<193> aujourd'hui qu'il est naturel à l'homme de souhaiter la conservation de son bien et de l'agrandir par des voies légitimes, mais que l'envie n'est naturelle qu'à des âmes très-mal nées, et que le désir de s'agrandir des dépouilles d'un autre ne se présentera pas si facilement dans l'idée d'un honnête homme, ni à ceux qui veulent être estimés dans le monde.
La politique de Machiavel ne peut être applicable qu'à un seul homme, à la déprédation de tout le genre humain; car quelle confusion dans le monde, si beaucoup d'ambitieux voulaient s'ériger en conquérants, s'ils voulaient mutuellement s'emparer de leurs biens, si, envieux de tout ce qu'ils n'ont pas, ils ne pensaient qu'à tout envahir, à tout détruire, et à dépouiller un chacun de ce qu'il possède! On ne verrait à la fin qu'un maître dans le monde, qui aurait recueilli la succession de tous les autres, et qui ne la conserverait qu'autant que l'ambition d'un nouveau venu voudrait le lui permettre.
Je demande ce qui peut porter un homme à s'agrandir, et en vertu de quoi il peut former le dessein d'élever sa puissance sur la misère et sur la destruction d'autres hommes, et comment il peut croire qu'il se rendra illustre en ne faisant que des malheureux. Les nouvelles conquêtes d'un souverain ne rendent pas les États qu'il possédait déjà plus opulents ni plus riches, ses peuples n'en profitent point, et il s'abuse s'il s'imagine qu'il en deviendra plus heureux. Son ambition ne se bornera pas à cette seule conquête, il en sera insatiable, et par conséquent toujours peu satisfait de lui-même. Combien de grands princes ne font point, par leurs généraux, conquérir des provinces qu'ils ne voient jamais! Ce sont alors des conquêtes imaginaires, et qui n'ont que peu de réalité pour les princes qui les ont fait faire; c'est rendre bien des gens malheureux pour contenter la fantaisie d'un seul homme qui souvent ne mériterait pas seulement d'être connu de l'univers.