<316> bon sens : ce serait un effet sans cause que la prédilection d'un peuple en faveur d'un homme qui commet une action violente pour se rendre leur maître, et qui, d'ailleurs, n'aurait aucun mérite préférable à celui du souverain légitime. Machiavel renforcé de tous les sorites des sophistes, et de l'âne de Buridan13 même, si l'on veut, ne me donnera pas la solution de ce problème.
Ce ne saurait être non plus la seconde supposition, car elle est aussi frivole que la première; quelques qualités qu'on donne à un usurpateur, on m'avouera que l'action violente par laquelle il élève sa puissance est une injustice. Or, à quoi peut-on s'attendre d'un homme qui débute par le crime, si ce n'est à un gouvernement violent et tyrannique? Il en est de même d'un homme qui se marierait, et qui serait métamorphosé en Actéon par sa femme le jour même de ses noces : je ne pense pas qu'il augurerait bien de la fidélité de sa nouvelle épouse, après l'échantillon qu'elle lui aurait donné de son inconstance.
Machiavel prononce condamnation contre ses propres principes en ce chapitre; car il dit clairement que, sans l'amour des peuples, sans l'affection des grands, et sans une armée bien disciplinée, il est impossible à un prince de se soutenir sur le trône. La vérité semble le forcer de lui rendre cet hommage, à peu près comme les théologiens l'assurent des anges maudits, qui reconnaissent un Dieu, mais qui enragent.
Voici en quoi consiste la contradiction : pour gagner l'affection des peuples et des grands, il faut avoir un fonds de probité et de vertu; il faut que le prince soit humain et bienfaisant, et qu'avec ces qualités du cœur on trouve en lui de la capacité pour s'acquitter des pénibles fonctions de sa charge avec sagesse, afin qu'on puisse avoir confiance en lui. Quel contraste de ces qualités avec celles que Machiavel donne à son prince! Il faut être tel que je viens de le dire pour gagner les cœurs, et non pas, comme Machiavel l'enseigne dans
13 Voyez Bayle, Dictionnaire. [Voyez aussi t. IV, p. 14.]