<47> veux bien, dit Philante; aussi bien nous soupons tard, et nous avons encore pour le moins trois heures à notre disposition. - Il ne m'en faut pas tant, repris-je, pour ce que j'ai à vous dire; je serai plus ménager de mon temps et de votre patience.
Vous êtes convenu, il y a un moment, que l'erreur était involontaire chez ceux qui en sont infectés; ils croient tenir la vérité, et ils s'abusent. Ils sont excusables dans le fait, car, selon leur supposition, ils sont sûrs de la vérité; ils y vont de bonne foi, ce sont les apparences qui leur en imposent, ils prennent l'ombre pour le corps. Considérez encore, je vous prie, que le motif de ceux qui tombent dans l'erreur est louable; ils cherchent la vérité, ils s'égarent dans le chemin, et s'ils ne la trouvent point, ce n'en était pas moins leur volonté; ils manquaient de guides, ou, ce qui pis est, ils en avaient de mauvais; ils cherchaient le chemin de la vérité, mais leurs forces n'étaient pas suffisantes pour y arriver. Pourrait-on condamner un homme qui se noierait en passant un fleuve extrêmement large qu'il n'aurait pas la force de franchir? A moins que de n'avoir rien d'humain, on compatirait à sa triste destinée, on plaindrait un homme si plein de courage, capable d'un dessein aussi généreux et aussi hardi, de n'avoir point été assez secouru de la nature; sa témérité paraîtrait digne d'un sort plus heureux, et ses cendres seraient arrosées de larmes. Tout homme qui pense doit faire des efforts pour connaître la vérité; ces efforts sont dignes de nous, quand même ils surpasseraient notre capacité. C'est un assez grand malheur pour nous que ces vérités soient impénétrables; il ne faut pas l'augmenter par notre mépris pour ceux qui font naufrage à la découverte de ce nouveau monde; ce sont des Argonautes généreux qui s'exposent pour le salut de leurs compatriotes, et c'est assurément un travail bien rude que celui d'errer dans les pays imaginaires; l'air de ces contrées nous est contraire, nous ne connaissons point le langage des habitants, et nous ne savons pas marcher à travers ces sables mouvants.