<321>Tant que nous ne serons que des hommes, c'est-à-dire, des êtres très-bornés, nous ne serons jamais tout à fait supérieurs à ce qu'on appelle les coups de la fortune. Nous devons ravir ce que nous pouvons, par la sagesse et la prudence, au hasard et à l'événement; mais notre vue est trop courte pour tout apercevoir, et notre esprit trop étroit pour tout combiner. Quoique nous soyons faibles, à la vérité, ce n'est pas une raison pour négliger le peu de forces que nous avons; tout au contraire, il faut en tirer le meilleur usage que l'on peut, et ne point dégrader notre être en nous mettant au niveau des brutes, puisque nous ne sommes pas des dieux. Effectivement il ne faudrait pas moins aux hommes que la toute-science divine pour combiner une infinité de causes cachées, et pour connaître jusqu'au plus petit ressort des événements, afin de tirer, par leur moyen, de justes conjectures pour l'avenir.
Voici deux événements qui feront voir clairement qu'il est impossible à la sagesse humaine de tout prévoir. Le premier événement est celui de la surprise de Crémone par le prince Eugène, entreprise concertée avec toute la prudence imaginable, et exécutée avec une valeur infinie. Voici comment ce dessein échoua : le prince s'introduisit dans la ville, vers le matin, par un canal à immondices que lui ouvrit un curé avec lequel il était en intelligence; il se serait infailliblement rendu maître de la place, si deux choses qu'il ne pouvait imaginer ne fussent arrivées. Premièrement, un régiment suisse qui devait exercer le même matin se trouva sous les armes, et lui fit résistance jusqu'à ce que le reste de la garnison s'assemblât. En second lieu, le guide qui devait mener le prince de Vaudemont à une autre porte de la ville, dont ce prince devait s'emparer, manqua le chemin, ce qui fit que ce détachement arriva trop tard. Je crois que la prêtresse de Delphes écumant de fureur sur son trépied sacré n'aurait prévu ces accidents par aucun secret de son art.
Le second événement dont j'ai voulu parler est celui de la paix