<277>On sait jusqu'à quel point le public est curieux; c'est un animal qui voit tout, qui entend tout, et qui divulgue tout ce qu'il a vu et ce qu'il a entendu. Si la curiosité de ce public examine la conduite des particuliers, c'est pour divertir son oisiveté; mais lorsqu'il juge du caractère des princes, c'est pour son propre intérêt. Aussi les princes sont-ils exposés plus que tous les autres hommes aux raisonnements et aux jugements du monde; ils sont comme les astres, contre lesquels un peuple d'astronomes a braqué ses secteurs à lunettes et ses astrolabes; les courtisans qui les observent de près font chaque jour leurs remarques; un geste, un coup d'œil, un regard les trahit,a et les peuples se rapprochent d'eux par des conjectures; en un mot, aussi peu que le soleil peut couvrir ses taches, la lune ses phases, Saturne ses anneaux, aussi peu les grands princes peuvent-ils cacher leurs vices et le fond de leur caractère aux yeux de tant d'observateurs.
Quand même le masque de la dissimulation couvrirait pour un temps la difformité naturelle d'un prince, il ne se pourrait pourtant point qu'il gardât ce masque continuellement, et qu'il ne le levât quelquefois, ne fût-ce que pour respirer; et une occasion seule peut suffire pour contenter les curieux.
L'artifice donc, et la dissimulation, habiteront en vain sur les lèvres de ce prince; la ruse de ses discours et de ses actions lui sera inutile. On ne juge pas les hommes sur leurs paroles, ce serait le moyen de se tromper toujours; mais on compare leurs actions ensemble, et puis leurs actions et leurs discours; et c'est contre quoi la fausseté et la dissimulation ne pourront rien jamais.
On n'est bien que soi-même; et il faut avoir effectivement le caractère que l'on veut que le monde vous suppose; sans quoi celui qui pense abuser le public en est lui-même la dupe.
Sixte-Quint, Philippe II, Cromwell, passèrent dans le monde pour des hommes fins, rusés, hypocrites et entreprenants, mais jamais
a Voyez ci-dessus, p. 133.