la Vistule, nous ne croyons pas que le mal qui en résulterait, fût considérable. Ce détachement ne pourra ni assiéger ni prendre la nouvelle forte<121>resse de Graudenz, et rien du plan de la défensive prussienne ne serait dérangé. Mais je demande : comment subsistera-t-il dans une province aussi stérile que la Pomérellie? Il se hasardera à périr de faim avec son détachement; car tant que les Prussiens sont les maîtres de la Vistule, il est impossible qu'un ennemi réussisse de ces côtés-là. Ainsi un général prussien campé dans un camp retranché à Lötzen, ou près de Borrowen, peut détacher hardiment sur ses derrières, pour donner la chasse aux corps des ennemis qui auraient franchi la Vistule et la Netze.
Mais poussons les choses à bout, et supposons que la Memel et la Russe, l'Inster et le Prégel, les camps de Lötzen et de Borrowen ne puissent être soutenus à la longue, et que, par impossible, après quelques campagnes on fût obligé de repasser la Vistule, ce fleuve même n'offre-t-il pas une barrière très-considérable? Cette considération même, et ce que nous venons de dire, nous mène à indiquer ce qu'il faudrait faire au cas qu'une rupture avec les Russes devînt inévitable, et qu'on s'attendît d'être attaqué du côté de la Prusse orientale. Dans des conjonctures pareilles, il faut d'abord s'emparer de Danzig, et en même temps faire raccommoder la forteresse qui est située de cette part-ci de la Vistule; l'autre se défend suffisamment par ses inondations. Cette mesure de précaution et le fortin situé sur la Nogat sont suffisants pour défendre le flanc droit du camp de Bromberg. Il n'en est pas de même de la ville de Thorn, qu'il faut se donner de garde d'occuper, à cause que sa situation désavantageuse, entourée de hauteurs, empêche d'y faire une bonne défense. Ainsi la droite du camp de Graudenz n'a besoin que du fortin de Bromberg, et ne doit pas étendre plus loin sa ligne de défense. L'usage de ces deux fortins se borne à empêcher l'ennemi d'amasser des bateaux, soit en les faisant remonter par le Haff, soit en les faisant descendre de Varsovie, pour établir un passage sur la Vistule. Les pontons ne<122> peuvent pas être jetés sur ce fleuve; il faut des bateaux pour qu'on puisse construire un pont.
Pour ne rien omettre des cas possibles, il faut convenir que si les Russes veulent se servir de leurs galères pour faire quelque débarquement, soit à Duwemürs,122-a soit même à Stolp dans la Poméranie, on ne saurait les en empêcher; mais ce ne peut être que des corps faibles, et un détachement du camp de Graudenz peut facilement les rechasser. Voilà pour la gauche. Du côté droit, il y a d'autres mesures à prendre. Premièrement, rien de plus facile que de ruiner le pont de Thorn dès le commencement de la guerre. J'avoue cependant que ce n'est pas suffisant, à cause que l'ennemi peut tirer de Varsovie autant de bateaux qu'il en veut, pour jeter un pont sur la Vistule dans ces mêmes environs; mais voici où les manœuvres commencent. Qui empêche un général du camp de Graudenz de marcher droit à Thorn sitôt qu'il est assuré du passage de l'ennemi, de le couper de la Vistule, et de réduire sans combat l'armée ennemie aux abois?
Nous concluons de tout ce que nous venons d'exposer, qu'un général habile, n'ayant qu'un corps médiocre, peut soutenir la Prusse durant quelques campagnes; qu'il a trois positions supérieurement avantageuses à prendre avant d'en venir à la Vistule, savoir : 1o la Memel, 2o l'Inster, 3o Lötzen; et que, mettant tout au pis, qu'il soit obligé de se retirer à Graudenz, par les moyens que nous avons proposés, il peut, en défendant bien la Vistule et la Netze, couvrir en même temps la Poméranie et la Silésie.
Le Roi ne s'en est pas tenu à ce projet : il a fait lever tous les camps; les officiers du génie les ont dessinés; toutes les colonnes des marches sont marquées, les dispositions par écrit à côté de chaque<123> morceau, de sorte qu'un général chargé de la défense de la Prusse trouve sa besogne toute préparée; il ne lui reste que la gloire de l'exécution. On a tiré de doubles exemplaires de cette disposition : l'un est déposé dans les archives du gouvernement de Königsberg, l'autre est à Potsdam, gardé dans la chambre des plans.
Fait en 1773, corrigé en 1779.
Federic.
104-a Le colonel Frédéric-Guillaume de Wartenberg, né en 1725, succéda, peu de temps après la paix de Hubertsbourg, au lieutenant-général Hans-Jürgen-Detleff de Massow dans la direction de l'économie militaire. Il devint général-major en 1770, lieutenant-général en 1781, et chevalier de l'Aigle noir en 1784. Il donna sa démission en 1787, et mourut à Berlin le 27 janvier 1807.
104-b On trouve une liste plus exacte de tous les inspecteurs généraux dans l'ouvrage de Kurd-Wolfgang de Schöning, intitulé : Die Générale der Chur-Brandenburgischen und Königlich Preussischen Armée von 1640-1840. Berlin, 1840, p. 204-209.
105-a Dans plusieurs endroits de son ouvrage, particulièrement livre II, chapitre 24. Végèce recommande au soldat d'étudier sa profession, et de s'y perfectionner par un exercice continuel. C'est un sujet sur lequel Frédéric aime à revenir.
106-a Nous avons remplacé par le mot point les mots poste avancé que porte l'autographe.
111-a Le général-major Jean-Jobst-Henri-Guillaume de Buddenbrock, fils du feld-maréchal de ce nom (t. II, p. 166), fut nommé chef du corps des cadets le 18 novembre 1759, et de l'Académie des nobles au mois de mars 1765. Il devint lieutenant-général en 1767, chevalier de l'Aigle noir le 12 janvier 1770, et mourut le 27 novembre 1781. dans sa soixante-quinzième année.
119-a La Memel perd son nom à un mille au-dessous de Tilsit, et se jette dans le Curische Haff, après s'être divisée en deux branches principales, dont l'une, au nord, prend le nom de Russe, et l'autre, au midi, celui de Gilge.
122-a Ce nom, fidèlement transcrit de l'autographe, nous est inconnu. Le manuscrit de 1775 porte : « II est vrai que les Russes avec leurs galères peuvent débarquer un corps entre Danzig et Stolp. »
13-a Le 31 mars (11 avril, nouveau style) 1764.
15-a Voyez t. V, p. 176.
15-b Le conseiller intime Gaspard de Saldern eut sa première audience le 20 mai 1766. Voyez Denkwürdigkeiten des Freiherrn Achatz Ferdinand von der Asseburg. Berlin, 1842, p. 168, et 415-422.
17-a Le 14 juillet 1765.
17-b Le 26 mai 1767; voyez t. V, p. 83. On peut consulter aussi l'Éloge du prince Henri de Prusse, dans le septième volume.
20-a Probablement 1768.
20-b Le mot munis manque dans l'autographe.
20-c Le 24 février 1768.
23-a Voyez ci-dessus, p. 15. Le baron de Goltz partit de Berlin le 2 janvier 1769, et ce fut le 9 février que Frédéric donna au maréchal de camp comte de Guines sa première audience.
25-a L'arrêt de divorce fut prononcé le 21 avril 1769.
25-b Le 14 juillet 1769.
25-c Frédéric-Guillaume (III) naquit le 3 août 1770.
26-1 Signé le 12 octobre 1769.
30-b Le Roi veut sans doute parler de la victoire décisive que le maréchal Romanzoff remporta sur le grand vizir, au bord du Kaghul, le 1er août 1770, nouveau style.
46-a La leçon le relâchement se trouve dans le manuscrit de 1775; celui de 1779 porte la détention.
46-b Le mot garanti manque dans l'autographe.
51-a Probablement la Pudolie.
51-b Voyez l'Exposé des droits de Sa Majesté le roi de Prusse sur le duché de Pomérellie et sur plusieurs autres districts du royaume de Pologne. Avec les pièces justificatives. Berlin, imprimé chez G.-J. Decker, imprimeur du Roi, 1772, in-4.
59-a Les mots de Turcs et de celle des Russes sont omis dans l'autographe.
6-a Orlando innamorato, livre I, chant XII, stances 14 et 15.
62-a Voyez Preuves et défense des droits du Roi sur le port et péage de la Vistule. A Berlin, imprimé chez G.-J. Decker, imprimeur du Roi, 1773, in-4.
63-b Achatz-Ferdinand d'Assebourg, né à Meissdorf, dans la principauté de Halberstadt, entra au service de Hesse-Cassel en 1744, et à celui de Danemark en 1753. En 1771, il passa au service de Russie en qualité de conseiller intime, poste qu'il occupa jusqu'à sa mort, arrivée en 1797. Voyez Denkwürdigkeiten des Freiherrn von der Asseburg, p. 255 et 256.
65-a Les mots du royaume de Prusse manquent dans l'autographe; mais ils se trouvent dans le troisième article du Traité entre Sa Majesté le roi de Prusse et Sa Majesté le roi et la république de Pologne, conclu à Varsovie le 18 septembre 1773. Berlin, imprimé chez G.-J. Decker, imprimeur du Roi, 1778. in-4, p. 11.
70-a Abdul-Hamid succéda à son frère Mustapha III le 21 janvier 1774.
71-a Le 21, nouveau style.
83-a Les mots fut donnée manquent dans l'autographe.
84-a Le lieutenant-général de Wedell (t. IV, p. 187, et t. V, p. 15) devint ministre le 27 janvier 1761; Valentin de Massow, le 29 avril 1763. Joachim-Chrétien comte de Blumenthal, le 3 septembre 1763. Louis-Philippe de Hagen, le 13 juin 1764. Jules-Auguste-Frédéric von der Horst, le 12 juin 1766.
84-b Voyez (Fr. Nicolai) Freymüthigc Anmerkungen iiber des Herrn Ritters von Zimmermann Fragmente iiber Friedrich den Grossen, t. II, note de la page 117; et Neue Berlinische Monatschrift. Herausgegeben von Biester, t. XII, p. 298 et 299.
85-a Freystadt, dans la principauté de Glogau.
87-a Léonard de Neufville, à Amsterdam. Voyez Geschichte eines patriotischen Kaufmanns (J. E. Gotzkowsky), 1768, in-8, p. 183-187. Le Roi lui-même, dans une lettre à la duchesse de Gotha, datée du 6 septembre 1763, parle déjà de ces grandes banqueroutes d'Amsterdam et de Hambourg.
88-a Voyez (A. G. Meissner) Leben Franz Balthasar Schönberg von Brenkenhoff. Leipzig, 1782. p. 80 et suivantes.
89-a Peut-être l'Auteur veut-il parler de la grande inondation de 1277.
92-a L'addition des différences donne effectivement pour résultat 1,120,000. La somme indiquée par l'autographe est de 1,269,000 âmes.
92-b Voyez plus haut, p. 13 et 25.
97-a L'Auteur veut parler du paragraphe 26 du General-Land-Schul-Règlement, du 12 août 1763, qui se trouve dans (Mylius) Novum Corpus Constitutionum Prussico-Brandenburgensium, praecipue Marchicarum. Berlin, 1766, in-fol., t. III, p. 281.
99-a Voyez Brenkenhoff's Leben, p. 100 et suivantes.