<131> ne lui voit couper les mâts ni les cordages de son vaisseau que lorsqu'il y est forcé par le danger éminent où l'expose l'orage et la tempête.
Il y a des occasions où il faut être sévère, mais jamais cruel. J'aimerais mieux, un jour de bataille, être aimé que craint de mes soldats.
J'en viens à présent à son argument le plus captieux. Il dit qu'un prince trouve mieux son compte en se faisant craindre qu'en se faisant aimer, puisque la plupart du monde est porté à l'ingratitude, au changement, à la dissimulation, à la lâcheté et à l'avarice; que l'amour est un lien d'obligation que la malice et la bassesse du genre humain ont rendu très-fragile, au lieu que la crainte du châtiment assure bien plus fort du devoir des gens; que les hommes sont maîtres de leur bienveillance, mais qu'ils ne le sont pas de leur crainte; ainsi, qu'un prince prudent dépendra plutôt de lui que des autres.
Je ne nie point qu'il n'y ait des hommes ingrats et dissimulés dans le monde; je ne nie point que la sévérité ne soit, dans quelques moments, très-utile : mais j'avance que tout roi dont la politique n'aura pour but que de se faire craindre régnera sur des lâches et sur des esclaves; qu'il ne pourra point s'attendre à de grandes actions de ses sujets, car tout ce qui s'est fait par crainte et par timidité en a toujours porté le caractère. Je dis qu'un prince qui aura le don de se faire aimer régnera sur les cœurs, puisque ses sujets trouvent leur propre intérêt à l'avoir pour maître, et qu'il y a un grand nombre d'exemples, dans l'histoire, de grandes et belles actions qui se sont faites par amour et par attachement. Je dis encore que la mode des séditions et des révolutions paraît être entièrement finie de nos jours. On ne voit aucun royaume, excepté l'Angleterre, où le Roi ait le moindre sujet d'appréhender de ses peuples; encore le Roi, en Angleterre, n'a rien à craindre, si ce n'est lui qui soulève la tempête.