CHAPITRE XVI.
Deux sculpteurs fameux, Phidias et Alcamène, firent chacun une statue de Minerve dont les Athéniens voulurent choisir la plus belle pour être placée sur le haut d'une colonne. On les présenta toutes les deux au public : celle d'Alcamène remporta les suffrages; l'autre, disait-on, était trop grossièrement travaillée. Phidias ne se déconcerta point par le jugement du vulgaire, et demanda que, comme les statues avaient été faites pour être placées sur une colonne, on les élevât toutes les deux; alors celle de Phidias remporta le prix.
Phidias devait son succès à l'étude de l'optique et des proportions. Cette règle de proportion doit être observée dans la politique : les différences des lieux font les différences des maximes; vouloir en appliquer une généralement, ce serait la rendre vicieuse; ce qui serait admirable pour un grand royaume ne conviendrait point à un petit État. Le luxe qui naît de l'abondance, et qui fait circuler les richesses par toutes les veines d'un État, fait fleurir un grand royaume; c'est lui qui entretient l'industrie, c'est lui qui multiplie les besoins des riches pour les lier par ces mêmes besoins avec les pauvres.
Si quelque politique malhabile s'avisait de bannir le luxe d'un grand empire, cet empire tomberait en langueur; le luxe, tout au contraire,<127> ferait périr un petit État; l'argent sortant en plus grande abondance du pays qu'il n'y rentrerait à proportion, ferait tomber ce corps délicat en consomption, et il ne manquerait pas de mourir étique. C'est donc une règle indispensable à tout politique de ne jamais confondre les petits États avec les grands, et c'est en quoi Machiavel pèche grièvement en ce chapitre.
La première faute que je dois lui reprocher est qu'il prend le mot de libéralité dans un sens trop vague; il ne distingue pas assez la libéralité de la prodigalité. « Un prince, dit-il, pour faire de grandes choses, doit passer pour libéral, et il doit l'être. » Je ne connais aucun héros qui ne l'ait été. Afficher l'avarice, c'est dire aux hommes, N'attendez rien de moi, je payerai toujours mal vos services; c'est éteindre l'ardeur que tout sujet a naturellement de servir son prince.
Sans doute il n'y a que l'homme économe qui puisse être libéral : il n'y a que celui qui gouverne prudemment ses biens qui puisse faire du bien aux autres.
On connaît l'exemple de François Ier, roi de France, dont les dépenses excessives furent en partie la cause de ses malheurs. Les plaisirs de François Ier absorbaient les ressources de sa gloire; ce roi n'était pas libéral, mais prodigue, et sur la fin de sa vie il devint un peu avare; au lieu d'être bon ménager, il mit des trésors dans ses coffres. Mais ce n'est pas des trésors sans circulation qu'il faut avoir, c'est un ample revenu. Tout particulier et tout roi qui ne sait qu'entasser, enterrer de l'argent, n'y entend rien : il faut le faire circuler pour être vraiment riche. Les Médicis n'obtinrent la souveraineté de Florence que parce que le grand Cosme, père de la patrie, simple marchand, fut habile et libéral. Tout avare est un petit génie, et je crois que le cardinal de Retz a raison quand il dit que dans les grandes affaires il ne faut jamais regarder à l'argent. Que le souverain se<128> mette donc en état d'en acquérir beaucoup, en favorisant le commerce et les manufactures de ses sujets, afin qu'il puisse en dépenser beaucoup à propos : il sera aimé et estimé.
Machiavel dit que la libéralité le rendra méprisable : voilà ce que pourrait dire un usurier; mais est-ce ainsi que doit parler un homme qui se mêle de donner des leçons aux princes?