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CHAPITRE XIV.

Il y a une espèce de pédanterie commune à tous les métiers, qui ne vient que de l'avarice et de l'intempérance de ceux qui les pratiquent. Un soldat est pédant lorsqu'il s'attache trop à la minutie, ou lorsqu'il est fanfaron et qu'il donne dans le don-quichottisme.

L'enthousiasme de Machiavel expose ici son prince à être ridicule : il exagère si fort la matière, qu'il veut que son prince ne soit uniquement que soldat; il en fait un Don Quichotte complet, qui n'a l'imagination remplie que de champs de bataille, de retranchements, de la manière d'investir des places, de faire des lignes et des attaques.

Mais un prince ne remplit que la moitié de sa vocation, s'il ne s'applique qu'au métier de la guerre; il est évidemment faux qu'il ne doit être que soldat, et l'on peut se souvenir de ce que j'ai dit sur l'origine des princes, au premier chapitre de cet ouvrage. Ils sont juges d'institution; et s'ils sont généraux, c'est un accessoire. Le prince de Machiavel est comme les dieux d'Homère, que l'on dépeignait très-robustes et puissants, mais jamais équitables. Cet auteur ignore jusqu'au catéchisme de la justice; il ne connaît que l'intérêt et la violence.

L'auteur ne représente jamais que de petites idées; son génie rétréci n'embrasse que des sujets propres pour la politique des petits princes. Rien de plus faible que les raisons dont il se sert pour recom<120>mander la chasse aux princes : il est dans l'opinion que les princes apprendront par ce moyen à connaître les situations et les passages de leur pays.

Si un roi de France, si un Empereur prétendait acquérir de cette manière la connaissance de ses États, il leur faudrait autant de temps dans le cours de leur chasse qu'en emploie tout l'univers dans la grande révolution des astres.

Qu'on me permette d'entrer dans un plus grand détail sur une matière qui sera comme une espèce de digression à l'occasion de la chasse; et puisque ce plaisir est la passion presque générale des nobles, des grands seigneurs et des rois, surtout en Allemagne, il me semble qu'elle mérite quelque discussion.

La chasse est un de ces plaisirs sensuels qui agitent beaucoup le corps, et qui ne disent rien à l'esprit; c'est un désir ardent de poursuivre quelque bête, et une satisfaction cruelle de la tuer; c'est un amusement qui rend le corps robuste et dispos, et qui laisse l'esprit en friche et sans culture.

Les chasseurs me reprocheront, sans doute, que je prends les choses sur un ton trop sérieux, que je fais le critique sévère, et que je suis dans le cas des prêtres, qui, ayant le privilége de parler seuls dans les chaires, ont la facilité de prononcer tout ce que bon leur semble, sans appréhender d'opposition.

Je ne me prévaudrai point de cet avantage; j'alléguerai de bonne foi les raisons spécieuses qu'allèguent les amateurs de la chasse. Ils me diront d'abord que la chasse est le plaisir le plus noble et le plus ancien des hommes; que des patriarches et même beaucoup de grands hommes ont été chasseurs; et qu'en chassant, les hommes continuent à exercer ce même droit sur les bêtes, que Dieu daigna lui-même donner à Adam.

Mais ce qui est vieux n'en est pas meilleur, surtout quand il est outré. De grands hommes ont été passionnés pour la chasse, je<121> l'avoue; ils ont eu leurs défauts comme leurs faiblesses : imitons ce qu'ils ont eu de grand, et ne copions point leurs minuties.

Les patriarches ont chassé, c'est une vérité; j'avoue encore qu'ils ont épousé leurs sœurs, que la polygamie était en usage de leur temps. Mais ces bons patriarches, en chassant ainsi, se ressentirent des siècles barbares dans lesquels ils vivaient : ils étaient très-grossiers et très-ignorants; c'étaient des gens oisifs qui, ne sachant point s'occuper, et pour tuer le temps qui leur paraissait toujours trop long, promenaient leurs ennuis à la chasse; ils perdaient dans les bois, à la poursuite des bêtes, les moments qu'ils n'avaient ni la capacité ni l'esprit de passer en compagnie de personnes raisonnables.

Je demande si ce sont des exemples à imiter, si la grossièreté doit instruire la politesse, ou si ce n'est pas plutôt aux siècles éclairés à servir de modèle aux autres.

Qu'Adam ait reçu l'empire sur les bêtes, ou non, c'est ce que je ne recherche pas; mais je sais bien que nous sommes plus cruels et plus rapaces que les bêtes mêmes, et que nous usons très-tyranniquement de ce prétendu empire. Si quelque chose devait nous donner de l'avantage sur les animaux, c'est assurément notre raison; et ceux, pour l'ordinaire, qui font profession de la chasse, n'ont leur cervelle meublée que de chevaux, de chiens et de toute sorte d'animaux. Ils sont quelquefois très-grossiers, et il est à craindre qu'ils deviennent aussi inhumains envers les hommes qu'ils le sont à l'égard des bêtes, ou que du moins la cruelle coutume de faire souffrir avec indifférence ne les rende moins compatissants aux malheurs de leurs semblables. Est-ce là ce plaisir dont on nous vante tant la noblesse? Est-ce là cette occupation si digne d'un être pensant?

On m'objectera que la chasse est salutaire à la santé; que l'expérience a fait voir que ceux qui chassent deviennent vieux; que c'est un plaisir innocent et qui convient aux grands seigneurs, puisqu'il<122> étale leur magnificence, puisqu'il dissipe leurs chagrins, et qu'en temps de paix il leur présente les images de la guerre.

Je suis bien éloigné de condamner un exercice modéré; mais qu'on y prenne garde, l'exercice n'est nécessaire qu'aux intempérants. Il n'y a point de prince qui ait vécu plus que le cardinal de Fleury, ou le cardinal de Ximénès et le dernier pape; cependant ces trois hommes n'étaient point chasseurs. Faut-il, d'ailleurs, choisir la profession qui n'a de mérite que celui de promettre une longue vie? Les moines vivent, d'ordinaire, plus longtemps que les autres hommes : faut-il pour cela se faire moine?

Il ne s'agit point qu'un homme traîne jusqu'à l'âge de Mathusalem le fil indolent et inutile de ses jours; mais plus il aura réfléchi, plus il aura fait d'actions belles et utiles, et plus il aura vécu.

D'ailleurs, la chasse est de tous les amusements celui qui convient le moins aux princes. Ils peuvent manifester leur magnificence de cent manières beaucoup plus utiles pour leurs sujets; et s'il se trouvait que l'abondance du gibier ruinât les gens de la campagne, le soin de détruire ces animaux pourrait très-bien se commettre aux chasseurs payés pour cela. Les princes ne devraient proprement être occupés que du soin de s'instruire et de gouverner, afin d'acquérir d'autant plus de connaissances, et de pouvoir d'autant plus se former une idée de leur profession pour agir bien en conséquence.

Je dois ajouter, surtout pour répondre à Machiavel, qu'il n'est point nécessaire d'être chasseur pour être grand capitaine. Gustave-Adolphe, Turenne, Marlborough, le prince Eugène, à qui on ne disputera pas la qualité d'hommes illustres et d'habiles généraux, n'ont point été chasseurs; nous ne lisons point que César, Alexandre ou Scipion l'aient été.

On peut, en se promenant, faire des réflexions plus judicieuses et plus solides sur les différentes situations d'un pays, relativement à l'art de la guerre, que lorsque des perdrix, des chiens couchants, des<123> cerfs, une meute de toute sorte d'animaux, et l'ardeur de la chasse vous distraient. Un grand prince,123-a qui a fait la seconde campagne en Hongrie, a risqué d'être fait prisonnier des Turcs pour s'être égaré à la chasse. On devrait même défendre la chasse dans les armées, car elle cause beaucoup de désordre dans les marches.

Je conclus donc qu'il est pardonnable aux princes d'aller à la chasse, pourvu que ce ne soit que rarement, et pour les distraire de leurs occupations sérieuses et quelquefois fort tristes. Je ne veux interdire, encore une fois, aucun plaisir honnête; mais le soin de bien gouverner, de rendre son État florissant, de protéger, de voir les succès de tous les arts, est sans doute le plus grand plaisir; et malheureux celui à qui il en faut d'autres!


123-a François-Étienne, duc de Lorraine, chassant en 1737 près de Kolar, en Servie, s'égara au point que le maréchal comte de Seckendorff dut le faire remettre sur la route du camp par des trompettes placés de distance en distance. Voyez Versuch einer Lebensbeschreibung des Feldmarschalls Grafen von Seckendorff (par le baron Thérésius de Seckendorff. Sans lieu d'impression), 1792, t. II, p. 98.