ÉLOGE DE M. JORDAN.
Charles-Étienne Jordan naquit à Berlin le 27 août 1700, d'une bonne famille bourgeoise, originaire du Dauphiné. Son père, qui avait quitté sa patrie pour la religion, conservait ce zèle ardent qui, occupé entièrement à satisfaire le ciel, ne juge pas toujours avec impartialité et justesse des affaires de ce monde. Il avait destiné les trois aînés de ses fils au négoce, et il voua le cadet à l'Église, sans consulter son inclination et ses talents.
Le jeune Jordan avait une passion pour les lettres et pour l'étude : il dévorait avec avidité tous les livres qui lui tombaient entre les mains, suivant ce penchant irrésistible avec lequel la nature marque les génies, chacun à un coin particulier. Son père y fut trompé, et crut que qui dit un homme de lettres, dit un ministre ou un théologien. Il envoya son fils étudier à Magdebourg, sous la direction de son oncle, qui était prêtre en cette ville. L'année 1719, il se rendit à Genève, où il fréquenta les plus habiles professeurs en philosophie, en éloquence et en théologie. Après qu'il se fut approprié les trésors de Genève, s'il m'est permis de m'exprimer ainsi, il vola à Lausanne, pour y puiser de nouvelles connaissances dans de nouvelles sources.
<4>De retour à Berlin en 1721, il fut connu de M. La Croze, qui l'instruisit, par amitié, tant dans les langues que dans les lettres. Il continua ensuite ses études en théologie, par déférence aux volontés de son père; et après avoir passé par les degrés qui précèdent le ministère, il fut revêtu de ce caractère en 1725. On lui confia la conduite de la petite église de Potzlow, village situé dans une des Marches.
La jeunesse de M. Jordan, la vivacité saillante de son esprit, et sa passion pour un genre d'étude tout différent de la théologie, lui firent sentir la grandeur du sacrifice qu'il faisait à son père. Pour l'en consoler, on le passa du village où il était, à Prenzlow, en 1727. Prenzlow était une sphère bien étroite pour M. Jordan. C'était un genet d'Espagne devant le soc d'une charrue. Son application et l'étendue de sa mémoire l'avaient mis en peu de temps au bout de sa bibliothèque. Un homme de son âge ne pouvait ni ne devait se restreindre à ne converser qu'avec des morts; il devait goûter la société des vivants. C'est ce qui l'engagea à épouser une personne dans laquelle il rencontrait les talents si rares de la beauté, de l'esprit et de la sagesse. C'était Susanne Perreault, avec laquelle il eut deux filles pendant les cinq années de leur mariage.
Ce même esprit qui donne le goût des sciences, porte ceux qui l'ont à remplir exactement leur devoir. Plus le jugement est sûr, les idées claires, le raisonnement conséquent; plus l'homme est porté à s'acquitter sans reproche de l'emploi, quel qu'il soit, qu'il doit remplir. M. Jordan agit ainsi. Y avait-il quelque mésintelligence dans le troupeau dont il était pasteur, c'était lui qui portait les paroles de paix, et qui travaillait avec une activité infatigable à réconcilier les esprits. Y avait-il des personnes affligées, c'était M. Jordan qui les consolait, qui abandonnait son étude, sa femme et tout ce qu'il avait de plus cher, pour rendre le repos et la tranquillité d'âme à ceux qu'une affliction immodérée, et le peu de forces qu'ils avaient sur eux-mêmes, en avaient privés. Y avait-il quelques malades ou quelques<5> mourants, fussent-ils même de cette espèce humaine méprisée par l'avilissement des emplois dans lesquels elle vit; c'était encore M. Jordan dont le cœur compatissant et tendre assistait dans leurs dernières heures ces personnes, qui, sans lui, auraient souffert sans secours et seraient mortes sans consolation.
Un caractère si serviable, cette bonté de cœur qui ne se démentait jamais, ce fonds de charité inépuisable, en un mot, toutes les bonnes qualités de M. Jordan le firent aimer et respecter de tous ces Français que la révocation de l'édit de Nantes avait établis à Prenzlow. S'il prit part à leur affliction et à leur malheur, ils furent également sensibles à la mort de sa femme, qu'il perdit au mois de mars de l'année 1732. La vivacité de son tempérament, et la force avec laquelle les passions règnent dans l'âme de la jeunesse, ne permirent point à M. Jordan de souffrir cette perte avec une constance stoïque : vrai portrait de la fragilité humaine, qui nous permet de triompher par nos raisons de la faiblesse des autres, mais qui nous laisse tomber les armes des mains quand il s'agit de nous-mêmes. Le chagrin et la douleur le rongeaient. Sa santé en fut altérée si considérablement, qu'il eut des attaques réitérées de crachement de sang, qui manquèrent de le rejoindre dans le tombeau aux cendres de son épouse. Sa maladie dégénéra en mélancolie, et il prit ce prétexte pour quitter les emplois du ministère, et pour venir goûter à Berlin les douceurs de l'étude et du repos.
Dans les chagrins qui proviennent de la tendresse, l'affliction est d'autant plus opiniâtre, qu'elle se croit autorisée par un motif de vertu. Tout ce qui rappelle les pertes que l'on a faites, rouvre de nouveau ces plaies, en y enfonçant le poignard de la mélancolie, guidé des mains de la constance et de la fidélité : les distractions et le temps ont seuls le droit de guérir.
Ces considérations, jointes aux instances de ses parents, déterminèrent M. Jordan à faire le voyage de France, d'Angleterre et de<6> Hollande. Il ne s'y attacha point à se donner le spectacle de la scène mobile du monde. Son esprit, porté à la philosophie et à l'étude, lui fit tourner ce voyage entièrement du côté de la littérature. Il ne se borna point à voir des palais, à contempler des édifices, à se rendre spectateur de diverses cérémonies d'une pratique différente de celle de ce pays; unique fruit que la légèreté et le peu de discernement de la plupart de la jeunesse recueille de ses voyages. Car, en effet, quel usage peut-on tirer de l'inspection locale de ces ouvrages qui sont le produit de l'opulence et souvent de la prodigalité? Il ne se fixa qu'à connaître ces grands hommes dont l'esprit étendu, l'élévation du génie et l'érudition font l'honneur de leur patrie et de leur siècle. Je ne vous tracerai point les noms des s'Gravesande, des Musschenbroek, des Voltaire, des Fontenelle, des Dubos, des Clarke, des Pope, des de Moivre, et de tant d'autres que j'omets pour l'amour de la brièveté. Ce furent ces hommes célèbres que M. Jordan voulait voir, et qu'il était digne de connaître. C'était ainsi que les Romains voyageaient autrefois en Grèce, et surtout à Athènes, pour se former l'esprit et le goût dans ce pays qui était alors le berceau des arts et l'asile des talents. Il satisfaisait sa curiosité; c'était peu pour lui : il voulut encore contenter ses sentiments; il composa la relation de son voyage,6-a dans laquelle il rend justice à la beauté du génie et aux talents de ces hommes rares, pour lesquels il conserva une haute estime pendant toute sa vie. Qu'il est difficile à l'amour-propre de rendre au mérite un hommage pur et exempt de toute envie! Les bonnes qualités de nos semblables, et surtout de ceux qui courent avec nous la même carrière, semblent ravaler les nôtres; et qu'il est rare d'unir la modestie et l'impartialité avec beaucoup d'esprit et de connaissances! C'était une vertu particulière en M. Jordan, à laquelle il a été constamment attaché toute sa vie, et sans laquelle il n'eût point laissé<7> ce grand nombre d'amis qui donnèrent à sa perte de véritables regrets.
De retour à Berlin, il rentra dans son cabinet, où l'excitait à l'étude cette noble émulation qui porte les esprits bien faits à se perfectionner davantage. Il lisait tout, et ne perdait rien de ce qu'il avait lu. Sa mémoire était si vaste, qu'elle était comme un répertoire de tous les livres, de toutes les variantes, de toutes les éditions, et des anecdotes les plus curieuses en ce genre.
L'esprit, le mérite, et surtout le bon caractère de M. Jordan, ne lui permirent point de rester enseveli plus longtemps dans son cabinet. Monseigneur le Prince royal, à présent le Roi, l'appela à son service au mois de septembre 1736. Depuis ce temps, il passa sa vie à Rheinsberg, partagé entre l'étude et la société, estimé et aimé universellement, et unissant cette politesse que donne l'usage du beau monde, à la profondeur de ses connaissances. Il déridait les sciences, et les produisait à la cour sous les livrées des agréments et de la galanterie.
Après la mort de Frédéric-Guillaume, le Roi le plaça dans une situation où il pût tourner au profit de la patrie les talents de son esprit et les vertus de son cœur. Il fut revêtu du caractère de conseiller privé. Il employa toute la sagacité de son esprit à l'utilité de l'État. C'est à lui que Berlin est redevable des nouveaux règlements de police7-a qui y ont introduit le bel ordre que nous y voyons régner. Toutes les rues furent débarrassées de cette espèce lâche et abjecte de fainéants dont l'apparence abuse de la charité des citoyens. Une maison de travail s'éleva par ses soins, dans laquelle mille personnes qui vivaient à la charge des particuliers, se nourrissent à présent de leur industrie, et emploient leurs facultés au bien public. La ville fut partagée en quartiers, dans chacun desquels des personnes furent<8> préposées pour veiller aux règles de la police. Les académies furent pourvues, avec discernement et connaissance, de professeurs habiles et savants. Toutes ces nouvelles institutions, et le soin de faire fleurir les académies, sont dus à l'activité de M. Jordan. En 1744, au renouvellement de cette Académie royale des sciences et des belles-lettres, il en fut élu vice-président.
Qu'on ne dise point que la culture des sciences et des arts rend les hommes inhabiles aux affaires. Le bon esprit fait les mêmes progrès dans toutes les matières qu'il embrasse. Les sciences, bien loin d'avilir, donnent dans tous les emplois un nouveau lustre à ceux qui les cultivent. Les grands hommes de l'antiquité se formèrent sous la tutelle des lettres, si je puis me servir de ce terme, avant que d'occuper les dignités de l'État; et ce qui sert à éclairer l'esprit, à perfectionner le jugement et à étendre la sphère des connaissances, forme certainement des sujets propres à toute espèce de destinations. Ce sont des plantes cultivées avec soin, dont les fleurs et les fruits sont d'une beauté plus raffinée et d'un goût plus exquis que ceux de ces arbres qui, dans les bois sauvages, abandonnés à eux-mêmes, croissent au hasard, et dont les branches bizarrement entortillées n'offrent pas même à la vue un spectacle agréable.
Lorsque, après la mort de l'empereur Charles VI, le Roi entra en Silésie à la tête de ses armées pour revendiquer l'héritage de ses ancêtres, que la prospérité de la maison d'Autriche lui avait retenu longues années avec peu d'attention à ses droits, M. Jordan suivit Sa Majesté dans la campagne de 1741, alliant la douceur du commerce des Muses au tumulte des armes, et à la dissipation d'une armée dont les mouvements et les opérations étaient continuelles. Ces campagnes et son séjour fréquent à la cour lui laissèrent cependant le temps de travailler aux différents ouvrages qui nous restent de lui, à savoir : une dissertation latine sur la vie et les écrits de Jordanus Brunus;8-a<9> un Recueil de littérature, de philosophie et d'histoire;9-a l'Histoire de la vie et des ouvrages de M. La Croze;9-b sans compter quelques manuscrits qu'une modestie outrée l'empêcha de faire imprimer. Il disait qu'il fallait porter la lumière dans ces endroits ténébreux que la nature envieuse paraît vouloir cacher aux hommes, qu'il faut instruire l'univers par des faits nouveaux et dignes de son attention, ou qu'il faut savoir rendre féconde la stérilité des matières, et revêtir des traits et des carnations de la Vénus de Médicis un squelette décharné, pour publier ses ouvrages et pour faire rouler la presse. Sa critique scrupuleuse n'avait pour objet que ses ouvrages; il paraissait même regretter d'avoir laissé échapper dans sa jeunesse les premières productions de sa plume. Subjuguant son amour-propre, il corrigeait sans cesse ses nouveaux écrits, ne croyant jamais, par son travail et par son assiduité, pouvoir donner assez de preuves du respect et de la déférence qu'un auteur doit au public.
Il ne manquait aux avantages dont M. Jordan jouissait, qu'une vie moins limitée que la sienne. Les sciences, la patrie et son maître le perdirent par une maladie longue et douloureuse qui l'emporta, le 24 mai 1745, âgé de quarante-quatre ans et quelques mois, sans que sa patience l'abandonnât dans des maux dont le poids s'appesantit par la durée, et qui deviennent souvent insupportables aux âmes les plus fermes et à ceux même dont la constance paraît inébranlable dans les périls les plus évidents.
M. Jordan était né avec un esprit vif, pénétrant, et en même temps capable de beaucoup d'application. Sa mémoire était vaste, et contenait, comme dans un dépôt, le choix de ce que les bons écrivains dans tous les siècles ont produit de plus exquis. Son jugement était sûr, et si son imagination était brillante, elle était toujours arrêtée par le frein de la raison. Sans écart dans ses saillies, sans sécheresse<10> dans sa morale, retenu dans ses opinions, ouvert dans ses discours, préférant la secte académique aux autres opinions des philosophes, ardent à s'instruire, modeste à décider, aimant le mérite et le faisant connaître, plein d'urbanité et de bienfaisance, chérissant la vérité et ne la déguisant jamais, humain, généreux, serviable, bon citoyen, fidèle à ses amis, à son maître et à sa patrie, sa mort fut un deuil pour les honnêtes gens, la malignité de l'envie se tut devant lui, le Roi et tous ceux qui le connurent, l'honorèrent de leurs regrets sincères.
Telle est la récompense du vrai mérite, d'être estimé pendant la vie, et de servir d'exemple après la mort.
6-a Histoire d'un voyage littéraire fait, en MDCCXXXIII, en France, en Angleterre et en Hollande. A la Haye, 1735.
7-a Instruction für die Commissaires de quartier in denen Königlichen Residenzien, du 20 février 1742. Voyez (Mylius) Corp. Const. March. Contin. II, p. 51, no VI.
8-a Prenzlow, 1726.
9-a Amsterdam. 1730.
9-b Amsterdam. 1741.