AVANT-PROPOS DE L'ABRÉGÉ DE L'HISTOIRE ECCLÉSIASTIQUE DE FLEURY.[Titelblatt]
<150><151>AVANT-PROPOS DE L'ABRÉGÉ DE L'HISTOIRE ECCLÉSIASTIQUE DE FLEURY.
L'établissement de la religion chrétienne a eu, comme tous les empires, de faibles commencements. Un Juif de la lie du peuple, dont la naissance est douteuse, qui mêle aux absurdités d'anciennes prophéties hébraïques des préceptes d'une bonne morale, auquel on attribue des miracles, et qui finit par être condamné à un supplice ignominieux, est le héros de cette secte. Douze fanatiques se répandent de l'Orient jusqu'en Italie; ils gagnent les esprits par cette morale si sainte et si pure qu'ils prêchaient; et si l'on excepte quelques miracles propres à ébranler des imaginations ardentes, ils n'enseignaient que le déisme. Cette religion commençait à se répandre dans le temps que l'empire romain gémissait sous la tyrannie de quelques monstres qui le gouvernèrent consécutivement. Durant ces règnes de sang, le citoyen, préparé à tous les malheurs qui peuvent accabler l'humanité, ne trouvait de consolation et de soutien contre d'aussi grands maux que dans le stoïcisme. La morale des chrétiens ressemblait à cette doctrine; et c'est l'unique cause de la rapidité des progrès que fit cette religion. Dès le règne de Claude, les chrétiens formaient des assemblées nombreuses où ils prenaient leurs agapes, qui étaient des soupers en communauté. Ceux qui étaient à la tète du gouverne<152>ment, d'autant plus soupçonneux qu'ils ne pouvaient se déguiser leur tyrannie, s'opposaient aux assemblées, aux conventicules, et à tout attroupement du peuple, par la crainte qu'il ne se tramât quelque complot, et qu'un chef de parti audacieux n'arborât l'étendard de la révolte. Le zèle des dévots brava les défenses du sénat; quelques fanatiques troublèrent les sacrifices du peuple, et poussèrent leur pieuse insolence jusqu'à renverser les simulacres des dieux; d'autres déchirèrent les édits des Empereurs; il y eut même des chrétiens engagés dans les légions, qui refusèrent d'obéir aux ordres de leurs supérieurs. De là ces persécutions dont l'Église fait trophée; de là le juste supplice de quelques chrétiens obscurs qu'on punit comme réfractaires aux lois de l'État, et comme perturbateurs du culte établi. Il fallut bien que les chrétiens fissent l'apothéose de leurs zélateurs. Les bourreaux païens peuplaient le paradis; après ces exécutions, des prêtres recueillaient les ossements des suppliciés, et leur donnaient une sépulture honorable. Il fallait bien qu'il se fît des miracles à leurs tombeaux. Le peuple, abruti dans la superstition, honora bientôt les cendres des martyrs; bientôt on plaça leurs images dans les églises; de saints imposteurs, enchérissant les uns sur les autres, introduisirent insensiblement l'usage de l'invocation des saints. Mais sentant que cet usage était contraire au christianisme, surtout à la loi de Moïse, ils crurent sauver les apparences en distinguant le culte de latrie de celui d'idolâtrie. Le vulgaire, qui ne distingue point, adora grossièrement et de bonne foi les saints. Toutefois ce dogme et ce culte nouveau ne s'établit que successivement, et il ne parvint à sa perfection qu'après le règne de Charlemagne, vers le milieu du neuvième siècle.
Tous les dogmes nouveaux s'établirent par des progressions semblables. Dans la primitive Église, Jésus-Christ avait passé pour une créature à laquelle l'Être suprême s'était complu; il ne se dit Dieu en aucun passage des Évangiles, si l'on ne s'abuse point par ces termes, fils de Dieu, fils de Bélial, qui étaient des façons de s'exprimer pro<153>verbiales des Juifs pour marquer la bonté ou la méchanceté des hommes qu'ils désignaient. Si le sentiment de la divinité de Jésus-Christ s'accrédita dans l'Église, il ne s'affermit que par la subtilité de quelques philosophes grecs de la secte des péripatéticiens, qui, en embrassant le christianisme, l'enrichirent d'une partie de la métaphysique obscure sous laquelle Platon avait cru cacher quelques vérités trop dangereuses à publier.
Durant l'adolescence de l'Église, pendant les premiers siècles, les puissants de l'empire, et ceux qui le gouvernaient, étant païens, les promoteurs d'une secte encore obscure ne pouvaient avoir de pouvoir; d'où il résultait nécessairement que le gouvernement de l'Église n'avait qu'une forme républicaine; que, généralement parlant, les opinions n'étaient point gênées; et que, malgré une variété infinie de sentiments, les chrétiens communiquaient entre eux. Ce n'est pas à dire que l'esprit obstiné de quelque prêtre ne soutînt opiniâtrément sa croyance, et ne se roidît contre ses contradicteurs. Mais ce zèle se bornait à de simples disputes, et comme ces ecclésiastiques manquaient de puissance pour persécuter, ils manquaient de moyens pour contraindre leurs adversaires à penser comme eux.
Vers le commencement du quatrième siècle, lorsque Constantin, par politique, se déclara protecteur de l'Église, tout changea. A peine fut-il assuré sur le trône, qu'il convoqua un concile œcuménique à Nicée. Des Pères qui le composaient, il s'en trouva trois cents d'une opinion contraire à celle d'Arius; ce furent ceux qui déclarèrent et reconnurent nettement la divinité de Jésus-Christ; ils ajoutèrent au symbole les mots de consubstantiel au Père, et finirent par anathématiser les ariens. Ainsi de concile en concile on vit éclore de nouveaux dogmes. Ce fut à celui de Chalcédoine153-a que le Saint-Esprit eut son tour : les Pères qui le composaient, auraient cependant trouvé plus d'une difficulté à ajouter cette troisième personne à la divinité du<154> Père et du Fils, si quelque prêtre plus rusé, plus fourbe qu'eux, ne leur en eût fourni l'expédient, en ajoutant un passage, qu'il avait imaginé pour cette fin, au commencement de l'Évangile selon saint Jean : « Au commencement était la parole, et la parole était avec Dieu, et cette parole était Dieu,154-a etc. » Toute grossière que paraîtrait cette imposture de nos temps, elle ne l'était pas alors. Le dépôt de la foi et des Écritures avait déjà passé du peuple entre les mains des pontifes; c'étaient eux qui d'une multitude d'écrits avaient choisi ceux qu'ils déclarèrent canoniques. Il faut ajouter à cet avantage dont ils jouissaient, le déchirement de l'empire, les guerres et les ravages des barbares, qui, en détruisant les lettres, augmentaient l'abrutissement et l'ignorance; et l'on se convaincra qu'il n'y avait point d'art à tromper, parce que l'ignorance, la superstition et la bêtise avaient eu le temps de préparer les dupes; et quand même quelqu'un eût osé réclamer contre le passage intercalé dans saint Jean, il ne coûtait rien de dire que ce manuscrit original n'avait été découvert que récemment.
Les évêques, en établissant de nouveaux dogmes, devaient s'apercevoir nécessairement de leur puissance et de leur crédit. Il est dans l'esprit de l'homme qu'il tire parti de ses avantages; les ecclésiastiques, étant hommes, agirent ainsi. Toutefois ils manœuvraient avec une certaine adresse : ils hasardaient quelque enfant perdu, qui avançait une opinion nouvelle, convenable à leur intérêt, et qu'ils voulaient adopter; et ensuite ils assemblaient un concile où elle était reçue comme un article de foi. Ce fut ainsi que je ne sais quel moine trouva dans un passage du livre des Machabées la doctrine du purgatoire; l'Église la reçut, et cette opinion lui valut plus de trésors que la découverte de l'Amérique n'en rapporta à l'Espagne. Il faut également attribuer à de pareilles menées la fabrication des fausses décrétales,<155> qui servirent de marchepied au trône des pontifes, d'où, depuis, ils dictèrent impérieusement leurs lois aux nations consternées.
Avant d'arriver à ce point de grandeur, l'Église passa par différentes formes. Le gouvernement républicain dura pendant les trois premiers siècles. Depuis que l'empereur Constantin eut embrassé le christianisme, il s'éleva une espèce d'aristocratie dont les Empereurs, les papes et les patriarches principaux étaient les chefs. Cette administration éprouva, par la suite, les révolutions auxquelles tous les ouvrages humains sont sujets. Lorsque les ambitieux se trouvent en concurrence de pouvoir et de prétentions, ils n'épargnent ni ruses ni artifices pour se supplanter, et les plus fourbes l'emportent à la longue sur leurs rivaux. Ces fourbes furent les papes : ils profitèrent de l'état de langueur où se trouvait l'empire d'Orient, pour usurper l'autorité des Césars, et pour faire passer les droits de la couronne impériale à la tiare des pontifes. Grégoire III, surnommé le Grand,155-a fut le premier qui tenta de telles entreprises. Le pape Étienne, qui suivait le même projet, fit quelques pas de plus dans cette carrière. Chassé de Rome par Astolphe, roi des Lombards, il passa en France, où il couronna l'usurpateur Pepin, à condition qu'il délivrât Rome des Lombards. Le pape, de retour à Rome, pour presser les secours qu'il attendait de France, écrit une lettre au roi qu'il a couronné au nom de la Vierge, de saint Pierre et de tous les saints, dans laquelle il le menace de la condamnation éternelle, s'il ne le délivre au plus tôt des Lombards qui l'accablaient. Il avait donné le royaume de France, sur lequel il n'avait aucun droit, à Pepin, et Pepin lui donna, à ce qu'il prétendit, Rome et son territoire, qui appartenait proprement aux empereurs de Constantinople. Depuis, Charlemagne fut couronné à Rome par le pape, non qu'il crût tenir la couronne du<156> pontife, mais parce qu'il est dit que Samuel oignit les rois Saül et David. Les souverains ne voulaient rendre hommage, par cette cérémonie, qu'à celui qui, d'un acte de sa volonté, élève, ébranle, soutient ou bouleverse les empires. Les papes ne l'entendaient pas ainsi. Dès le règne de Louis le Débonnaire, fils de Charlemagne, Grégoire IV, en exaltant sa puissance spirituelle au-dessus de la temporelle, fit sentir à cet empereur que son père tenait sa couronne et l'empire du saint-siége. Telle fut l'explication que les papes, interprètes des mystères, donnèrent au sacre des souverains. Ils étaient censés vicaires de Jésus-Christ, ils se disaient infaillibles, et on les adorait. Les ténèbres de l'ignorance allaient en s'épaississant de siècle en siècle : que fallait-il de plus pour étendre et pour accréditer l'imposture?
La politique du clergé, toujours active, faisait consécutivement de nouveaux progrès. Un moine, nommé Hildebrand, d'un caractère arrogant, austère et audacieux, plus connu sous le nom de Grégoire VII, jeta les vrais fondements de la grandeur papale. Il ne garda aucune mesure : il s'attribua le droit de conférer et d'ôter les couronnes, d'interdire les royaumes, de délier les sujets du serment de fidélité; il ne mettait point de fin à ses prétentions, dont on peut se convaincre par cette fameuse bulle In coena Domini qu'il publia. C'est de son pontificat qu'il faut dater l'époque du despotisme de l'Église. Ses successeurs attribuèrent dans la suite au clergé les priviléges dont avaient joui les tribuns de l'ancienne Rome : leurs personnes furent déclarées inviolables; pour les soustraire entièrement à la domination de leurs souverains légitimes, les conciles décidèrent que l'inférieur ne pouvait en aucun cas juger le supérieur, ce qui, dans le style du temps, signifiait que les princes n'avaient aucune autorité sur les ecclésiastiques de leurs États. Par ce moyen, l'évêque de Rome s'assurait d'un parti, d'une milice prête à combattre à ses ordres dans tous les empires. Quelque extravagantes que nous paraissent de telles entreprises, elles ne l'étaient point alors : la faiblesse du gouvernement féodal généra<157>lement établi en Europe, par conséquent de grands vassaux nés ennemis de leurs seigneurs suzerains, intéressés à soutenir les excommunications que les pontifes fulminaient contre le souverain, des princes voisins, jaloux ou ennemis de l'excommunié, des prêtres uniquement attachés au saint-siége et indépendants de leurs maîtres temporels : que de moyens pour tourmenter les rois, et que d'intérêts ne concouraient pas pour fournir aux papes des exécuteurs ardents et zélés de leurs bulles!
Nous ne rappellerons point ici la querelle des Empereurs et des pontifes au sujet de leurs prétentions sur la ville de Rome, au sujet des investitures par la crosse et l'anneau; ni leurs brouilleries, auxquelles les terres de la succession de la comtesse Mathilde donnèrent lieu : personne n'ignore que ces causes secrètes produisirent uniquement les fréquentes excommunications de tant de rois et empereurs. Cette espèce d'orgueil qui s'engendre dans le sein d'une puissance sans bornes, n'éclata jamais avec plus de scandale que dans la conduite de Grégoire VII envers l'empereur Henri IV. Enfermé dans son château de Canosse avec la comtesse Mathilde, il força ce prince aux soumissions les plus basses et les plus honteuses avant de l'absoudre. Toutefois il ne faut pas se figurer que les excommunications et les bulles portassent également coup : elles furent plus redoutables aux Empereurs qu'aux rois de France; la couronne était censée indépendante dans les Gaules, et les Français ne reconnaissaient le pouvoir des évêques de Rome que pour le spirituel.
Cependant, tout puissants qu'étaient les papes, cela n'empêchait pas que chaque excommunication d'un empereur n'attirât une guerre civile en Italie. Souvent le trône des pontifes en était ébranlé; quelques-uns, chassés de leur métropole, et fugitifs en d'autres provinces, se procuraient des asiles chez quelque souverain ennemi de leur persécuteur. Il est vrai qu'on les voyait retourner triomphants à Rome, non par la force, mais par adresse; tant leur politique était supérieure<158> à celle des souverains. Toutefois, pour ne point s'exposer à ce flux et reflux de fortune, ils imaginèrent des ressorts qui, une fois montés, devaient, en assurant leur règne, augmenter leur despotisme. Le lecteur prévoit sans doute que nous avons en vue le projet des croisades. Pour assembler des fanatiques, on publiait des indulgences; ce qui était promettre l'impunité de tous les crimes à ceux qui se dévoueraient au service de l'Église et du saint-père. Pour se battre en Palestine, où l'on n'avait rien à prétendre, pour conquérir la terre sainte, qui ne valait pas les frais de l'expédition, des princes, des rois, des empereurs, suivis d'une multitude de peuple innombrable de toutes les parties de l'Europe, abandonnant leur terre natale, allaient s'exposer, dans des contrées éloignées, à des infortunes inévitables. A la suite de desseins aussi mal concertés, les papes, en riant de pitié du fol aveuglement des hommes, s'applaudissaient de leur succès. Durant cet exil volontaire de tant de souverains, Rome ne rencontra aucune opposition à ses volontés, et tant que cette frénésie dura, les papes gouvernèrent l'Europe despotiquement. Lorsqu'on s'apercevait à Rome que les nations se décourageaient par le mauvais succès des croisades, on avait grande attention de les ranimer par l'espérance que leur donnait quelque imposteur tonsuré d'une meilleure fortune. Saint Bernard fut l'instrument dont le saint-siége se servit en différentes occasions : son éloquence était propre à nourrir le poison de ce mal épidémique; il envoyait des victimes en Palestine, mais il était trop prudent pour y aller lui-même. Que résulta-t-il de tant d'entreprises? Des guerres qui dépeuplèrent l'Europe, des conquêtes aussitôt perdues que faites. Enfin les chrétiens ouvrirent la brèche par où les Turcs entrèrent à Constantinople et y établirent le siége de leur puissance.
Le mal moral que les croisades produisirent, fut plus considérable. Tant d'indulgences publiées, la rémission des crimes vendue au plus offrant, causèrent un relâchement général dans les mœurs; les esprits<159> se corrompirent de plus en plus; et la morale chrétienne, si sainte et si pure, entièrement mise en oubli, vit élever sur ses ruines le culte extérieur et des pratiques superstitieuses. Les trésors de l'Église étaient-ils épuisés, on mettait le paradis à l'encan, ce qui enrichissait la daterie. Les papes voulaient-ils faire la guerre à quelque souverain dont ils étaient mécontents, on prêchait la croisade contre lui, on avait des troupes, et l'on se battait. Le saint-siége voulait-il perdre quelque prince, on le déclarait hérétique, excommunié; c'était le mot de ralliement qui attroupait tout le monde contre lui. C'est par de telles entreprises que le joug despotique des papes s'appesantissait. Les grands de la terre, excédés de ce joug, auraient voulu le secouer; mais ils ne l'osaient. La plupart ne jouissaient que d'une autorité mal affermie, et la multitude de leurs sujets, plongés dans l'ignorance la plus profonde, étaient comme liés et garrottés par les chaînes de la superstition. Quelques génies supérieurs à leur siècle tentèrent à la vérité de dessiller les yeux fascinés des peuples, et de les éclairer à la faible lueur des doutes; mais la tyrannie de l'Église rendait vains tous leurs efforts : ils avaient à braver des juges qui étaient leurs parties, les persécutions, les cachots, les outrages, et les flammes qui s'élevaient déjà des bûchers de l'inquisition. Pour achever le tableau de ces temps de vertige et d'abrutissement, qu'on y ajoute le luxe et le faste des évêques, qui semblait insulter à la misère publique; la vie scandaleuse et les crimes atroces de tant de papes qui donnaient un démenti ouvert à la morale évangélique; la rémission des péchés vendue à l'enchère, qui prouvait évidemment que l'Église trahissait, pour s'enrichir, tout ce que la religion a de plus saint. Enfin les pontifes abusèrent d'un pouvoir fondé sur la crédulité des hommes, de même que nous avons vu des nations abuser de leur crédit idéal. Tous ces matériaux amassés furent les causes qui préparèrent la réforme.
Pour ne rien omettre, nous devons rapporter une circonstance qui en facilita l'ouvrage. Depuis le concile de Bâle, où l'empereur<160> Sigismond fit déposer trois papes à la fois, le saint-siége appréhenda autant les conciles généraux qu'il les avait désirés jusqu'alors. Les Pères avaient déclaré à Bâle que le concile avait de droit divin l'autorité de réformer les pontifes et de les détrôner. Déjà du temps des Othons, les Empereurs, indignés de recevoir de leurs prédécesseurs des excommunications en héritage, avaient eu l'adresse de se servir à leur tour de la religion et des assemblées des évêques pour déposer l'évêque de Rome et le combattre avec ses propres armes. Depuis le grand schisme d'Occident, les pontifes perdirent de leur crédit idéal; des mains profanes touchèrent à cette idole d'or devant qui la terre se prosternait, et ne la trouvèrent que d'argile. Dès lors le saint-siége redouta les rois, les Empereurs et les conciles; les excommunications, ces armes autrefois si terribles, se rouillèrent entre les mains des pontifes. Enfin tout annonçait un changement, lorsque Wiclef parut en Angleterre, et Jean Huss en Bohême.
Ce n'était encore qu'une faible aurore du jour qui devait dissiper les ténèbres. Toutefois la mesure était comblée, et le peuple même, tout grossier, tout stupide qu'il était, excédé des taxes qu'il payait au clergé, offensé du faste des évêques et de leur vie scandaleuse, était dans cette sorte d'agitation qui précède ordinairement les grandes révolutions. Enfin, la vente des indulgences consomma l'ouvrage, et fit perdre au saint-siége la moitié de l'Europe, qui renonça à son obédience. Cette grande révolution des esprits devait arriver tôt ou tard, parce que, d'un côté, l'ambition ne connaît point de bornes, et que, de l'autre, l'esprit humain n'est capable que d'un certain degré de patience, et qu'en possession de duper les nations depuis tant de siècles, les pontifes ne pouvaient prévoir qu'en suivant les traces de leurs prédécesseurs, ils eussent le moindre risque à courir.
Un moine de Saxe, courageux jusqu'à la témérité, doué d'une imagination forte, capable de profiter de l'effervescence où étaient les esprits, devint le chef du parti qui se déclara contre Rome; ce Bellé<161>rophon terrassa la Chimère, et l'enchantement fut détruit. Si l'on s'arrête aux bassesses grossières de style, Martin Luther ne paraîtra qu'un moine fougueux, écrivain barbare d'un peuple peu éclairé. Si on lui reproche avec justice des invectives et même des injures prodiguées sans nombre, il faut considérer que ceux pour qui il écrivait, s'animaient par les imprécations, et ne comprenaient pas les arguments. Mais si nous examinons en gros l'ouvrage des réformateurs, il faut convenir que l'esprit humain doit à leurs travaux une partie de ses progrès : ils nous ont déchargés d'un nombre d'erreurs qui offusquaient l'esprit de nos pères. En rendant leurs rivaux circonspects, ils étouffèrent de nouvelles superstitions prêtes à éclore; et parce qu'ils étaient persécutés, ils furent tolérants. C'est sous l'asile sacré de cette tolérance établie dans les États protestants que la raison humaine a pu se développer, que des sages ont cultivé la philosophie, et que les bornes de nos connaissances se sont étendues. Quand Luther n'aurait fait que délivrer les princes et les peuples du servile esclavage où les tenait la cour de Rome, il aurait mérité qu'on lui érigeât des autels comme au libérateur de la patrie; et n'eût-il déchiré que la moitié du voile de la superstition, quelle reconnaissance la vérité ne lui en doit-elle pas! L'œil critique et sévère des réformateurs arrêta les Pères du concile de Trente, prêts à faire de la Vierge la quatrième personne de la Trinité; toutefois, pour la consoler, ils lui donnèrent le titre de mère de Dieu et de reine du ciel.
Les protestants, qui se distinguaient par des vertus austères, forcèrent le clergé catholique à mettre plus de décence dans ses mœurs. Les miracles cessèrent; on canonisa moins de saints; le saint-siége ne fut plus prostitué à des pontifes d'une vie scandaleuse; les souverains furent à l'abri des excommunications; les églises lurent moins exposées aux interdits; les peuples ne furent plus relevés de leur serment; et les indulgences passèrent de mode. Il résulta encore un avantage de la réforme : c'est que les théologiens de tant de sectes, obligés de<162> combattre de la plume, étaient forcés de s'instruire; le besoin de savoir les rendit savants. On vit renaître l'éloquence de la Grèce et de l'ancienne Rome; mais il est vrai qu'on ne l'employa qu'à des disputes absurdes de théologie, que personne ne peut lire. Toutefois de grands hommes parurent en chaque parti, et des chaires que la fainéantise et l'ignorance avaient remplies, furent occupées par des docteurs d'un mérite éminent.
Tel fut le bien que produisit la réforme. Si nous le comparons aux maux qu'elle causa, il faut convenir que le bénéfice qui nous en revient, a été chèrement acheté. Dans toute l'Europe, les esprits étaient en fermentation : les laïques examinaient ce qu'ils avaient adoré, les évêques et les abbés craignaient la perte de leurs revenus, les papes, celle de leur autorité, et tout le monde prit feu. Rien de plus acharné ni de plus impitoyable que la haine théologique : cette haine, se mêlant à la politique des souverains, occasionna ces guerres qui ravagèrent tant d'empires; des torrents de sang inondèrent l'Allemagne, la France et les Pays-Bas; ce ne fut qu'après des succès longtemps balancés, après toutes les horreurs que la méchanceté des hommes, abandonnée à elle-même et jointe au fanatisme, peut commettre, qu'au milieu des débris fumants de leur patrie, l'Allemagne et la Hollande acquirent ce bien inestimable, la liberté de penser. Depuis, tout le Nord suivit leur exemple.
Qui ne voit pas, en parcourant cette histoire de l'Église, que c'est l'ouvrage des hommes? Quel pitoyable rôle font-ils jouer à Dieu! Il envoie son fils unique dans le monde; ce fils est Dieu; il s'immole à lui-même pour se réconcilier avec sa créature; il se fait homme pour corriger le genre humain perverti. Que résulte-t-il d'un aussi grand sacrifice? Le monde reste aussi corrompu qu'il était avant son avénement. Ce Dieu qui dit, « Que la lumière soit, » et la lumière fut, se servira-t-il de moyens insuffisants pour parvenir à ses fins adorables? Un simple acte de sa volonté suffit pour bannir le mal moral et phy<163>sique de l'univers, pour inspirer telle croyance qu'il lui plaît aux nations, et pour les rendre heureuses par des voies que lui fournit sa toute-puissance. Il n'y a que des esprits étroits et bornés qui osent attribuer à Dieu une conduite si indigne de sa providence adorable, en lui faisant entreprendre, par la voie des plus grands miracles, un ouvrage qui ne lui réussit pas. Ces mêmes hommes qui ont de l'Être suprême des idées si incohérentes, introduisent à chaque concile de nouveaux articles de foi; on les verra tous énoncés dans cet Abrégé chronologique, tiré de la grande Histoire de M. de Fleury, auteur non suspect. Le propre des ouvrages de Dieu est d'être stables; le propre de ceux des hommes est d'être assujettis aux vicissitudes. Quelle possibilité reste-t-il donc de croire divines des opinions qui s'établissent successivement, auxquelles on ajoute, qu'on diminue, et qui changent selon la volonté et l'intérêt des prêtres? Comment croire à l'infaillibilité de ceux qui se disent vicaires de Jésus-Christ, quand, par leurs mœurs, on les prendrait pour les vicaires de ces êtres malfaisants qui peuplent, dit-on, des gouffres de supplices et de ténèbres?
Nous voyons des papes s'excommunier; nous en voyons qui se rétractent; des conciles qui changent la doctrine des conciles précédents, sous le prétexte spécieux d'expliquer les dogmes. Il faut donc conclure que les uns ou les autres ont pu se tromper. De plus, pourquoi employer le fer, le feu et les persécutions pour convertir les nations, comme Charlemagne en usa en Germanie, comme firent les Espagnols après l'expulsion des Maures, et comme ils le pratiquèrent encore en Amérique? Ne vient-il pas dans l'esprit de chaque lecteur que si la religion est vraie, il suffit de son évidence pour convaincre, et que si elle est fausse, pour convertir il faut persécuter? Nous ne voulons pas même appuyer sur les miracles si fréquents dans les siècles d'ignorance, et si rares dans des temps plus éclairés. En un mot, l'histoire de l'Église nous présente l'ouvrage de la politique, de l'ambition et de l'intérêt des prêtres; au lieu d'y trouver le caractère de la Divi<164>nité, on n'y remarque qu'un abus sacrilége du nom de l'Être suprême, dont des imposteurs révérés se servent comme d'un voile pour couvrir leurs passions criminelles. On se gardera bien de rien ajouter à ce tableau : on croit en avoir assez dit pour quiconque pense, et l'on ne prétend point épeler pour des automates.
153-a Le Roi veut parler du concile assemblé à Constantinople en 381.
154-a C'est une méprise. Le Roi veut dire que le passage sur la Trinité, I Jean, V, 7, a été interpolé.
155-a C'est Grégoire Ier, et non pas Grégoire III, qui fut surnommé le Grand. Dans son Abrégé de l'Histoire ecclésiastique de Fleury. A Berne, 1766, t. I, p. 178 et 179, le Roi donne, à la date de l'an 731, deux fragments des insolentes lettres que Grégoire III adressa à l'Empereur.