ŒUVRES DE FRÉDÉRIC LE GRAND TOME VIII.
<><>ŒUVRES DE FRÉDÉRIC LE GRAND TOME VIII.
BERLIN IMPRIMERIE ROYALE (R. DECKER) MDCCCXLVIII
<><>ŒUVRES PHILOSOPHIQUES DE FRÉDÉRIC II ROI DE PRUSSE TOME I.
BERLIN IMPRIMERIE ROYALE (R. DECKER) MDCCCXLVIII
<><>ŒUVRES PHILOSOPHIQUES TOME I.
<><I>AVERTISSEMENT DE L'ÉDITEUR.
La Préface de l'Éditeur, t. I, p. XIX, annonce que les Œuvres philosophiques du Roi, classées par ordre de date, formeront deux volumes, dont l'un contiendra les traités que l'Auteur a composés lorsqu'il n'était encore que prince royal, et l'autre, ceux qu'il a rédigés depuis son avénement.
Ce volume renferme donc les quatre premiers traités de Frédéric, c'est-à-dire, les Considérations sur l'état présent du corps politique de l'Europe; la Dissertation sur l'innocence des erreurs de l'esprit; l'Avant-propos sur la Henriade de M. de Voltaire; et L'Antimachiavel, ou Examen du Prince de Machiavel, et Réfutation du Prince de Machiavel.
I. CONSIDÉRATIONS SUR L'ÉTAT PRÉSENT DU CORPS POLITIQUE DE L'EUROPE.
Frédéric écrivit à Voltaire, le 19 avril 1738, pour lui annoncer l'envoi des Considérations sur l'état présent du corps politique de l'Europe. Il les lui envoya en effet le 17 juin de la même année; mais il avait déjà renoncé à son dessein primitif de les faire imprimer en Angleterre en gardant l'anonyme (Œuvres de Voltaire, par M. Beuchot, t. LIII, p. 106, 155, 210, 211, 216, 238), de sorte que le public ne les connut que par la publication des Œuvres posthumes de Frédéric II, roi de Prusse. A Berlin, 1788, t. VI, p. 1-52. A défaut du manuscrit original, c'est le texte de cette édition que nous reproduisons.
<II>Nous avons emprunté de Rousset, Recueil, etc., le Mémoire de M. le marquis de Fénelon, du 3 janvier 1737, et nous le donnons ici comme pièce justificative, parce que le texte du Roi y renvoie expressément
II. DISSERTATION SUR L'INNOCENCE DES ERREURS DE L'ESPRIT.
C'est la lecture des Éléments de la philosophie de Newton, publiés par Voltaire, qui porta Frédéric à écrire la Dissertation sur l'innocence des erreurs de l'esprit. L'ouvrage de Voltaire parut d'abord en Hollande, au mois d'avril 1738, et à Londres (Paris), dans les premiers jours de juillet de la même année. Frédéric le lut dans cette dernière édition, et le 30 septembre 1738, il envoya sa dissertation à Voltaire (Œuvres de Voltaire, par M. Beuchot, t. LIII, p. 259, 260 et 324). C'est dans les Œuvres posthumes, t. VI, p. 189-218, qu'elle fut imprimée pour la première fois. Comme l'autographe manque, nous avons dû nous borner à suivre, pour la première partie, l'édition de 1788; mais les deux derniers tiers de cette dissertation, depuis « Tant il est vrai » (p. 40 de notre édition), nous ont été envoyés en une copie fidèle par la bibliothèque de l'Ermitage impérial de Saint-Pétersbourg, à laquelle feu le général comte de Suchtelen en avait fait présent, ainsi que de beaucoup d'autres manuscrits. 11 les avait achetés à Ferney, de M. Wagnière, le dernier secrétaire de Voltaire. Nous avons collationné sur cette copie de l'écrit autographe le texte qui se trouve dans les Œuvres posthumes, t. VI, à partir de la page 199, ligne 3 du bas, jusqu'à la fin. Il en est résulté quelques petites rectifications et additions, par exemple, les mots : « Et Dieu sait comme je vous enverrai galamment au diable » (p. 49 de notre édition); et les trois lignes supprimées par les éditeurs de 1788 : « Je crus que c'était » jusqu'à « David » (p. 49 de notre édition).
III. AVANT-PROPOS SUR LA HENRIADE DE M. DE VOLTAIRE.
La Henriade de Voltaire parut en 1723, sous le titre de La Ligue, titre qui fut changé en celui de Henriade dans l'édition publiée à Londres en 1728. Frédéric écrivit à l'auteur le 8 août 1736, et il s'établit entre eux une correspondance ani<III>mée et suivie qui, dès 1739, roule surtout sur le poëme dont nous parlons. « Je réforme la Henriade, dit Voltaire dans sa lettre du 18 janvier 1739, et je compte par le premier ordinaire soumettre au jugement de Votre Altesse Royale quelques changements que je viens d'y faire. »
Frédéric prenait le plus grand intérêt à ce travail; la comparaison même des changements et des additions de Voltaire avec le texte primitif était pour lui un attrayant sujet d'étude, et le 3 février, il écrivit au poëte : « J'ai le dessein de faire graver la Henriade (lorsque vous m'aurez communiqué les changements que vous avez jugé à propos d'y faire) comme l'Horace qu'on a gravé à Londres. » Voltaire répondit le 15 avril : « Le changement le plus essentiel à mon poëme, c'est une invocation qui doit être placée immédiatement après celle que j'ai faite à une déesse étrangère, nommée la Vérité. A qui dois-je m'adresser, si ce n'est à son favori, à un prince qui l'aime et qui la fait aimer, à un prince qui m'est aussi cher qu'elle, et aussi rare dans le monde? C'est donc ainsi que je parle à cet homme adorable, au commencement de la Henriade : »
Et toi, jeune héros, toujours conduit par elle,
Disciple de Trajan, rival de Marc-Aurèle,
Citoyen sur le trône, et l'exemple du Nord,
Sois mon plus cher appui, sois mon plus grand support :
Laisse les autres rois, ces faux dieux de la terre,
Porter de toutes parts ou la fraude ou la guerre :
De leurs fausses vertus laisse-les s'honorer;
Ils désolent le monde, et tu dois l'éclairer.
« Je demande en grâce à Votre Altesse Royale, je lui demande à genoux de souffrir que ces vers soient imprimés dans la belle édition qu'elle ordonne qu'on fasse de la Henriade. » Et plus tard, le 20 avril : « J'ose dédier la Henriade à un esprit supérieur. Quoiqu'il soit prince, j'aime plus encore son génie que je ne révère son rang. » Frédéric lui répondit le 16 mai : « C'est là (en Angleterre) que j'ai trouvé convenable de faire graver la Henriade. Je ferai Avant-propos, que je vous communiquerai avant que de le faire imprimer. Pine composera les tailles-douces, et Knobelsdorff les vignettes. »
Au commencement d'août 1739, lors de son voyage dans la province de Prusse, le Prince royal travaillait encore à cet Avant-propos (Œuvres posthumes, t. VIII, p. 146); il l'envoya à Voltaire le 9 septembre. Mais Pine, absorbé par son Virgile, n'eut pas le temps de s'occuper de la Henriade. Le projet de la faire imprimer avec des caractères d'argent, à Rheinsberg même, ne fut pas exécuté non plus. (Œuvres de Voltaire, édition Beuchot. t. LIV, p. 95, 102 et 115; et, Correspon<IV>dance de Frédéric II avec le comte Algarotti, 1799, p. 23, 24 et 27). D'autre part, Voltaire écrivit à son ami Thieriot, le 21 juin 1741 : « Les vers qui regardent le roi de Prusse, et qui sont en manuscrit à quelques exemplaires de la Henriade, ne sont plus convenables. Ils n'étaient faits que pour un prince philosophe et pacifique, et non pour un roi philosophe et conquérant. Il ne me siérait plus de blâmer la guerre, en m'adressant à un jeune monarque qui la fait avec tant de gloire. »
Ainsi l'Avant-propos de Frédéric resta ignoré jusqu'au moment où Marmontel, dans sa Préface pour la Henriade (1746), livra à la publicité les deux fragments qui commencent par les mots : « Les difficultés qu'eut à surmonter M. de Voltaire, etc., » et, « Quant à la saine morale, etc. » Il fut imprimé en entier, pour la première fois, en tête de la Henriade, dans la Collection complette des Œuvres de M. de Voltaire, Genève, chez les frères Cramer, 1756, in-8, t. I, et, plus tard, dans la Collection complette des Œuvres de M. de Voltaire publiée par les mêmes libraires, Genève, 1768, in-4, t. I, p. ix-xvii. Ce morceau est intitulé dans les deux éditions : « Avant-propos, composé par un des plus augustes et des plus respectables protecteurs que les lettres aient eu dans ce siècle, et dont on n'avait vu qu'un fragment cité dans la préface de M. Marmontel. » M. Bouchot, en reproduisant l'Avant-propos de Frédéric dans son édition des Œuvres de Voltaire, t. X, p. 15 à 24, a suivi le texte de l'édition Cramer de 1768, en y faisant quelques corrections.
Cette pièce se trouve dans les Œuvres posthumes du Roi (t. VI, p. 169-188), dont les éditeurs se sont évidemment servis d'un manuscrit autographe de Frédéric. Si l'on compare le texte Cramer et celui des Œuvres posthumes, on verra que Voltaire, en ajoutant à ses Œuvres le travail du Roi, en a retouché le style, et, de plus, qu'il y a omis un passage de douze lignes qui le concerne; ce passage (page 55 de notre édition) commence par les mots : « Quiconque a la connaissance du monde, » et finit par « que leurs crimes ont rendus ses ennemis. » Les éditeurs de Berlin, de leur côté, ont effacé (p. 57 de notre édition) les trois lignes où la question de l'emploi du merveilleux dans la Henriade est débattue, depuis « Tant la poésie et l'éloquence » jusqu'à « capables de séduire. » Nous avons emprunté ce dernier passage à l'édition de Genève de 1768, pour en compléter le texte de Berlin, qui est intitulé Avant -propos sur la Henriade de M. de Voltaire, et sert de base à notre édition, à défaut du manuscrit original. Suivant une spécification d'autographes de Frédéric le Grand, l'original a été daté du 10 août 1739, jour où l'Auteur se trouvait aux haras de Prusse, à Trakehnen.
<V>IV. L'ANTIMACHIAVEL, OU EXAMEN DU PRINCE DE MACHIAVEL, ET RÉFUTATION DU PRINCE DE MACHIAVEL.
Au mois de juillet 1737, Frédéric envoya à Cirey son ami le baron Didier de Keyserlingk pour complimenter Voltaire, dont il devait rapporter les nouveaux ouvrages, tant manuscrits qu'imprimés. Le manuscrit de l'Histoire du Siècle de Louis XIV faisait partie de cet envoi, et le Roi écrivit à l'auteur, le 31 mars 1738 : « Votre Histoire du Siècle de Louis XIV m'enchante. Je voudrais seulement que vous n'eussiez point rangé Machiavel, qui était un malhonnête homme, au rang des autres grands hommes de son temps. » Voltaire entra dans les idées du Prince royal, qui en fut charmé et lui dit dans sa lettre du 17 juin : « Voilà donc Machiavel rayé de la liste des grands hommes, et votre plume regrette de s'être souillée de son nom. »
Ce sujet ne reparaît plus dans leur correspondance jusqu'au 22 mars 1739, que Frédéric écrivit à Voltaire : « Je médite un ouvrage sur le Prince de Machiavel. » Cet ouvrage devait être imprimé à Londres, avec le plus grand luxe, par les soins d'Algarotti. Mais ce projet ne fut pas exécuté, et Frédéric envoya à Voltaire, le 4 décembre, les douze premiers chapitres de son ouvrage; les autres suivirent, et le prince finit par écrire à son illustre ami, le 26 avril 1740 : « Je vous abandonne mon ouvrage, persuadé qu'il s'embellira entre vos mains; il faut votre creuset pour séparer l'or de l'alliage. »
Voltaire, désireux de répondre à cette confiance, faisait librement remarquer à l'Auteur les longueurs et les répétitions qui déparaient ce travail, ainsi que des passages qui pouvaient déplaire à certaines puissances. Frédéric lui répondit le 5 août : « Je me repose entièrement sur mon cher éditeur; » et le 8 : « Rayez, changez, corrigez et remplacez tous les endroits qu'il vous plaira. Je m'en remets à votre discernement. » Depuis que le Prince royal était devenu roi, il aurait volontiers retiré l'ouvrage de l'impression; aussi Voltaire, comprenant les ménagements que la politique imposait au monarque, s'efforça de lui complaire en effaçant plus encore qu'il n'avait fait. Mais van Duren, libraire à la Haye, propriétaire légitime du manuscrit, acheva de l'imprimer tel qu'il l'avait reçu primitivement, et la première édition en parut à la fin de septembre 1740, sous le titre de : L'Antimachiavel, ou Examen du Prince de Machiavel, avec des notes historiques et politiques. A la Haye, chez Jean van Duren, MDCCXLI. Avec Privilége, et avec une<VI> vignette au frontispice; 342 pages grand in-8, avec avant-propos, préface, etc. de xxxii pages. A cette édition est jointe la traduction française du Prince de Machiavel, par Amelot de La Houssaye, publiée à Amsterdam, chez Henri Wetstein, en 1683. Cependant Frédéric s'était servi, dans sa Réfutation, de la traduction qui avait paru à Amsterdam, en 1696, chez Henri Desbordes; il en a tiré exactement les passages du Prince qu'il cite.
Il existe une autre édition portant sur le titre : A Londres, chez Guillaume Meyer, libraire dans le Strand, MDCCXLI, 340 pages grand in-8, avec avant-propos, préface, etc. de xx pages; elle est au fond identique avec celle de la Haye. Ces deux éditions ne diffèrent qu'en trois points insignifiants : 1o l'édition de Londres a omis l'Épître dédicataire d'Amelot de La Houssaye au grand-duc de Toscane (p. xxi-xxvi de l'édition de la Haye); 2o la Dédicace de Nicolas Machiavel au trés-illustre Laurent de Médicis, et la Table des chapitres (p. xxvii-xxxii de l'édition de la Haye) ne sont pas paginées dans l'édition de Londres; 3o les six dernières pages de l'édition de la Haye, p. 337-342, sont imprimées dans celle de Londres en quatre pages, p. 337-340, avec d'autres caractères que le reste. Ainsi, à ces légères différences près, les deux éditions ne sont qu'une seule et même composition typographique.
Pour affaiblir l'impression produite par la hardiesse des pensées et du langage de cet écrit, bien que tempérée dans la publication, Voltaire se hâta d'en préparer une autre édition plus adoucie encore, qu'il intitula : Anti-Machiavel, ou Essai de critique sur le Prince de Machiavel, publié par M. de Voltaire. A la Haye (chez Pierre Paupie), aux dépens de l'éditeur, MDCCXL, 194 pages grand in-8, avec préface, avant-propos, etc. de xvi pages. Il l'envoya au Roi le 17 octobre 1740. Dansl'Avis de l'Éditeur, à la page 192, Voltaire essayait de faire suspecter la fidélité de l'édition de van Duren; mais il ne parvint pas à concilier à la sienne la confiance du public. Le libraire van Duren, qui publia la même année une seconde et une troisième édition, ajouta sous le texte de cette dernière (A la Haye, 1741, en deux volumes) l'ouvrage refondu par Voltaire. L'Auteur, de son côté, mécontent de la rédaction de son ami, lui manda qu'il désavouerait dans les gazettes les deux impressions, et qu'il en donnerait lui-même une édition exacte, le 15e et le 16e chapitre n'étant plus du tout ce qu'ils devaient être.
Mais rien de tout cela n'a paru, ni les réclamations par la voie des journaux, ni l'édition annoncée par le Roi; et non seulement l'édition de van Duren s'est répandue partout, mais elle est rentrée dans le domaine public par l'édition corrigée, et faite à Berlin, des Œuvres de Frédéric, publiées du vivant de l'auteur, 1789, t. II.<VII> Quoique beaucoup de passages remarquables que donne la première édition de van Duren ne se trouvent pas dans celui des manuscrits originaux qui est parvenu jusqu'à nous, nous avons cru devoir reproduire cette édition en entier, parce qu'elle a été accueillie avec un vif intérêt par le public, et qu'elle a donné lieu aux discussions dont il a été parlé ci-dessus. Seulement nous avons corrigé quelques fautes légères, d'après l'édition publiée par Voltaire chez Paupie et la troisième édition de van Duren. Nous donnons en outre pour la première fois la Réfutation du Prince de Machiavel (c'est le titre primitif), d'après le manuscrit exact et complet du Roi, sans y rien changer ni modifier, sauf les corrections grammaticales indispensables; malheureusement tout le second chapitre manque. Vingt-trois chapitres de cette Réfutation, de la main de l'Auteur, se trouvent aux archives royales du Cabinet (Caisse 365, J); ce sont les chapitres 1, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 21, 24, 25, et les rédactions améliorées des chapitres 4, 7, 8, 9, 11, 13. Chaque chapitre est écrit sur un cahier particulier, grand in-8. L'Avant-propos et les chapitres 3, 11, 12, 13, 14, 15, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, ainsi que la rédaction améliorée du 3e et du 26e chapitre, sur du papier de même format, sont la propriété de M. Benoni Friedländer. Frédéric lui-même n'a donné de titre qu'au chapitre 26, dans les deux rédactions; c'est pour cela que, dans l'édition de van Duren, ce 26e chapitre porte deux titres, l'un pour la traduction d'Amelot de La Houssaye, l'autre pour la Réfutation. Les vingt-cinq autres chapitres de l'édition de van Duren ne portent, soit pour le Prince, soit pour la Réfutation, que les titres de la traduction d'Amelot de La Houssaye.
On sait avec quel soin Frédéric revoyait tous ceux de ses ouvrages qu'il destinait à l'impression. Dans sa correspondance avec Voltaire, il est souvent question de la peine qu'il se donne pour réfuter le livre de Machiavel. Le 23 mars 1740, l'Auteur écrivait à Voltaire : « Je change actuellement quelques chapitres du Machiavel. » Les détails qui précèdent font voir que douze chapitres ont été retravaillés une fois; le 11e et le 13e l'ont été deux fois, et nous en possédons les trois rédactions; nous n'en connaissons qu'une des onze autres chapitres et de l'Avant-propos. Il suffit du premier coup d'œil pour distinguer les dernières rédactions des premiers essais; ce sont naturellement celles que nous avons choisies pour cette édition; à savoir : les chapitres 1, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 16, du manuscrit des archives royales; les chapitres 3, 11, 12, 13, 14, 15, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, et l'Avant-propos, du manuscrit de M. Friedländer, qui est évidemment le complément de l'autre. Il est naturel que tous ces divers manuscrits se trouvent à Berlin, puisque Frédéric n'en avait envoyé à Voltaire que les copies, faites en partie par son<VIII> ami Keyserlingk, en partie par un de ses secrétaires, nommé Gaillard (Œuvres posthumes, t. IX, p. 89).
M. Benoni Friedländer, qui a bien voulu nous communiquer son manuscrit de la Réfutation, possède aussi Le Prince de Machiavel. Traduction nouvelle. A Amsterdam, chez Henry Desbordes, 1696, c'est-à-dire, l'exemplaire même dont Frédéric s'est servi, et dans lequel il a mis deux notes marginales, que nous avons fait imprimer dans notre ouvrage intitulé Friedrich der Grosse als Schriftsteller, p. 183. Et comme M. Gottlieb Friedländer, fils de M. Benoni Friedländer, dit dans l'introduction de son édition de L'Antimachiavel, p. XXXVII, que son grand-père avait reçu ce précieux manuscrit des mains du libraire Voss, qui lui-même le tenait de M. Moulines, nous sommes bien aise de pouvoir jeter quelque lumière sur le sort des manuscrits de Frédéric le Grand, au moyen d'un document intéressant, la lettre suivante de M. Moulines, datée du 31 janvier 1788, et adressée à M. George-Jacques Decker, imprimeur du Roi et ami de M. Voss :
Monsieur,
Dans un paquet de papiers que M. le conseiller privé de Wöllner m'a remis dernièrement, j'en ai trouvé quelques-uns qui vous feront peut-être plaisir, entre autres, un exemplaire du Prince de Machiavel, avec la Réfutation de la propre main du Roi; une petite comédie, très-bien faite, et quelques lettres, etc., etc. Si vous pouvez passer demain, entre onze heures et midi, chez moi, j'aurai le plaisir de vous remettre ces manuscrits, comme j'ai l'honneur de me dire,
Monsieur,
Votre très-humble et très-obéissant serviteur,
Moulines.
Les éditeurs de 1789 n'ayant pas fait usage du manuscrit original de la Réfutation du Prince de Machiavel, nous nous félicitons d'en pouvoir donner une copie fidèle, au second chapitre près.
A ce volume est joint le fac-simile du commencement de la Réfutation du Prince de Machiavel.
Berlin, le 28 décembre 1847.
J.-D.-E. Preuss,
Historiographe de Brandebourg.
I. CONSIDÉRATIONS SUR L'ÉTAT PRÉSENT DU CORPS POLITIQUE DE L'EUROPE.[Titelblatt]
<2><3>CONSIDÉRATIONS SUR L'ÉTAT PRÉSENT DU CORPS POLITIQUE DE L'EUROPE.
Jamais les affaires publiques n'ont plus mérité l'attention de l'Europe qu'à présent. Après la fin des grandes guerres, la situation des empires change, et leurs vues politiques changent en même temps : de nouveaux projets se font, de nouvelles alliances se traitent, et chacun en particulier prend les arrangements qu'il croit les plus propres à l'exécution de ses desseins ambitieux.
S'il est digne de la curiosité d'un homme raisonnable de pénétrer dans les secrets des cœurs, d'en approfondir les abîmes et de découvrir les effets dans leurs causes, il est nécessaire qu'un prince, pour peu qu'il figure dans l'Europe, ait l'œil sur la conduite des cours, qu'il soit informé des vrais intérêts des royaumes, et que sa prévoyance arrache, pour ainsi dire, à la politique des ministres des cours les desseins que leur sagesse prépare, et que leur dissimulation cache aux yeux du public.
Comme un habile mécanicien ne se contenterait pas de voir l'extérieur d'une montre, qu'il l'ouvrirait, qu'il en examinerait les ressorts et les mobiles, ainsi un habile politique s'applique à connaître les principes permanents des cours, les ressorts de la politique de<4> chaque prince, les sources des événements; il ne donne rien au hasard; son esprit transcendant prévoit l'avenir, et pénètre par l'enchaînement des causes jusque dans les siècles les plus reculés; en un mot, il est de la prudence de tout connaître, pour pouvoir tout juger et tout prévenir.
Vu l'état léthargique de plusieurs princes de l'Europe, j'ai cru qu'il ne serait pas hors de propos de faire un exposé de la situation présente où se trouve ce corps politique, non point que j'aie la présomption de me croire plus éclairé qu'une infinité de ministres dont les vastes connaissances et la longue routine des affaires me paraîtront toujours respectables et infiniment supérieures à mes faibles lumières, mais simplement pour communiquer mes idées au public, et lui faire part de mes pensées. Si mes raisonnements se trouvent justes, on en pourra profiter, et voilà tout ce que je demande; s'ils se trouvent peu conséquents et faux, on n'a qu'à les rejeter : du moins me serai-je amusé en les faisant.
Pour avoir une idée juste de ce qui se passe à présent en Europe, il faudra prendre les choses de plus haut, et remonter jusqu'à la source des affaires.
A la fin de la campagne de l'année 1735, les négociations entre les cours de Vienne et de Versailles prirent leur commencement; les opérations de guerre furent suspendues, et les intérêts des deux cours, au lieu d'être décidés par l'épée, le furent par la plume. Ni l'Espagne ni le roi de Sardaigne n'accédèrent d'abord à cette négociation, et il est à remarquer que ce ne fut qu'après la chute du sieur Chauvelin que l'Espagne y souscrivit.
La guerre s'était faite d'une manière beaucoup moins vive au Rhin qu'on ne la faisait en Italie. L'Empereur avait, pour ainsi dire, extorqué la déclaration de guerre faite par les états de l'Empire, en l'année 1733, à Ratisbonne; l'élection de Pologne, troublée par les troupes campées sur les confins de la Silésie et prêtes à entrer dans<5> ce royaume, avait causé une scission parmi les évêques et les palatins, dont le plus grand nombre embrassait les intérêts de Stanislas. Ces désordres n'intéressaient en aucune manière les provinces d'Allemagne. L'Empereur s'était assez témérairement obligé, par un traité secret avec la Russie et la Saxe, à placer l'électeur Auguste II5-a sur le trône électif de Pologne; les ministres impériaux, n'ayant peut-être pas prévu les suites de cette démarche, et, contre l'avis du prince Eugène, se fondant sur le caractère pacifique du cardinal ministre, avaient engagé trop légèrement leur maître dans une affaire de cette conséquence; l'Empereur s'était mêlé lui seul, avec la Russie, et sans la participation de l'Empire, dans les troubles de la Pologne; c'était à lui seul à s'en tirer.
La France, qui, d'un autre côté, avait travaillé avec toute la prudence possible, depuis la mort du duc régent, à rétablir ses affaires dérangées, y avait si bien réussi, que ses finances étaient dans le plus bel ordre du monde, ses magasins pourvus de toutes les choses nécessaires, et ses troupes dans l'état où elle les pouvait désirer. Avec ces avantages, sa situation se trouvait si heureuse, qu'elle se voyait en passe de profiter de tous les événements.
La mort d'Auguste Ier lui fournissait un prétexte spécieux pour se mêler des affaires de la Pologne, et pour exécuter ou bien pour ébaucher les vastes projets que la politique avait conçus et mûrement digérés. La France ne négligea rien : elle prépara les événements, elle se mit en état d'agir avec succès, elle lia ses alliances tant avec l'Espagne qu'avec la Sardaigne; par des pratiques sourdes elle disposa quelques princes d'Allemagne à une espèce de neutralité; elle endormit les puissances maritimes; après quoi elle publia le manifeste de sa conduite, et attaqua l'Empereur, qui était en quelque façon l'agresseur, vu les troubles qu'il avait fomentés en Pologne, et que ses armées étaient prêtes à soutenir, s'il ne s'était vu lui-même assailli.
<6>L'Empereur, qui se voyait sur le point d'être attaqué de tous côtés, remua toutes ses machines pour entraîner l'Empire à courir la même fortune : tous les plus habiles négociateurs furent employés de la part du ministère de Vienne pour inviter l'Empire à déclarer la guerre à la France. Les vues de l'Empereur étaient, premièrement, de tirer du secours de l'Empire; en second lieu, de diviser les forces de la France, qui, l'ayant déjà attaqué en Italie, n'aurait pas manqué de l'y accabler. Il est bon de remarquer en passant que si l'Empire ne s'était point mêlé de cette guerre, elle aurait été plus tôt terminée. L'Empereur aurait perdu en Italie ce que les alliés ont conquis; mais on n'aurait pu démembrer la Lorraine de l'Empire sans donner lieu à de nouvelles brouilleries, et sans exciter un nouvel embrasement.
La guerre se fit très-nonchalamment en Allemagne, d'un côté, parce que la politique de la cour de Versailles ne voulait point donner d'ombrage aux puissances maritimes, qui se seraient indubitablement déclarées en faveur de l'Empereur, si elles avaient vu ses affaires à l'extrémité; et, d'un autre côté, par une complication de raisons différentes, dont chaque campagne en fournissait de particulières, et qui mettaient l'Empereur hors d'état d'agir vigoureusement sur le Rhin.
En Italie, les Espagnols s'emparaient du royaume de Naples et de la Sicile, tandis que les Français avec les troupes piémontaises s'emparaient du Milanais et de presque toute la Lombardie; et comme c'était une clause du traité des trois couronnes alliées de partager les dépouilles de l'Empereur en Italie, ces puissances se donnaient tous les mouvements imaginables pour mettre en exécution leurs vastes desseins. Mais j'ose assurer que ce qui contribua le plus aux heureux succès des alliés, ce fut le mauvais état dans lequel se trouvaient toutes les provinces de l'Empereur. La raison de la chute des plus grands empires a toujours été la même : elle s'est toujours trouvée dans la faiblesse de la constitution des États. La décadence de l'empire romain<7> trouva son période marqué dans le temps qu'il n'y eut plus d'ordre parmi les troupes, que la discipline fut anéantie, et qu'on négligea les précautions que la prudence dicta pour la sûreté des États. La perte que l'Empereur vient de faire en Italie est fondée sur les mêmes principes : point d'armée pour fermer le passage à l'ennemi, point de magasins ni de troupes suffisantes pour garder les forteresses, point de généraux habiles pour défendre les places. Enfin l'Empereur, au bout de trois campagnes, perdit ce qu'il n'avait acquis que par huit années de guerres consécutives.
On s'imaginerait qu'après tant de défaites ce serait à l'Empereur à solliciter la paix; mais qu'on ne s'y trompe point, et qu'on apprenne à mieux connaître l'esprit pacifique et désintéressé du cardinal ministre. Que ceci soit dit à l'honneur de la France et en témoignage de sa modération : ces vainqueurs chargés de lauriers, et apparemment fatigués de leurs victoires, offrent la paix à l'Empereur, leur ennemi vaincu.
Il est à présumer que M. de Villars aura communiqué son système au cardinal, tel qu'on le trouve dans ses Mémoires, et que le cardinal, ayant adopté les idées de ce grand homme, aura pris pour principe d'établir une union parfaite et stable entre l'Empereur et la France, à l'imitation du triumvirat d'Auguste, d'Antoine et de Lépide. On sait que ce triumvirat s'était cimenté par des proscriptions. Aussi la France, par le premier article des préliminaires, se trouve-t-elle en possession du duché de Lorraine, démembré de l'Empire.
L'Empereur, pour faire la paix, dépouille son gendre de ses États héréditaires. Le sacrifice paraît assez grand pour exiger, par une espèce de réaction, une reconnaissance proportionnée; mais, pour continuer la comparaison, il est à présumer que la France, avec le temps, jouera le rôle d'Auguste. La simple considération de cet événement aurait peu d'utilité, si elle n'était accompagnée de quelques réflexions que le sujet même fournit. D'abord on voit, par rapport aux Français,<8> un système de politique bien lié, uniforme, et qui ne varie jamais. Lorsqu'ils firent la paix d'Utrecht, leur but était de recommencer la guerre, non tout de suite, à cause que leur réputation était perdue, que leurs finances étaient épuisées, et qu'ils n'avaient pas encore amené les événements au point de maturité qu'ils souhaitaient; mais ils n'en avaient pas moins dans l'esprit d'épier le moment où ils pourraient attaquer l'Empereur avec avantage.
Or, il régnait un préjugé dans le monde, qui portait un préjudice infini aux desseins de la France; ce préjugé désavantageux avait pour fondement une ancienne erreur qui, s'étant perpétuée, n'en acquérait que plus de poids : on se disait tout bas à l'oreille que la France aspirait à la monarchie universelle; en quoi cependant on lui faisait grand tort. Cette seule idée avait arrêté tous les magnifiques projets de Louis XIV, et n'avait pas peu contribué à rabaisser sa puissance; il fallait nécessairement déraciner un préjugé si pernicieux, et en effacer jusqu'à la mémoire.
La fortune qui préside au bonheur de la France, ou, pour parler selon le style des prêtres, l'ange gardien qui veille à son agrandissement, contribua à détruire une opinion si préjudiciable aux intérêts de la France.
Louis XIV, dont l'ambition avait si souvent fait trembler l'Europe, après avoir éprouvé sur la fin de son règne les révolutions de la fortune, termina sa glorieuse carrière. L'empire tomba en tutelle, et le gouvernement se ressentit de la faiblesse de son monarque et de tous les malheurs inséparablement attachés aux minorités. Le duc régent, prince éclairé, et qui, avec toutes les qualités qui font les charmes de la société et la fortune des particuliers, n'avait pas assez de cette fermeté absolument nécessaire à ceux auxquels le gouvernement des empires est confié, embrouilla les affaires intérieures du royaume par ces fameuses actions qui ruinèrent presque tous les particuliers, dont l'argent n'entra que dans les caisses du Roi et dans celles de quelques<9> commis de Law. Le duc de Bourbon devint régent du royaume après la mort du duc d'Orléans; mais ce ne fut qu'une régence passagère; le cardinal de Fleury lui fut substitué, et, prenant le timon des affaires, il ne répara pas seulement les finances et les pertes internes du royaume, il fit plus : par son habileté, par la souplesse de son esprit et par les apparences d'une modération extrême, il s'acquit la réputation de ministre juste et pacifique. Pour connaître les profondeurs et la sagesse de sa conduite, il est nécessaire de remarquer que rien n'attire plus la confiance des hommes qu'un caractère généreux et désintéressé : le cardinal soutint si bien ce caractère, que l'Europe, ou plutôt l'univers entier, se persuada qu'il était tel. Les voisins de la France dormaient en paix auprès d'un si bon voisin, et les ministres dont la politique était la plus renommée avaient mis au nombre de leurs principes invariables que, tant que le cardinal vivrait, vu son caractère et son grand âge, on pourrait être tranquille sur les entreprises de la France. C'était là le chef-d'œuvre du cardinal, et en quoi sa politique peut être préférée à celle des Richelieu et des Mazarin. Ce ministre habile, ayant conduit les choses au point où il les désirait, fit éclater tout à coup ses desseins. Le manifeste du Roi Très-Chrétien soutint encore les profondes impressions que le caractère juste du cardinal avait faites sur les esprits; il contenait en substance : « Que ce n'était point par des vues d'intérêt ou d'ambition que le Roi prenait les armes, que Sa Majesté se contentait de posséder un royaume florissant et de régner sur un peuple fidèle, et que ses intentions n'étaient point de reculer les bornes de sa domination. » Cependant les suites ont fait voir que l'amour de la paix uniquement a obligé Sa Majesté d'accepter la Lorraine, et de débarrasser l'Allemagne d'une province qui à la vérité lui avait appartenu depuis un temps immémorial, mais qui lui était à charge, vu sa situation peu convenable et isolée. D'ailleurs, pour établir la paix sur un fondement solide, il fallait nécessairement que la Lorraine fût cédée à la France, parce quelle<10> aurait pu fournir de fréquents sujets de brouilleries, et que, de plus, on devait indemniser la France des frais de la guerre; ce qui, bien considéré, met en évidence que le Roi a entièrement rempli les engagements positifs qu'il avait pris par son manifeste.
Lorsqu'on voudra donner la même attention à la conduite qu'a tenue l'Espagne, on verra que le traité de Vienne,10-1 ou bien le traité de succession, n'était point un ouvrage solide, et que le roi d'Espagne, en renonçant aux États de la succession situés en Italie, n'y renonçait qu'autant qu'il n'était pas en état de les recouvrer.
Je n'avance rien que je ne sois en état de prouver. Le traité de Séville,10-2 si fameux, entre l'Espagne et l'Angleterre, découvre assez les<11> intentions de l'Espagne, et suffit pour mettre en évidence que toutes les conquêtes d'Italie ne sont qu'une suite des principes invariables que cette couronne regarde comme la base de sa politique.
Qu'on ne s'imagine point que ce traité de Séville soit ici tiré par les cheveux; il ne faut que quelques considérations pour y faire entrevoir comme à travers une gaze les intentions de l'Espagne.
La politique d'envahir a établi pour principe que le premier pas pour la conquête d'un pays est d'y avoir pied, et c'est ce qu'il y a de plus difficile; le reste se décide par le sort des armes et par le droit du plus fort.
Sous quel prétexte l'Espagne aurait-elle pu introduire des troupes en Italie, si le traité de Séville ne lui avait donné cette facilité? Comment aurait-elle pu, sans troupes, penser à la conquête du Milanais, du Mantouan, du royaume de Naples, de la Sicile? Il fallait donc avoir un pied dans le pays; il fallait y avoir des troupes, pour les augmenter selon l'occurrence; il fallait avoir des places pour former des magasins; et c'était à quoi le traité de Séville était indispensablement nécessaire. L'Espagne avait donc bien pensé à ses intérêts en le faisant, et on a pu voir que ses desseins n'étaient pas si bornés qu'on<12> aurait cru peut-être; j'ai donc eu raison, en parlant de la conduite de l'Espagne, de ne point passer sous silence le traité de Séville.
Il me reste à présent à développer la conduite de la cour impériale. On aura dû remarquer en elle beaucoup de confiance en ses forces dans l'affaire de Pologne, quoique à la vérité elle ait voulu faire semblant de ne s'en point mêler.12-3 On aura pu remarquer de même cette hauteur insupportable avec laquelle elle affecta de traiter non seulement ses inférieurs, mais aussi ses égaux. On aura pu découvrir facilement que sa politique a pour but d'établir le despotisme et la souveraineté de la maison d'Autriche dans l'Empire; ce qui n'est pas si facile, vu la puissance de beaucoup d'électeurs, qu on ne saurait abaisser aisément. Cependant, imbue de préjugés superstitieux, et encouragée par une orgueilleuse témérité, la maison d'Autriche a toujours voulu accoutumer à son joug les souverains d'Allemagne; le ministère travaille sur ce plan, qui est transmis aux successeurs de l'Empire, et ces princes aussi ignorants que superstitieux se bercent vainement d'une chimère ambitieuse que l'injustice de la chose devrait leur faire détester.
Nous n'avons pas besoin de remonter jusqu'aux temps de l'empereur Ferdinand Ier et Ferdinand II pour trouver des témoignages de l'ambition démesurée de cette cour : quatre événements arrivés de nos jours nous en feront un beau commentaire.
On remarquera, premièrement, que l'Empereur, à l'insu de l'Empire, avait fait une alliance avec l'impératrice de Russie, pour mettre Auguste II sur le trône de Pologne. Il fallait donc que la guerre à laquelle cette alliance donna lieu fût vidée par l'Empereur, et non par l'Empire, qui ne participait en rien aux démarches de l'Empereur.<13> Cependant on a vu que, par ces intrigues, la cour de Vienne a trouvé moyen de mêler l'Empire dans la guerre, qui n'impliquait directement que l'empereur de Russie; en quoi l'Empereur a donné manifestement atteinte à l'article IV13-4 de sa capitulation.
L'Empereur a péché, secondement, contre l'article VI13-5 de sa capitulation, en ce que, contre les lois fondamentales de l'Empire, il a appelé le secours des puissances étrangères en Allemagne, l'impératrice de Russie lui ayant envoyé un corps de dix mille hommes au Rhin.
On verra, en troisième lieu, que le traité entamé avec la France, et dont les préliminaires ont été signés sans la confirmation de l'Empire, porte une atteinte et un préjudice à l'article VI13-6 de la capitulation impériale.
L'Empereur a fait, en quatrième lieu, une infraction contre l'article X13-7 de sa capitulation, en ce qu'il a aliéné le duché de Lorraine,<14> qui, étant un fief de l'Empire, ne saurait, selon les constitutions fondamentales de l'Empire, être séparé ou retranché du corps germanique sans le consentement formel de la diète et des états.
On pourrait encore reprocher à l'Empereur la guerre qu'il a déclarée aux Turcs, et les subsides qu'il a exigés de l'Empire au sujet de cette guerre; mais cela m'engagerait dans de trop grands détails, et j'ai encore quelques réflexions plus importantes à faire.
Nous avons jugé à présent des causes par leurs événements; il nous reste encore à juger des événements que nous avons à attendre par les causes que nous pouvons pénétrer.
Il ne s'agit pas simplement d'approfondir les secrets de la politique et de porter un regard profane jusque dans le sanctuaire des ministres; il faut encore observer les voies différentes que suivent les ministres pour parvenir à leurs fins. Rien ne fait mieux connaître le caractère des cours que de remarquer les façons différentes dont leur politique agit sur les mêmes sujets; leurs passions, leurs finesses, leurs ruses, leurs vices et leurs bonnes qualités, tout s'y découvre.
Pour bien juger des ministres de l'Empereur et de ceux de France, mettons leur conduite en parallèle, et voyons comment, dans les affaires de la Pologne, ils ont tenu des routes différentes; nous y verrons une expression de mœurs qui n'est pas de peu d'utilité pour les grands hommes qui savent en faire usage.
L'Empereur, selon l'alliance qu'il avait faite avec la Russie, devait placer la couronne de Pologne sur la tète d'Auguste, électeur de Saxe : il n'imagina point de meilleur moyen d'y réussir que les voies de fait. Ses armées se tinrent aux confins de la Pologne, tandis que les troupes<15> russiennes firent une invasion sur les terres de la République, et s'approchèrent à peu de distance de Varsosie. Ainsi à Vienne on ne connaissait que la violence qui pût ouvrir à Auguste les barrières du trône des Sarmates.
Le ministère français, plus humain, mais plus rusé, pensa d'une manière différente : il n'employa que la force d'un métal séducteur pour élever Stanislas à la dignité suprême. Le ministre de l'Empereur à Varsovie éclatait en menaces, celui de France n'employait que les paroles flatteuses et les caresses; l'un voulait intimider les esprits, l'autre voulait les gagner par sa douceur. L'un, comme un lion furieux, tombait sur sa proie; l'autre, comme une sirène, charmait par sa voix tous ceux qui l'approchaient. Enfin les Français, par leurs artifices et leurs intrigues, se rendirent maîtres des cœurs, tandis que les Impériaux effrayèrent les poltrons. Mais comme en Pologne le nombre de ceux qui craignent excède infiniment le nombre de ceux qui sont au-dessus de la crainte, il n'est pas étonnant que Stanislas ne se soit point soutenu sur le trône.
Toutefois ne nous méfions pas tant de ceux qui n'exécutent leurs projets que par les moyens que leur hauteur et qu'un esprit altier leur dicte : ils se desservent eux-mêmes, en ce qu'ils se rendent odieux; leur violence est un antidote qui guérit du venin que leurs desseins ambitieux pourraient communiquer. Mais défions-nous plutôt de ceux qui, par de sourdes pratiques, par des manières flatteuses, par une douceur simulée, veulent nous entraîner dans l'esclavage : ils nous jettent un hameçon dont le fer est caché sous une amorce séduisante, mais qui nous trompe, en nous privant de la liberté, lorsque notre prudence s'y laisse surprendre.
Comme il est certain que tout doit avoir une raison de son existence, et qu'on trouve la cause des événements dans d'autres événements qui leur sont antérieurs, il faut aussi que tout fait politique soit la suite d'un fait politique qui l'a précédé, et qui a, pour ainsi<16> dire, préparé sa naissance. Appliquons-nous selon ce système à découvrir dans les événements récents, et dans les vastes projets des cours de Vienne et de Versailles, ce que l'union étroite des deux plus puissants princes de l'Europe semble nous préparer.
Il est évident que les vues de la cour impériale tendent à rendre l'Empire héréditaire dans la maison d'Autriche. C'est à cette fin qu'elle a fait la pragmatique sanction, qu'elle a sollicité tous les princes d'Allemagne, qu'elle a inséré un article dans la pacification, et qu'elle a fait une infinité de traités particuliers; tant il est vrai que la maison d'Autriche souhaiterait d'ôter avec le temps à l'Empire le droit d'élection, de cimenter la puissance arbitraire dans sa race, et de changer en monarchique le gouvernement démocratique qui de temps immémorial a été celui de l'Allemagne. Comme le système du ministère impérial est assez simple, il n'est point difficile de l'exposer au jour; mais celui de la cour de Versailles est plus composé, et il exigera de nous plus d'étendue et plus de détail.
Le principe permanent des princes est de s'agrandir autant que leur pouvoir le leur permet; et quoique cet agrandissement soit sujet à des modifications différentes et variées à l'infini, ou selon la situation des États, ou selon la force des voisins, ou selon que les conjonctures sont heureuses, le principe n'en est pas moins invariable, et les princes ne s'en départent jamais; il y va de leur prétendue gloire; en un mot, il faut qu'ils s'agrandissent.
La France est bornée à l'occident par les monts Pyrénées, qui la séparent de l'Espagne, et qui forment une espèce de barrière que la nature même a posée. L'Océan sert de bornes au côté septentrional de la France, la mer Méditerranée et les Alpes au midi; mais du côté de l'orient elle n'a d'autres limites que celles de sa modération et de sa justice. L'Alsace et la Lorraine, démembrées de l'Empire, ont reculé les bornes de la domination de la France jusqu'au Rhin. Il serait à souhaiter que le Rhin pût continuer à faire la lisière de leur monarchie.<17> Pour cet effet, il se trouve un petit duché de Luxembourg à envahir, un petit électorat de Trèves à acquérir par quelque traité, un duché de Liége par droit de bienséance; les places de la Barrière, la Flandre et quelques bagatelles semblables devraient être nécessairement comprises dans cette réunion; et il ne faudra à la France que le ministère de quelque homme modéré et doux qui, prêtant, s'il m'est permis de m'exprimer ainsi, son caractère à la politique de sa cour, et qui, rejetant toutes les ruses et tous les détours de ses artifices sur le compte des ministres subalternes, conduise, à l'abri de dehors respectables, ses desseins à une heureuse issue.
La France ne se précipite en rien. Constamment attachée à son plan, elle attend tout des conjonctures : il faut, pour ainsi dire, que les conquêtes viennent s'offrir à elle naturellement; elle cache tout ce qu'il y a d'étudié dans ses desseins, et il semble, à n'en juger que par les apparences, que la fortune la favorise avec un soin tout particulier. Ne nous y trompons point : la fortune, le hasard, sont des mots qui ne signifient rien de réel. La véritable fortune de la France, c'est la pénétration, la prévoyance de ses ministres, et les bonnes mesures qu'ils prennent. Voyez avec quel soin le cardinal se charge de la médiation entre l'Empereur et le Turc. L'Empereur, en reconnaissance de ce service, ne peut faire moins que de céder à Louis XV ses droits sur le Luxembourg. Ce duché, selon toutes les apparences, doit être une des premières acquisitions qui suivront la Lorraine : car, comme la France a eu des égards en toute chose pour les arrangements que l'Empereur a cru devoir prendre, il semble que la justice exige de semblables égards du côté de l'Empereur pour les arrangements de la France : ce n'est qu'un flux et reflux de reconnaissance, que la politique de ces princes sait rendre utile à leur grandeur.
Quant aux autres pays que la France pourrait conquérir, il est de sa prudence de ne point trop se hâter, afin de s'affermir dans ses<18> anciennes conquêtes et de ne point effaroucher ses voisins : un trop grand fracas de succès pourrait réveiller les puissances maritimes, qui dorment à présent dans les bras de la sécurité et au sein de l'indolence.
J'entrevois encore, dans ce qui peut entrer dans le système de la France, des projets plus grands et plus vastes que ceux dont j'ai parlé; et le moment que la Providence a marqué pour l'exécution de ces grands desseins semble être celui du décès de Sa Majesté Impériale. Quel temps plus propre pour donner des lois à l'Europe? Quelles conjonctures plus heureuses pour pouvoir tout oser?
Tous les électeurs se trouvent à présent désunis par les intérêts qui les partagent : les uns, cherchant des avantages particuliers, se jetteront dans les bras de la France, et sacrifieront l'intérêt commun; d'autres disputeront entre eux à qui aura l'Empire; d'autres se déchireront pour la succession de l'Empereur; d'autres, enflés par les espérances que leur donnent de grandes alliances, porteront partout le flambeau de la guerre, le trouble et la confusion; et ceux qui pourraient s'opposer à la force majeure de l'ennemi commun n'entreprendront rien, et abandonneront leur destinée au hasard.
De plus, par le dernier traité de pacification, la France s'engage à la garantie de la pragmatique sanction; cela l'oblige à se mêler indispensablement des affaires d'Allemagne après la mort de l'Empereur; et ce qui en cette occasion rendra les démarches de la France beaucoup plus dangereuses que dans d'autres, c'est qu'elles auront une apparence plausible de justice, et que leurs violences même auront un dehors d'équité.
Remarquons encore avec quel soin la France écarte les puissances maritimes de cette garantie. Croit-on que ce soit sans dessein qu'on les éloigne des affaires? Pourrait-on s'imaginer que quelque pensée<19> frivole d'orgueil y aurait donné lieu? et serait-il possible de se figurer qu'un ministre qui a donné jusque dans ses moindres démarches des marques d'une prudence consommée, qu'un pareil ministre, dis-je, ait des vues si peu étendues? Rendons justice à la politique française : elle n'est jamais si bornée qu'on pourrait le croire.
Il serait possible qu'on fût bien aise de procurer du repos aux ministres anglais, qui sont assez occupés par les brouilleries intestines du royaume; et, avec cela, on est bien aise de ne point mêler les puissances maritimes dans les traités secrets des deux cours contractantes, afin que, les cas de la succession venant à exister, ces puissances n'aient aucun prétexte quelconque de se mêler des troubles de l'Allemagne.
On pousse les précautions plus loin encore. On paye des subsides aux cours de Suède et de Danemark, ou pour les contenir simplement, ou pour qu'elles soient en état de s'opposer à ceux qui voudront prendre des mesures contraires aux intentions et aux arrangements de la cour de France.
Autant la politique de la cour de France est excellente, autant faut-il avouer aussi qu'elle est favorisée par un concours de certaines circonstances. Tous les princes dont la grandeur et la puissance pouvaient lui donner de l'ombrage se trouvent désunis. Il ne reste à la France qu'à ne point laisser éteindre le feu de la discorde, et à l'attiser plutôt. Et en quoi la France a un avantage infiniment plus grand encore, c'est qu'elle n'a presque personne en tête dont la profondeur d'esprit, la hardiesse et l'habileté puissent lui être dangereuses; à cet égard elle acquiert moins de gloire que n'en acquirent les Henri IV et les Louis XIV.
Que dirait Richelieu, que dirait Mazarin, s'ils ressuscitaient de nos jours? Ils seraient fort étonnés de ne plus trouver de Philippe III et IV en Espagne, plus de Cromwell et de roi Guillaume en Angle<20>terre, plus de prince d'Orange en Hollande, plus d'empereur Ferdinand en Allemagne et presque plus de vrais Allemands dans le saint-empire, plus d'Innocent XI à Rome, plus de Tilly, plus de Montécuculi, de Marlborough, d'Eugène à la tête des armées ennemies; de voir enfin un abâtardissement si général parmi tous ceux à qui est confiée la destinée des hommes dans la paix et à la guerre, qu'ils ne s'étonneraient point qu'on pût vaincre et tromper les successeurs de ces grands hommes. Autrefois les Français étaient obligés de combattre contre toute l'Europe liguée et conjurée contre eux, et c'était à leur valeur seule qu'ils devaient leurs conquêtes; à présent ils doivent leurs plus beaux succès à leurs négociations, et c'est moins à leur force qu'à la faiblesse de leurs ennemis qu'on peut attribuer le cours triomphant de leurs prospérités. Il n'y a pas de meilleur moyen de se faire une idée juste et exacte des choses qui arrivent dans le monde, que d'en juger par comparaison, de choisir dans l'histoire des exemples, d'en faire le parallèle avec les faits qui arrivent de nos jours, et d'en remarquer les rapports et les ressemblances. Rien de plus digne de la raison humaine, de plus instructif et de plus capable d'augmenter nos lumières.
L'esprit des hommes est le même dans tous les pays et dans tous les siècles : ils ont à peu près les mêmes passions; leurs inclinations ne diffèrent presque en rien; ils sont quelquefois plus furieux, quelquefois moins, selon qu'un malheureux démon d'ambition et d'injustice leur communique son souffle infecté et contagieux. Certaines époques se sont distinguées, parce que les passions des hommes y ont été plus agitées, et souvent récompensées. Telle est celle des conquêtes de Cyrus parmi les Perses, la bataille de Salamine et de Platée parmi les Grecs, le règne de Philippe et d'Alexandre le Grand chez les Macédoniens, les guerres civiles de Sylla, les triumvirats, le règne d'Auguste et des premiers Césars chez les Romains. En un mot, l'amour<21> des arts et la fureur de la guerre ont parcouru tout le monde, et ont toujours produit les mêmes effets dans tous les endroits où ils ont établi leur domicile. La raison en est simple. L'esprit de l'homme, et les passions qui le gouvernent, sont toujours les mêmes; il faut donc nécessairement qu'il en résulte toujours les mêmes effets. Tout ce que je viens de dire des arts et de la guerre se trouve encore plus vrai à l'égard de la politique des grandes monarchies : elle a toujours été la même; leur principe fondamental a constamment été d'envahir tout pour s'agrandir sans cesse, et leur sagesse a consisté à prévenir les artifices de leurs ennemis et à jouer au plus fin.
Examinons à présent les procédés de Philippe de Macédoine envers les Grecs, et voyons si nous n'y trouverons pas quelques traits de la politique française; parcourons ensuite quelques événements de l'histoire romaine, et le lecteur verra s'il ne s'y trouve point, je ne dis pas une ressemblance, mais une conformité entière avec les événements qui sont arrivés récemment en Europe, et avec ceux dont nous avons fait entrevoir l'aurore. La république des Grecs ne se soutenait que par l'étroite union qui liait les différentes petites républiques ensemble; les villes de Sparte et d'Athènes se distinguaient cependant de toutes les autres; c'étaient elles qui donnaient le branle aux délibérations et aux grandes choses qui s'exécutaient, et les petites républiques n'étaient que dépendantes de celles-là. Si Philippe avait attaqué cette ligue entière, il aurait trouvé des ennemis redoutables, qui non seulement lui auraient résisté, mais qui même auraient pu faire de ses propres États le théâtre de la guerre. Que fit la politique de ce prince pour vaincre cette république? Elle sema la dissension et la jalousie parmi ces petites villes alliées, elle cimenta leur désunion, elle corrompit les orateurs, elle prit le parti des plus faibles pour les soutenir contre les plus puissants, et, ceux-ci abattus, les autres furent bientôt à sa discrétion.
<22>Que fait la politique de la France pour parvenir à la monarchie universelle? Ne voyez-vous pas avec quelle finesse elle sème la division parmi les princes de l'Empire, son adresse à gagner l'amitié des souverains dont elle a le plus de besoin, comme elle sait artifieusement soutenir les intérêts des petits princes contre les plus puissants? Admirez le tour qu'elle a pris pour saper le pouvoir des puissances maritimes, son habileté à les intimider à propos, sa souplesse à les amuser de bagatelles tandis qu'elle frappe les grands coups. Qu'on voie en même temps la plupart des princes de l'Europe aussi insensés que les Grecs, qui, plongés dans une sécurité léthargique, négligèrent de se réunir avec leurs voisins pour prévenir un malheur certain et leur ruine infaillible.
Jetez encore un moment les yeux sur l'artifice des Français, qui amusent les puissances du Nord par des subsides, afin de laisser ceux qu'ils n'ont point gagnés comme abandonnés à leurs propres ressources, et jugez si ce ne sont pas les suites d'une politique semblable à celle de Philippe de Macédoine. Qu'on me permette de pousser cette comparaison plus loin. On verra que l'histoire de Philippe fournit plus d'un événement conforme à ceux de nos jours et digne de la politique de Versailles.
Ce roi de Macédoine avait déjà gagné les Thébains, les Olynthiens et les Messéniens; il réduisit ensuite les Athéniens, affaiblis et peu en état de lui résister, à lui céder les villes d'Amphipolis et de Potidée, qui lui servirent de barrières. Ayant aussi la Phocide et les Thermopyles, il tenait comme la clef de la Grèce, et il lui était facile de l'attaquer toutes les fois qu'il le jugeait convenable à ses intérêts.
L'histoire de France nous fournit un exemple qu'il n'est pas possible de lire sans se souvenir du trait de l'histoire ancienne que je viens de citer. On comprend bien que c'est de l'acquisition de l'Alsace<23> et de Strasbourg que je veux parler. Ces États aliénés de l'Allemagne en étaient autrefois comme les Thermopyles, ou comme le boulevard, et la Lorraine, qui vient d'être envahie récemment, répond à la Phocide par rapport à sa situation. Une manière d'envahir si ressemblante à celle du roi Philippe découvre, ce me semble, assez clairement une conformité de dessein parfaite. Philippe ne s'en tint pas aux Thermopyles, il passa outre. Je me rappelle, à cette occasion, ce qu'un sage disait à un roi d'Épire, en voyant les préparatifs immenses qu'on faisait pour la guerre. « Pourquoi, demandait-il à ce prince, amassez-vous toutes ces armes et ce bagage? - Pour conquérir l'Italie, répondit Pyrrhus. - Mais l'Italie conquise, seigneur, où allons-nous? - Alors, cher Cinéas, nous nous rendons maîtres de la Sicile; de là, il ne faut qu'un bon vent, et Carthage tombe entre nos mains; nous traverserons ensuite les déserts de la Libye; l'Arabie et l'Égypte ne pourront nous résister; la Perse et la Grèce seront également assujetties. »23-a Ce prince n'avait pas de moindre projet que d'établir sa domination sur tout l'univers; son langage était celui de l'ambition, et l'ambition pense et agit toujours de même : je n'en dis pas davantage.
Quant aux Grecs, ils n'envisageaient que d'une manière superficielle les progrès de Philippe, et ils s'imaginaient follement que la mort de ce prince les débarrasserait d'un ennemi dangereux duquel ils avaient tout à craindre. C'est précisément le langage qu'on tient à présent en Europe : on se flatte que la mort de l'habile politique français mettra fin à la politique française, qu'un autre ministre lui succédant, il n'aura pas les mêmes vues, les mêmes desseins. Enfin on s'amuse de petites espérances, qui sont ordinairement les consolations des âmes faibles et des petits génies. Qu'on me permette de rappeler ici le reproche que Démosthène faisait à ses Athéniens dans sa<24> première Philippique. Voici ses paroles : « Philippe est mort, dira l'un. Non, répondra l'autre, mais il est malade .... Eh! qu'il meure ou qu'il vive, que vous importe? Quand vous ne l'aurez plus, bientôt, Athéniens, vous vous serez fait un autre Philippe, si vous ne changez pas de conduite; car il est devenu ce qu'il est, non pas tant par ses propres forces que par votre négligence. »
Il me reste encore quelques réflexions à faire sur les points où la conduite des Romains répond parfaitement à celle de nos Romains modernes, je veux dire les Français. Que l'on considère l'attention extrême que les Romains avaient à se mêler de toutes les affaires du monde; ils affectaient même de décider toutes les querelles des princes. Rome était le tribunal de l'univers, et les rois et les princes avaient reconnu, je ne sais comment, la souveraineté de ce tribunal; ils remettaient le jugement de leur cause au peuple romain, de tous les peuples le plus puissant et le plus fier. Le sénat, accoutumé à juger en dernier ressort de la fortune des princes, s'érigeait en arbitre souverain de tous leurs différends. C'est par ce moyen qu'ils se rendirent les maîtres de la Grèce, qu'ils acquirent l'héritage d'Eumène, roi de Pergame, et ce fut encore par cette voie que l'Égypte fut réduite au nombre des provinces romaines.
On va voir que la France en a fait tout autant. Mais ce que les Romains n'ont jamais fait, Louis XIV l'a osé : il a érigé un tribunal de réunion qui, sous prétexte de la recherche d'anciennes dépendances, réduisait des provinces entières sous le joug de son obéissance.
Il est temps à présent de parler de la succession de Charles II, dernier roi d'Espagne, et du testament substitué ou tronqué par lequel le sang français a empiété sur les droits de celui d'Espagne; des intrigues par lesquelles la France a voulu relever le parti du prétendant en Angleterre, et faire ce prince roi de la Grande-Bretagne; et, pour<25> alléguer des exemples plus récents, qu'on fasse attention à l'envoi de Don Carlos en Italie, aux menées de la France dans les troubles de la Pologne. Je pourrais citer encore le droit d'arbitrage que la France s'arroge dans les contestations de Juliers et de Berg entre le roi de Prusse et le palatin de Sulzbach : cette affaire ne devrait proprement toucher que l'Empire, si, par la paix de Westphalie, le Roi Très-Chrétien n'avait trouvé moyen de s'en mêler. On pourra voir ci-dessous tout ce qui en est dit dans ce traité.25-8 Il n'y a pas jusqu'aux démêlés de la ville de Genève dont la France ne se soit mêlée; soit par corruption, ou par d'autres voies, les Genevois se sont jetés entre ses bras. La guerre que l'Empereur fait en Hongrie ne se terminera pas non plus sans qu'il y soit parlé de la France; et les Corses apprendront dans peu, de ces mêmes Français, quel doit être leur sort. Enfin, a-t-on des différends, la France les décide. Veut-on faire la guerre, la France est de la partie. S'agit-il de régler les articles de la paix, la France donne la loi et s'érige en arbitre souverain de l'univers.
Voilà les faits que j'ai cru pouvoir mettre en parallèle avec ceux que j'ai choisis dans l'histoire romaine; je les rapporte impartialement, et sans qu'aucune autre raison me détermine que l'amour de la vérité.
Je n'ajouterai à tout ceci qu'une seule remarque; elle roulera sur une conformité de génie entre les négociateurs des Romains et les Français. Lorsque la France est parvenue à son but, et qu'elle n'a plus besoin de certains ménagements, on remarquera dans ses négociateurs une fierté et une arrogance extrême; souples lorsqu'ils recherchent l'assistance des princes, et d'une hauteur insupportable lorsque l'intérêt ne requiert plus les secours de ces mêmes princes. Il est néces<26>saire de se rappeler l'ambassade que les Romains envoyèrent à Antiochus, roi de Syrie, pour le détourner d'attaquer Ptolémée et Cléopâtre, qui, en qualité de rois d'Égypte, étaient alliés du peuple romain. Popilius, simple citoyen romain, fut chargé de cette commission; il demanda à Antiochus en termes assez fiers une réponse catégorique sur ce qu'il lui avait proposé. Ce roi, se trouvant à la tête d'une armée, et prêt à fondre sur l'Égypte, étonné d'une pareille proposition, balança de répondre; Popilius, avec une baguette qu'il tenait entre ses mains, trace un cercle autour du Roi, et lui ordonne de répondre avant d'en sortir. Qu'on remarque la hauteur et la manière absolue dont l'ambassadeur de France s'y est pris dans les affaires de Genève. Qu'on jette les yeux sur le mémoire26-9 que M. de Fénelon a présenté aux états généraux à la Haye, touchant la succession de Juliers; qu'on se rappelle les disputes puériles26-10 entre cet ambassadeur et celui d'Angleterre sur une préséance aussi singulière que nouvelle, et on pourra découvrir, à tant de traits ressemblants, des desseins aussi ambitieux chez ces modernes que chez les anciens, des vues aussi étendues chez les uns que chez les autres, enfin un rapport exact entre la conduite de la France et celle de Philippe, roi de Macédoine, ainsi qu'entre la France et la république romaine.
Il est facile de remarquer, par ce qu'on vient de voir, que le corps politique de l'Europe est dans une situation violente : il est comme hors de son équilibre, et dans un état où il ne peut rester longtemps sans risquer beaucoup. Il en est comme du corps humain, qui ne subsiste que par le mélange de quantités égales d'acides et d'alcalis;<27> dès qu'une de ces deux matières prédomine, le corps s'en ressent, et la santé en est considérablement altérée. Et si cette matière augmente encore, elle peut causer la destruction totale de la machine. Ainsi, dès que la politique et la prudence des princes de l'Europe perd de vue le maintien d'une juste balance entre les puissances dominantes, la constitution de tout ce corps politique s'en ressent : la violence se trouve d'un côté, la faiblesse de l'autre; chez l'un, le désir de tout envahir, chez l'autre, l'impossibilité de l'empêcher; le plus puissant impose des lois, le plus faible est dans la nécessité d'y souscrire; enfin tout concourt à augmenter le désordre et la confusion; le plus fort, comme un torrent impétueux, se déborde, entraîne tout, et expose ce malheureux corps aux révolutions les plus funestes.
Ce sont là, en peu de mots, les considérations que m'a fournies l'état présent de l'Europe. Si quelque puissance trouve que je me suis expliqué avec trop de liberté, elle doit savoir que le fruit conserve toujours un goût de terroir, et que, né dans un pays libre, il m'est permis de m'énoncer avec une noble hardiesse et avec une sincérité incapable de feindre, que la plupart des hommes ne connaissent point, et qui paraîtra peut-être criminelle à ceux qui, nés dans la servitude, ont été élevés dans l'esclavage.
Après avoir repassé la conduite des politiques de l'Europe, après avoir développé le système des cours selon l'étendue de mes lumières, et fait voir les dangereuses suites de l'ambition de quelques princes, j'ose pousser la sonde plus avant dans la plaie de ce corps politique; je poursuivrai le mal jusque dans ses racines, et je m'efforcerai d'en découvrir les causes les plus cachées. Si mes réflexions ont le bonheur de parvenir aux oreilles de quelques princes, ils y trouveront des vérités qu'ils n'auraient jamais apprises par la bouche de leurs courtisans et de leurs flatteurs; peut-être seront-ils même étonnés de voir ces vérités se placer auprès d'eux sur le trône. Qu'ils apprennent<28> donc que leurs faux principes sont la source la plus empoisonnée des malheurs de l'Europe. Voici l'erreur de la plupart des princes. Ils croient que Dieu a créé exprès, et par une attention toute particulière pour leur grandeur, leur félicité et leur orgueil, cette multitude d'hommes dont le salut leur est commis, et que leurs sujets ne sont destinés qu'à être les instruments et les ministres de leurs passions déréglées. Dès que le principe dont on part est faux, les conséquences ne peuvent être que vicieuses à l'infini; et de là cet amour déréglé pour la fausse gloire, de là ce désir ardent de tout envahir, de là la dureté des impôts dont le peuple est chargé, de là la paresse des princes, leur orgueil, leur injustice, leur inhumanité, leur tyrannie, et tous ces vices qui dégradent la nature humaine. Si les princes se défaisaient de ces idées erronées, et qu'ils voulussent remonter jusqu'au but de leur institution, ils verraient que ce rang dont ils sont si jaloux, que leur élévation n'est que l'ouvrage des peuples; que ces milliers d'hommes qui leur sont commis ne se sont point faits esclaves d'un seul homme afin de le rendre plus formidable et plus puissant; qu'ils ne se sont point soumis à un citoyen pour être les martyrs de ses caprices et les jouets de ses fantaisies : mais qu'ils ont choisi celui d'entre eux qu'ils ont cru le plus juste pour les gouverner, le meilleur pour leur servir de père, le plus humain pour compatir à leurs infortunes et les soulager, le plus vaillant pour les défendre contre leurs ennemis, le plus sage afin de ne les point engager mal à propos dans des guerres destructives et ruineuses, enfin l'homme le plus propre à représenter le corps de l'État, et en qui la souveraine puissance pût servir d'appui aux lois et à la justice, et non de moyen pour commettre impunément les crimes et pour exercer la tyrannie. Ce principe ainsi établi, les princes éviteraient constamment les deux écueils qui de tout temps ont causé la ruine des empires et bouleversé le monde, savoir, l'ambition démesurée et la lâche négligence<29> des affaires. Au lieu de projeter sans cesse des conquêtes, ces dieux de la terre ne travailleraient qu'à assurer le bonheur de leur peuple; ils emploieraient toute leur application à soulager les misérables et à rendre leur domination douce et salutaire; il faudrait que leurs bienfaits fissent désirer d'être né leur sujet; qu'il régnât une généreuse émulation entre eux à qui surpasserait les autres en bonté et en clémence; qu'ils sentissent que la vraie gloire des princes ne consiste point à opprimer leurs voisins, point à augmenter le nombre de leurs esclaves, mais à remplir les devoirs de leurs charges, et à répondre en tout à l'intention de ceux qui les ont revêtus de leur pouvoir et de qui ils tiennent la grandeur suprême.
Ces monarques devraient songer que l'ambition et la vaine gloire sont des vices qu'on punit grièvement chez les particuliers, et qu'on abhorre toujours dans un prince.
D'un autre côté, les princes, ayant sans cesse leur devoir devant les yeux, ne négligeraient point leurs affaires comme des occupations indignes de leur grandeur; ils ne commettraient point aveuglément le salut de leur peuple aux soins d'un ministre, qui peut être suborné, qui peut manquer de talents, et qui presque toujours est moins intéressé que le maître au bien public. Les princes veilleraient eux-mêmes sur les démarches de leurs voisins; ils auraient une attention extrême à pénétrer leurs projets et à prévenir leurs entreprises; ils se précautionneraient par de bonnes alliances contre la politique de ces esprits remuants qui ne cessent d'envahir, et qui, semblables au cancer, rongent et consument tout ce qu'ils touchent. La prudence resserrerait les liens d'amitié et les alliances que formeraient de pareils princes; la sagesse serait leur conseil et ferait avorter les desseins de leurs ennemis; ils préféreraient un travail assidu, et qui aurait toujours pour but l'utilité publique, à la vie fainéante et voluptueuse des cours.
<30>En un mot, c'est un opprobre et une ignominie de perdre ses États; et c'est une injustice et une rapacité criminelle de conquérir ceux sur lesquels on n'a aucun droit légitime.
<31>MÉMOIRE DE M. LE MARQUIS DE FÉNELON, AMBASSADEUR DU ROI DE FRANCE.31-a
RÉPONSE DE SA MAJESTÉ TRÈS-CHRÉTIENNE.
Leurs Hautes Puissances doivent être persuadées, par l'empressement que Sa Majesté a toujours eu de leur marquer l'amitié la plus sincère, combien elle a leurs intérêts à cœur, et combien elle désire de contribuer avec elles aux mesures et aux arrangements propres à assurer le repos de l'Europe et à prévenir tout ce qui pourrait y rallumer le feu de la guerre.
Le principe convenu entre Sa Majesté et l'Empereur, et dont elle ne se peut départir, de n'admettre, en ce qui reste à traiter pour perfectionner l'ouvrage de la paix, que les matières qui regardent immédiatement les parties belligérantes, n'empêche pas que Sa Majesté ne soit également portée et empressée, tant à chercher les moyens d'empêcher les voies de fait, qu'à travailler, avec les puissances qui s'intéressent pour la tranquillité publique, à procurer un accommode<32>ment juste et équitable, pour prévenir les différends qui pourraient avoir des suites fâcheuses.
Le concours d'intention de tant de puissances respectables ne peut manquer de lever bien des obstacles auxquels un accommodement de la nature de celui dont il s'agit pourrait être sujet; et l'on est persuadé que rien ne peut plus concourir à avancer cet objet que de ne le point confondre avec d'autres qui lui seraient étrangers.
Sa Majesté déclare donc, ainsi que l'Empereur le déclare lui-même, qu'elle est prête à concourir dès à présent, avec les états généraux et les autres puissances qui s'intéressent au repos de l'Europe, pour faire conclure, s'il est possible, un accommodement amiable, et prévenir toutes les voies de fait, de même que tout ce qui pourrait occasionner des troubles et des contestations au sujet de l'affaire de Berg et Juliers.
Remis par nous soussigné, ambassadeur de Sa Majesté, le 3 janvier 1737.
Était signé :
Le marquis de Fénelon.
<33>II. DISSERTATION SUR L'INNOCENCE DES ERREURS DE L'ESPRIT.[Titelblatt]
<34><35>DISSERTATION SUR L'INNOCENCE DES ERREURS DE L'ESPRIT.
Monsieur, je me crois obligé de vous rendre raison de mon loisir et de l'usage que je fais de mon temps. Vous connaissez le goût que j'ai pour la philosophie; c'est une passion chez moi, elle accompagne fidèlement tous mes pas. Quelques amis qui connaissent en moi ce goût dominant, soit pour s'y accommoder, soit qu'ils y trouvent plaisir eux-mêmes, m'entretiennent souvent sur des matières spéculatives de physique, de métaphysique ou de morale. Nos conversations sont d'ordinaire peu remarquables, parce qu'elles roulent sur des sujets connus, ou qui sont au-dessous de l'œil éclairé des savants. La conversation que j'eus hier au soir avec Philante me parut plus digne d'attention; elle portait sur un sujet qui intéresse et partage presque tout le genre humain. Je pensai d'abord à vous; il me sembla que je vous devais cette conversation. Je montai incontinent dans ma chambre au retour de la promenade; les idées toutes fraîches et l'esprit plein de notre discours, je le couchai par écrit le mieux qu'il me fut possible. Je vous prie, monsieur, de m'en dire votre sentiment, et, si je suis assez heureux pour l'avoir rencontré, votre sincérité sera le salaire de mes peines : je me trouverai richement récompensé, si mon travail ne vous est pas désagréable.
<36>Il faisait hier le plus beau temps du monde; le soleil brillait d'un feu plus beau qu'à l'ordinaire; le ciel était si serein, qu'on n'apercevait aucun nuage à la plus grande distance. J'avais passé toute la matinée à l'étude, et, pour me délasser du travail, je fis une partie de promenade avec Philante; nous nous entretînmes assez longtemps du bonheur dont jouissent les hommes, et de l'insensibilité de la plupart, qui ne goûtent point les douceurs d'un beau soleil et d'un air pur et tranquille. De considérations en considérations, nous nous aperçûmes que notre discours avait infiniment allongé notre promenade, et qu'il était temps de rebrousser chemin pour arriver au logis avant l'obscurité. Philante, qui l'observa le premier, m'en fit la guerre; je me défendis en lui disant que sa conversation me paraissait si agréable, que je ne comptais pas les moments lorsque je me trouvais avec lui, et que j'avais cru qu'il était assez temps de penser à notre retour lorsqu'on verrait baisser le soleil. - Comment! baisser le soleil! reprit-il. Êtes-vous copernicien? et vous accommodez-vous aux façons populaires de s'exprimer, et aux erreurs de Tycho Brahé? - Tout doucement, lui repartis-je, vous allez bien vite. D'abord il ne s'agissait point ici de philosophie dans une conversation familière, et si j'ai failli en péchant contre Copernic, ma faute doit m'être aussi facilement pardonnée qu'à Josué, qui fait arrêter le soleil dans sa course, et qui, étant divinement inspiré, devait bien être au fait des secrets de la nature. Josué parlait dans ce moment comme le peuple, et moi, je parle à un homme éclairé, qui m'entend également bien d'une ou d'autre manière. Mais puisque vous attaquez ici Tycho Brahé, souffrez que pour un moment je vous attaque à mon tour.
Il paraît que votre zèle pour Copernic est bien animé : vous lancez d'abord des anathèmes contre tous ceux qui se trouvent d'un sentiment contraire au sien. Je veux croire qu'il a raison; mais cela est-il bien sûr? Quel garant en avez-vous? Est-ce que la nature, est-ce que son auteur, vous ont révélé quelque chose sur l'infaillibilité de<37> Copernic? Quant à moi, je ne vois qu'un système, c'est-à-dire, l'arrangement des visions de Copernic ajustées sur les opérations de la nature. - Et moi, reprit Philante en s'échauffant, j'y vois la vérité. - La vérité? et qu'appelez-vous la vérité? C'est, dit-il, l'évidence réelle des êtres et des faits. - Et connaître la vérité? continuai-je. - C'est, me répondit-il, être parvenu à trouver un rapport exact entre les êtres qui existent réellement ou qui ont existé, avec nos idées, entre les faits passés ou présents, et les notions que nous en avons. - Suivant cela, mon cher Philante, nous pouvons peu nous flatter de connaître des vérités; elles sont presque toutes douteuses, lui dis-je, et il n'y a, selon la définition que vous venez de me faire vous-même, il n'y a que deux ou trois vérités tout au plus qui soient incontestables. Le rapport des sens, qui est ce que nous avons presque de plus sûr, n'est point exempt d'incertitudes. Nos yeux nous trompent lorsqu'ils nous peignent ronde de loin une tour que nous trouvons carrée en en approchant Nous croyons quelquefois entendre des sons qui n'ont lieu que dans notre imagination, et qui ne consistent que dans une impression sourde faite sur nos oreilles. L'odorat n'est pas moins infidèle que les autres sens; il semble quelquefois qu'on sente des odeurs de fleurs dans des prairies ou dans des bois, qui n'y sont pas cependant. Et à présent que je vous parle, je m'aperçois, au sang qui coule de ma main, qu'un moucheron m'a piqué; la chaleur du discours m'a rendu insensible à cette douleur, l'attouchement m'a fait faux bond. Si donc ce que nous avons de moins douteux l'est si fort, comment pouvez-vous parler avec tant de certitude des matières abstraites de la philosophie? - C'est, repartit Philante, qu'elles sont évidentes, et que le système de Copernic est confirmé par l'expérience : les révolutions des planètes y sont marquées avec une précision admirable, les éclipses y sont calculées avec une justesse merveilleuse; enfin ce système explique parfaitement l'énigme de la nature. - Mais que diriez-vous, repartis-je, si je vous faisais voir un système<38> très-différent assurément du vôtre, et qui, par un principe évidemment faux, explique les mêmes merveilles que celui de Copernic?- Je vous attends aux erreurs des Malabares, reprit Philante. - C'est justement de leur montagne que j'allais vous parler; mais, erreur tant qu'il vous plaira, ce système, mon cher Philante, explique parfaitement bien les opérations astronomiques de la nature; et il est étonnant que, partant d'un point aussi absurde que l'est celui de supposer le soleil uniquement occupé à faire le tour d'une grande montagne qui se trouve dans le pays de ces barbares, ces astronomes aient pu si bien prédire les mêmes révolutions et les mêmes éclipses que votre Copernic : l'erreur des Malabares est grossière, celle de Copernic est peut-être moins sensible. Peut-être verra-t-on un jour quelque nouveau philosophe dogmatiser du haut de sa gloire, et, tout bouffi d'arrogance de quelque découverte peu importante, et toujours suffisante pour servir de base à un nouveau système, traiter les coperniciens et les newtoniens comme un petit essaim de misérables qui ne méritent pas qu'on relève leurs erreurs.
- Il est vrai, dit Philante, que les nouveaux philosophes ont eu de tout temps le droit de triompher des anciens. Des Cartes foudroya les saints de l'école, et il fut foudroyé à son tour par Newton, et celui-ci n'attend qu'un successeur pour subir le même sort. - Ne serait-ce point, repris-je, qu'il ne faut que de l'amour-propre pour faire un système? De cette haute idée de son mérite naît un sentiment d'infaillibilité : alors le philosophe forge son système. Il commence par croire aveuglément ce qu'il veut prouver; il cherche des raisons pour y donner un air de vraisemblance, et de là une source intarissable d'erreurs. Il devrait tout au contraire commencer par remonter, au moyen de plusieurs observations, de conséquences en conséquences, et voir simplement à quoi elles aboutiraient, et ce qui en résulterait; on en croirait moins, et on apprendrait savamment à douter, en suivant les pas timides de la circonspection. - Il vous fau<39>drait des anges pour philosopher, me dit vivement Philante; car où trouver un homme sans prévention et parfaitement impartial?
- Ainsi, lui dis-je, l'erreur est notre partage. - A Dieu ne plaise! reprit mon ami; nous sommes faits pour la vérité. - Je vous prouverai bien le contraire, si vous voulez vous donner la patience de m'écouter, lui dis-je; et pour cet effet, comme nous voici proche de la maison, nous nous asseyerons sur ces bancs, car je vous crois fatigué de la promenade.
Philante, qui n'est pas trop bon piéton, et qui avait plutôt marché par distraction et machinalement que de propos délibéré, fut charmé de s'asseoir. Nous nous plaçâmes tranquillement, et je repris à peu près ainsi.
Je vous ai dit, Philante, que l'erreur était notre partage; je dois vous le prouver. Cette erreur a plus d'une source. Il paraît que le Créateur ne nous a pas destinés pour posséder beaucoup de science et pour faire un grand chemin dans le pays des connaissances : il a placé les vérités dans des abîmes que nos faibles lumières ne sauraient approfondir, et il les a entourées d'une épaisse haie d'épines. La route de la vérité offre des précipices de tous côtés; on ne sait quel sentier suivre pour éviter ces dangers; et si l'on est assez heureux pour les avoir franchis, on trouve sur son chemin un labyrinthe où le fil merveilleux d'Ariane n'est d'aucun usage, et d'où on ne peut jamais se tirer. Les uns courent après un fantôme imposteur qui les trompe par ses prestiges, et leur donne pour bonne monnaie ce qui est de faux aloi; ils s'égarent, semblables à ces voyageurs qui suivent dans l'obscurité les feux follets dont la clarté les séduit. D'autres devinent ces vérités si secrètes; ils croient arracher le voile de la nature, ils font des conjectures, et c'est un pays où il faut avouer que les philosophes ont fait de grandes conquêtes. Les vérités sont placées si loin de notre vue, qu'elles deviennent douteuses, et prennent de leur éloignement même un air équivoque. Il n'en est presque aucune qui n'ait<40> été combattue; c'est qu'il n'en est aucune qui n'ait deux faces : prenez-la d'un côté, elle paraît incontestable; prenez-la de l'autre, c'est la fausseté même. Rassemblez tout ce que votre raisonnement vous a fourni pour et contre, réfléchissez, délibérez, pesez bien, vous ne saurez à quoi vous déterminer. Tant il est vrai qu'il n'y a que le nombre des vraisemblances qui donne du poids à l'opinion des hommes. Si quelque vraisemblance pour ou contre leur échappe, ils prennent le mauvais parti; et comme jamais l'imagination ne peut leur offrir avec une même force le pour et le contre, ils se détermineront toujours par faiblesse, et la vérité se dérobe à leurs yeux.
Je suppose qu'une ville soit située dans une plaine, que cette ville soit assez longue, et qu'elle ne contienne qu'une rue; je suppose encore qu'un voyageur qui n'a jamais entendu parler de cette ville s'y rende, et qu'il en voie toute la longueur : il jugera qu'elle est immense, parce qu'il ne la voit que d'un côté, et son jugement sera très-faux, puisque nous avons vu qu'elle ne contenait qu'une rue. Il en est de même des vérités, lorsque nous les considérons par parties, et que nous faisons abstraction du tout. Nous jugerons bien de cette partie, mais nous nous tromperons considérablement sur la totalité. Pour arriver à la connaissance d'une vérité importante, il faut auparavant avoir fait une provision préliminaire de vérités simples qui conduisent ou qui servent d'échelons pour atteindre à la vérité composée qu'on cherche; c'est encore ce qui nous manque. Je ne parle point des conjectures, je parle des vérités évidentes, certaines et irrévocables. A prendre les choses dans un sens philosophique, nous ne connaissons rien du tout; nous nous doutons de certaines vérités, nous nous en formons une notion vague, et nous modifions par les organes de la voix de certains sons que nous appelons des termes scientifiques, dont le résonnement contente nos oreilles, que notre esprit croit comprendre, et qui, bien pris, n'offrent à l'imagination que des idées confuses et embrouillées; de sorte que notre philosophie<41> se réduit à l'habitude que nous nous faisons de nous servir d'expressions obscures, de termes que nous ne comprenons guère, et à une profonde méditation sur des effets dont les causes nous restent bien inconnues et bien cachées. L'amas pitoyable de ces rêveries est honoré du beau nom d'excellente philosophie, que l'auteur annonce avec l'arrogance d'un charlatan, comme la découverte la plus rare et la plus utile au genre humain. La curiosité vous pousse-t-elle à vous informer de cette découverte, vous croyez trouver des choses : quelle injustice de vous y attendre! Non, cette découverte si rare, si précieuse, ne consiste que dans la composition d'un nouveau mot plus barbare qu'aucun de ceux qui ont jamais paru; ce nouveau mot, selon notre charlatan, explique merveilleusement certaine vérité ignorée, et vous la montre plus brillante que le jour. Voyez, examinez, dépouillez son idée de l'appareil des termes qui la couvraient, il ne vous en reste rien; même obscurité, mêmes ténèbres. C'est une décoration qui disparaît, et qui détruit avec soi les prestiges de l'illusion.
La véritable connaissance de la vérité doit être bien différente de celle que je viens de vous présenter : il faudrait pouvoir indiquer toutes les causes; il faudrait, en remontant jusqu'aux premiers principes, les connaître et en développer l'essence. C'est ce que Lucrèce sentait bien, et ce qui faisait dire à ce poëte philosophe : Felix, qui potuit rerum cognoscere causas!41-a Le nombre des premiers principes des êtres et les ressorts de la nature sont, ou trop immenses, ou trop petits pour être aperçus et connus des philosophes; de là viennent ces disputes sur les atomes, sur la matière divisible à l'infini, sur le plein ou sur le vide,41-b sur le mouvement, sur la manière dont le monde est gouverné : tout autant de questions très-épineuses, et que<42> nous ne résoudrons jamais. Il semble que l'homme s'appartienne; il me paraît que je suis maître de ma personne, que je m'approfondis, que je me connais : mais je m'ignore; il n'est pas décidé encore si je suis une machine, un automate remué par les mains du Créateur, ou si je suis un être libre et indépendant de ce Créateur; je sens que j'ai la faculté de me mouvoir, et je ne sais point ce que c'est que le mouvement, si c'est un accident, ou si c'est une substance. Un docteur vient crier que c'est un accident, l'autre jure que c'est une substance; ils se disputent, les courtisans en rient, les idoles de la terre les méprisent, et le peuple les ignore, eux et le sujet de leurs querelles. Ne vous paraît-il point que c'est mettre la raison hors de la sphère de son activité que de l'employer à des matières si incompréhensibles et si abstraites? Il me semble que notre esprit n'est pas capable de ces vastes connaissances; il en est de nous comme des hommes qui voguent le long des côtes : ils s'imaginent que c'est le continent qui se remue, et ne croient point se remuer eux-mêmes; il en est pourtant tout autrement, le rivage est inébranlable, et ce sont eux qui sont poussés par le vent. Notre amour-propre nous séduit toujours; nous donnons à toutes les choses que nous ne pouvons pas comprendre l'épithète d'obscures, et tout devient inintelligible, dès qu'il est hors de notre portée : c'est cependant la nature de notre esprit qui nous rend incapables de grandes connaissances.
Il y a des vérités éternelles, cela est incontestable : mais pour bien comprendre ces vérités, pour en connaître jusqu'aux moindres raisons, il faudrait un million de fois plus de mémoire que n'en a l'homme; il faudrait pouvoir se livrer entièrement à la connaissance d'une vérité; il faudrait une vie de Mathusalem, et plus longue encore, une vie spéculative, fertile en expériences; il faudrait, enfin, une attention dont nous ne sommes pas capables. Jugez, après cela, si l'intention du Créateur a été de nous rendre des gens bien habiles; car voilà les empêchements qui semblent émaner de sa volonté, et<43> l'expérience nous fait connaître que nous avons peu de capacité, peu d'application, que notre génie n'est pas assez transcendant pour pénétrer les vérités, et que nous n'avons pas une mémoire assez vaste et assez sûre pour la charger de toutes les connaissances nécessaires à cette belle et pénible étude.
Il se trouve encore un autre obstacle qui nous empêche de parvenir à la connaissance de la vérité, dont les hommes ont embarrassé leur chemin, comme si ce chemin était trop aisé par lui-même. Cet obstacle consiste dans les préjugés de l'éducation. La plus grande partie des hommes est dans des principes évidemment faux : leur physique est très-fautive, leur métaphysique ne vaut rien, leur morale consiste dans un intérêt sordide, dans un attachement sans bornes aux biens de la terre; ce qui est chez eux une grande vertu, c'est une sage prévoyance qui les fait songer à l'avenir, et qui pourvoit de loin à la subsistance de leur famille. Vous jugez bien que la logique de ces sortes de gens est sortable au reste de leur philosophie; aussi est-elle pitoyable : l'art de raisonner, chez eux, consiste à parler seuls, à décider de tout, et à ne point souffrir de réplique. Ces petits législateurs de famille s'intriguent d'abord extrêmement des idées qu'ils veulent imprimer à leur progéniture; père, mère, parents travaillent à éterniser leurs erreurs; au sortir du berceau, on prend bien de la peine pour donner aux enfants une idée du moine bourru et du loup-garou. Ces belles connaissances sont à l'ordinaire suivies d'autres qui les valent; l'école y contribue de son côté; il vous faut passer par les visions de Platon pour arrivera celles d'Aristote, et d'un saut on vous initie aux mystères des tourbillons. Vous sortez de l'école, la mémoire bien chargée de mots, l'esprit plein de superstitions et rempli de respect pour les anciennes billevesées. L'âge de la raison arrive : ou vous secouez le joug de l'erreur, ou vous renchérissez sur vos parents; ont-ils été borgnes, vous devenez aveugle; ont-ils cru de certaines choses, parce qu'ils s'imaginaient de les croire, vous les<44> croirez par opiniâtreté. Ensuite l'exemple de tant d'hommes qui adhèrent à un sentiment vous entraîne; leurs suffrages sont pour vous une autorité suffisante; ils donnent du poids par leur nombre; l'erreur populaire fait des prosélytes et triomphe; enfin, ces erreurs invétérées deviennent formidables par la suite des temps. Figurez-vous un jeune arbrisseau dont le jet se ploie à l'effort des vents, qui, dans la suite de sa durée, oppose sa tête altière aux nuées, et présente à la hache du bûcheron un tronc inébranlable. Comment! dit-on, mon père a raisonné ainsi, et il y a soixante, il y a soixante-dix ans que je raisonne de même; par quelle injustice prétendez-vous que je commence à présent à raisonner d'une autre manière! Il me siérait bien de redevenir écolier et de m'engager comme apprenti sous votre direction! Allez, allez, j'aime mieux ramper sur les pas de l'usage que de m'élever, nouvel Icare, avec vous dans les airs; souvenez-vous de sa chute; c'est là le salaire des nouvelles opinions, et c'est là la peine qui vous attend. L'opiniâtreté se mêle souvent à la prévention, et une certaine barbarie qu'on appelle le faux zèle ne manque jamais d'étaler ses tyranniques maximes.
Voilà les effets qui suivent les préjugés de l'enfance; ils prennent une plus profonde racine, à cause de la flexibilité du cerveau à cet âge tendre. Les premières impressions sont les plus vives, et tout ce que peut la force du raisonnement ne paraît que froid en comparaison.
Vous voyez, mon cher Philante, que l'erreur est le partage des humains. Vous comprendrez sans doute, après tout ce que je viens de vous détailler, qu'il faut être bien infatué de ses opinions pour se croire au-dessus de l'erreur, et qu'il faut être soi-même très-ferme dans ses arçons pour oser entreprendre de désarçonner les autres.
- Je commence à voir à mon grand étonnement, répondit Philante, que la plupart des erreurs sont invincibles pour ceux qui en sont infectés. Je vous ai écouté avec plaisir et avec attention, et j'ai fort<45> bien retenu, si je ne me trompe, les causes de l'erreur que vous m'avez indiquées. C'était, disiez-vous, l'éloignement où la vérité est de nos yeux, le petit nombre des connaissances, la faiblesse et l'insuffisance de notre esprit, et les préjugés de l'éducation. - A merveille, Philante, vous avez une mémoire toute divine, et si Dieu et la nature daignaient former un mortel capable d'embrasser leurs sublimes vérités, ce serait assurément vous, qui unissez à cette mémoire vaste un esprit vif et un jugement solide. - Trêve de compliments, reprit Philante; j'aime mieux des raisonnements philosophiques que vos louanges; il ne s'agit point ici de faire mon panégyrique, mais il s'agit de faire amende honorable au nom de l'orgueil de tous les savants, et de faire un humble aveu de notre ignorance. - Je vous seconderai merveilleusement, Philante, lorsqu'il faudra mettre au jour notre profonde et crasse ignorance; j'en fais très-volontiers l'aveu; je vais même jusqu'au pyrrhonisme, et je trouve qu'on fait bien de n'avoir qu'une foi équivoque pour ce que nous appelons les vérités d'expérience. Vous voilà en bon chemin, Philante. Le scepticisme ne vous convient point mal. Pyrrhon, au Lycée, n'aurait pas autrement parlé que vous. Je vous avoue, lui dis-je, que je suis un peu académicien; je considère les choses de tous les côtés; je doute et je suis indéterminé : c'est l'unique moyen de se garantir de l'erreur. Ce scepticisme ne me fait pas marcher à pas de géant, à pas d'Homère, vers la vérité; mais aussi me sauve-t-il des embûches des préjugés.
- Et pourquoi craignez-vous l'erreur, repartit Philante, vous qui en faites si bien l'apologie? - Hélas! lui dis-je, il y a telle erreur dont la douceur est préférable à la vérité; ces erreurs vous remplissent d'idées agréables; elles vous comblent de biens que vous n'avez point, et dont vous ne jouirez jamais; elles vous soutiennent dans vos adversités; et, dans la mort même, près de perdre tous vos biens et votre vie, elles vous font encore voir, comme dans une perspective, des biens préférables à ceux que vous perdez, et des torrents de volupté<46> dont les délices sont capables d'adoucir la mort même, et de la rendre aimable, s'il était possible. Je me rappelle, à ce propos, l'histoire qu'on m'a contée d'un fou; peut-être vous dédommagera-t-elle de mon long et didactique raisonnement. - Mon silence, me dit Philante, vous fait assez comprendre que je vous écoute avec plaisir, et que je suis curieux d'entendre votre histoire. - Je vais vous contenter, Philante, à condition que vous ne vous repentirez point de m'avoir fait jaser.
Il y avait un fou aux Petites-Maisons de Paris, homme de très-bonne naissance, qui mettait tous ses parents dans la dernière affliction par le dérangement de son cerveau : il était sensé sur tout autre sujet, hors celui de sa béatitude; alors ce n'était que compagnies de chérubins, de séraphins et d'archanges; il chantait tout le jour dans le concert de ces esprits immortels, il était honoré de visions béatifiques, le paradis était sa demeure, les anges étaient ses compagnons, et la manne céleste lui servait d'aliment. Cet heureux fou jouissait d'un bonheur parfait dans les Petites-Maisons, lorsqu'un médecin ou chirurgien vint pour son malheur faire la visite des fous. Ce médecin offrit à la famille de guérir le béat. Vous pouvez croire qu'on n'épargna aucune promesse pour l'engager à se surpasser, et à effectuer des prodiges, s'il le pouvait. Enfin, pour abréger, soit par des saignées, ou par d'autres remèdes, il réussit à remettre le fou dans son bon sens. Celui-ci, fort étonné de ne plus se trouver au ciel, mais dans un appartement assez approchant d'un cachot, et environné d'une compagnie qui n'avait rien d'angélique, s'emporta extrêmement contre le médecin. J'étais bien dans le ciel, lui dit-il, ce n'était pas à vous de m'en faire sortir; je voudrais que pour votre peine vous fussiez condamné à peupler réellement le pays des damnés dans les enfers.
Vous voyez par là, Philante, qu'il est d'heureuses erreurs; il ne m'en coûtera rien de vous montrer qu'elles sont innocentes. - Je le<47> veux bien, dit Philante; aussi bien nous soupons tard, et nous avons encore pour le moins trois heures à notre disposition. - Il ne m'en faut pas tant, repris-je, pour ce que j'ai à vous dire; je serai plus ménager de mon temps et de votre patience.
Vous êtes convenu, il y a un moment, que l'erreur était involontaire chez ceux qui en sont infectés; ils croient tenir la vérité, et ils s'abusent. Ils sont excusables dans le fait, car, selon leur supposition, ils sont sûrs de la vérité; ils y vont de bonne foi, ce sont les apparences qui leur en imposent, ils prennent l'ombre pour le corps. Considérez encore, je vous prie, que le motif de ceux qui tombent dans l'erreur est louable; ils cherchent la vérité, ils s'égarent dans le chemin, et s'ils ne la trouvent point, ce n'en était pas moins leur volonté; ils manquaient de guides, ou, ce qui pis est, ils en avaient de mauvais; ils cherchaient le chemin de la vérité, mais leurs forces n'étaient pas suffisantes pour y arriver. Pourrait-on condamner un homme qui se noierait en passant un fleuve extrêmement large qu'il n'aurait pas la force de franchir? A moins que de n'avoir rien d'humain, on compatirait à sa triste destinée, on plaindrait un homme si plein de courage, capable d'un dessein aussi généreux et aussi hardi, de n'avoir point été assez secouru de la nature; sa témérité paraîtrait digne d'un sort plus heureux, et ses cendres seraient arrosées de larmes. Tout homme qui pense doit faire des efforts pour connaître la vérité; ces efforts sont dignes de nous, quand même ils surpasseraient notre capacité. C'est un assez grand malheur pour nous que ces vérités soient impénétrables; il ne faut pas l'augmenter par notre mépris pour ceux qui font naufrage à la découverte de ce nouveau monde; ce sont des Argonautes généreux qui s'exposent pour le salut de leurs compatriotes, et c'est assurément un travail bien rude que celui d'errer dans les pays imaginaires; l'air de ces contrées nous est contraire, nous ne connaissons point le langage des habitants, et nous ne savons pas marcher à travers ces sables mouvants.
<48>Croyez-moi, Philante, ayons du support pour l'erreur; c'est un poison subtil qui se glisse dans nos cœurs sans que nous nous en apercevions. Moi qui vous parle, je ne suis pas sûr d'en être exempt. Ne donnons jamais dans le ridicule orgueil de ces savants infaillibles dont les paroles doivent passer pour autant d'oracles; soyons pleins d'indulgence pour les erreurs les plus palpables, et ayons de la condescendance pour les opinions de ceux avec lesquels nous vivons en société. Pourquoi troublerions-nous la douceur des liens qui nous unissent, pour l'amour d'une opinion sur laquelle nous manquons nous-mêmes de conviction? Ne nous érigeons point en chevaliers défenseurs d'une vérité inconnue, et laissons à l'imagination de chacun la liberté de composer le roman de ses idées. Les siècles des héros fabuleux, des miracles et des extravagances chevaleresques sont passés. Don Quichotte se fait encore admirer dans Michel de Cervantes; mais les Pharamond, les Roland, les Amadis, les Gandalin48-a s'attireraient la risée de toutes les personnes raisonnables, et les chevaliers qui voudraient marcher sur leurs traces auraient le même destin.
Remarquez encore que, pour extirper l'erreur de l'univers, il faudrait exterminer tout le genre humain. Croyez-moi, continuai-je, ce n'est pas notre façon de penser sur des matières spéculatives qui peut influer sur le bonheur de la société, mais c'est notre manière d'agir. Soyez partisan du système de Tycho Brahé ou de celui des Malabares, je vous le pardonnerai sans peine, pourvu que vous soyez humain; mais, fussiez-vous le plus orthodoxe de tous les docteurs, si votre caractère est cruel, dur et barbare, je vous abhorrerai toujours.
- Je me conforme entièrement à vos sentiments, me dit Philante. A ces mots nous entendîmes non loin de nous un bruit sourd, tel que celui d'une personne qui marmotte quelques paroles injurieuses. Nous nous tournâmes, et nous fûmes tout surpris d'apercevoir à la clarté de la lune notre aumônier, qui n'était qu'à deux pas de nous,<49> et qui vraisemblablement avait entendu la meilleure partie de notre discours. Ah! mon père, lui dis-je, d'où vient que nous vous rencontrons si tard? - C'est aujourd'hui samedi, reprit-il; j'étais ici à composer mon prône pour demain, lorsque j'ai entendu à moitié quelques mots de votre discours, qui m'ont engagé à écouter le reste. Plût au ciel, pour le bien de mon âme, que je ne les eusse point entendus! Vous avez excité ma juste colère, vous avez scandalisé mes saintes oreilles, les sacrés sanctuaires de nos vérités ineffables; profanes, qui préférez ...... ô les mauvais chrétiens! l'humanité, la charité et l'humilité à la puissance de la foi et à la sainteté de notre croyance. Allez, vous serez maudits et tourmentés dans les chaudières d'huile bouillante préparées pour les damnés, vos semblables.
- Eh! de grâce, repartis-je, mon père, nous n'avons point touché des matières de religion; nous n'avons parlé que de sujets de philosophie très-indifférents, et, à moins que vous n'érigiez Tycho Brahé et Copernic en Pères de l'Église, je ne vois pas de quoi vous avez à vous plaindre. - Allez, allez, nous dit-il, je vous prêcherai demain, et Dieu sait comme je vous enverrai galamment au diable.
Nous voulûmes lui répondre; mais il nous quitta brusquement, marmottant toujours quelques paroles que nous ne pûmes pas bien distinguer. Je crus que c'était quelque saint soupir; mais Philante s'imaginait avoir entendu quelques imprécations rhétoriques tirées d'un des psaumes de David.
Nous nous retirâmes très-mortifiés de l'aventure qui nous était arrivée, et fort embarrassés des mesures que nous devions prendre. Il me semblait que je n'avais rien dit qui dût choquer personne, et que ce que j'avais avancé à l'avantage de l'erreur était conforme à la droite raison et par conséquent aux principes de notre très-sainte religion, qui nous ordonne même de supporter mutuellement nos défauts, et de ne point scandaliser ou choquer les faibles. Je me sentais net à l'égard de mes sentiments, mais la seule chose qui me faisait<50> craindre était la façon de penser des dévots. On connaît trop jusqu'où vont leurs emportements, et combien ils sont capables de prévenir contre l'innocence, lorsqu'ils se mêlent de répandre l'alarme contre ceux qu'ils ont pris en aversion. Philante me rassura de son mieux, et nous nous retirâmes après le souper, chacun de son côté, rêvant, je pense, au sujet de notre conversation et à la malencontreuse aventure du prêtre. Je montai incontinent dans ma chambre, et je passai la meilleure partie de la nuit à vous marquer ce que j'avais pu retenir de notre conversation.
<51>III. AVANT-PROPOS SUR LA HENRIADE DE M. DE VOLTAIRE.[Titelblatt]
<52><53>AVANT-PROPOS SUR LA HENRIADE DE M. DE VOLTAIRE.
Le poëme de la Henriade est connu de toute l'Europe. Les éditions multipliées qui s'en sont faites l'ont répandu chez toutes les nations qui ont des livres, et qui sont assez policées pour avoir quelque goût pour les lettres.
M. de Voltaire est peut-être l'unique auteur qui, préférant la perfection de son art aux intérêts de son amour-propre, ne se soit point lassé de corriger ses fautes. Depuis la première édition, où la Henriade parut sous le titre de Poëme de la Ligue, jusqu'à celle qu'on donne aujourd'hui au public, l'auteur s'est toujours élevé d'efforts en efforts jusqu'à ce point de perfection que les grands génies et les maîtres de l'art ont ordinairement mieux dans l'idée qu'il ne leur est possible d'y atteindre.
L'édition qu'on donne à présent au public est considérablement augmentée par l'auteur; c'est une marque évidente que la fécondité de son génie est comme une source intarissable, et qu'on peut toujours attendre, sans se tromper, des beautés nouvelles et quelque chose de parfait d'une aussi excellente plume que l'est celle de M. de Voltaire.
<54>Les difficultés que ce prince de la poésie française eut à surmonter lorsqu'il composa ce poëme épique, sont innombrables. Il avait contre lui les préjugés de toute l'Europe et ceux de sa propre nation, qui était du sentiment que l'épopée ne réussirait jamais en français; il avait devant lui le triste exemple de ses précurseurs, qui avaient tous bronché dans cette pénible carrière; il avait encore à combattre ce respect superstitieux du peuple savant pour Virgile et pour Homère; et, plus que tout cela, une santé faible et délicate, qui aurait mis tout autre homme moins sensible que lui à la gloire de sa nation hors d'état de travailler. Malgré tous ces obstacles, M. de Voltaire est venu à bout d'exécuter son dessein, quoique aux dépens de sa fortune et souvent de son repos.
Un génie aussi vaste, un esprit aussi sublime, un homme aussi laborieux que l'est M. de Voltaire, se serait ouvert le chemin aux emplois les plus illustres, s'il avait voulu sortir de la sphère des sciences qu'il cultive, pour se vouer à ces affaires que l'intérêt et l'ambition des hommes ont coutume d'appeler de solides occupations; mais il a préféré de suivre l'impulsion irrésistible de son génie, aux avantages que la fortune aurait été forcée de lui accorder. Aussi a-t-il fait des progrès qui répondent parfaitement à son attente. Il fait autant d'honneur aux sciences que les sciences lui en font. On ne le connaît dans la Henriade qu'en qualité de poëte; mais il est philosophe profond et sage historien en même temps.
Les sciences et les arts sont comme de vastes pays qu'il nous est presque aussi impossible de subjuguer tous qu'il l'a été à César ou bien à Alexandre de conquérir le monde entier. Il faut beaucoup de talents et beaucoup d'application pour s'assujettir quelque petit terrain; aussi la plupart des hommes ne marchent-ils qu'à pas de tortue dans la conquête de ce pays. Il en a été cependant des sciences comme des empires du monde, qu'une infinité de petits souverains se sont<55> partagés. Les petits souverains réunis ont composé ce qu'on appelle des académies; et comme, dans les gouvernements aristocratiques, il s'est souvent trouvé des hommes, nés avec une intelligence supérieure, qui se sont élevés au-dessus des autres, de même les siècles éclairés ont produit des hommes qui ont concentré en eux les sciences qui devaient donner une occupation suffisante à quarante têtes pensantes. Ce que les Leibniz, ce que les Fontenelle55-a ont été de leur temps, M. de Voltaire l'est aujourd'hui. Il n'y a aucune science qui n'entre dans la sphère de son activité, et, depuis la géométrie la plus sublime jusqu'à la poésie, la force de son génie a tout soumis.
Quiconque a la connaissance du monde, et quiconque a lu les ouvrages de M. de Voltaire, concevra sans peine que l'envie ne pouvait l'épargner : un mérite supérieur, joint à une vaste réputation, révolte d'ordinaire les demi-savants, les amphibies d'érudition et d'ignorance; ces misérables, étant eux-mêmes sans talents, maltraitent fièrement ceux qu'ils pensent leur être inférieurs, et persécutent opiniâtrement ceux dont l'éclatante lumière les éclipse. Aussi tout ce qu'ont pu la malice et la calomnie, l'ingratitude et la haine, s'est ligué contre M. de Voltaire; il n'y a aucune sorte de persécution qu'il n'ait soufferte, et des magistrats qui, pour le soin de leur propre gloire, auraient dû le protéger, l'ont abandonné lâchement à la haine de ceux que leurs crimes ont rendus ses ennemis.
Malgré une vingtaine de sciences qui partagent M. de Voltaire, malgré ses fréquentes infirmités et les chagrins que lui donnent d'indignes envieux, il a conduit sa Henriade à un point de maturité où je ne sache pas qu'aucun poëme soit jamais parvenu.55-b
On trouve toute la sagesse imaginable dans la conduite et dans l'économie de la Henriade. L'auteur a profité des reproches qu'on a<56> faits à Homère et à Virgile. Les chants de l'Iliade ont peu ou point de connexion les uns avec les autres; ce qui leur a mérité le nom de rapsodies. Dans la Henriade, on trouve une liaison intime entre tous les chants; ce n'est qu'un même sujet divisé par l'ordre des temps en dix actions principales. Le dénoûment de la Henriade est naturel : c'est la conversion de Henri IV et son entrée à Paris, qui mettent fin aux guerres civiles des ligueurs qui troublaient la France; et en cela le poëte français est infiniment supérieur au poëte latin, qui ne termine pas son Enéide d'une manière aussi intéressante qu'il l'avait commencée. Ce ne sont plus alors que les étincelles du beau feu que le lecteur admirait dans le commencement de ce poëme. On dirait que Virgile en a composé les premiers chants dans la fleur de sa jeunesse, et qu'il a composé les derniers dans cet âge où l'imagination mourante et le feu de l'esprit à moitié éteint ne permet plus aux guerriers d'être héros, ni aux poëtes d'écrire.
Si le poëte français imite en quelques endroits Homère et Virgile, c'est pourtant toujours une imitation qui sent l'original, et dans laquelle on voit que le jugement du poëte français est infiniment supérieur au poëte grec et au poëte latin. Comparez la descente d'Ulysse aux enfers56-a avec le septième chant de la Henriade, vous verrez que ce dernier est enrichi d'une infinité de beautés que M. de Voltaire ne doit qu'à lui-même; la seule idée d'attribuer au rêve de Henri IV ce qu'il voit dans le ciel, dans les enfers, et ce qui lui est pronostiqué dans le temple du Destin, vaut seule toute l'Iliade; car le rêve de Henri IV ramène tout ce qui lui arrive aux règles de la vraisemblance; au lieu que le voyage d'Ulysse aux enfers est dépourvu de tous les agréments qui auraient pu donner l'air de vérité à l'ingénieuse fiction d'Homère. De plus, tous les épisodes de la Henriade sont placés dans leurs lieux. L'art est si bien caché par l'auteur, qu'il<57> est difficile de l'apercevoir, tant il paraît naturel; et l'on dirait que ces fruits qu'a produits la fécondité de son imagination, et qui embellissent tous les endroits de ce poëme, n'y sont mis que par nécessité. Vous n'y trouverez point de ces petits détails où se noient tant d'auteurs à qui la sécheresse et l'enflure tiennent lieu de génie. M. de Voltaire s'applique à décrire d'une manière intéressante les sujets pathétiques; il possède le grand art d'émouvoir le cœur. Tels sont des endroits touchants, la mort de Coligny, l'assassinat de Valois, le combat du jeune d'Ailly, le congé que Henri IV prend de la belle Gabrielle d'Estrées, et la mort du brave d'Aumale.57-a On se sent ému chaque fois qu'on en fait la lecture. En un mot, l'auteur ne s'arrête qu'aux endroits intéressants, et il passe légèrement sur ceux qui ne feraient qu'allonger son poëme; il n'y a ni du trop ni du trop peu dans la Henriade.
Le merveilleux que l'auteur a employé ne peut choquer aucun lecteur judicieux : tout y est ramené au vraisemblable par le système de la religion; tant la poésie et l'éloquence savent l'art de rendre respectables des objets qui ne le sont guère par eux-mêmes, et de fournir des preuves de crédibilité capables de séduire.
Toutes les allégories qu'on trouve dans ce poëme sont nouvelles. Il y a la Politique qui habite au Vatican, le temple de l'Amour, la vraie Religion, les Vertus, la Discorde, tous les Vices; tout vit, tout est animé par le pinceau de M. de Voltaire; ce sont autant de tableaux qui surpassent, au jugement des connaisseurs, tout ce qu'a produit le crayon habile du Carrache et du Poussin.
Il me reste à présent à parler de la poésie du style, de cette partie qui caractérise proprement le poëte. Jamais la langue française n'eut autant de force que dans la Henriade; on y trouve partout de la noblesse. L'auteur s'élève avec un feu infini jusqu'au sublime, et il ne<58> s'abaisse qu'avec grâce et dignité. Quelle vivacité dans les peintures, quelle force dans les caractères et dans les descriptions, et quelle noblesse dans les détails! Le combat du jeune Turenne58-a doit faire en tout temps l'admiration des lecteurs. C'est dans cette peinture de l'escrime, dans ces coups portés, parés, rendus et reçus, que M. de Voltaire a trouvé principalement des obstacles dans le génie de sa langue; il s'en est cependant tiré avec toute la gloire possible; il transporte le lecteur sur le champ de bataille, et il vous semble plutôt voir un combat qu'en lire la description en vers.
Quant à la saine morale, quant à la beauté des sentiments, on trouve dans ce poëme tout ce qu'on peut désirer. La valeur prudente de Henri IV, ainsi que sa générosité et son humanité, devraient servir d'exemple à tous les rois et à tous les héros, qui se piquent quelquefois mal à propos de dureté et de brutalité envers ceux que le destin des États ou le sort de la guerre a soumis à leur puissance; qu'il leur soit dit en passant que ce n'est point dans l'inflexibilité ni dans la tyrannie que consiste la vraie grandeur, mais bien dans ces sentiments que l'auteur exprime avec tant de noblesse :
Amitié, don du ciel, plaisir des grandes âmes;
Amitié, que les rois, ces illustres ingrats,
Sont assez malheureux pour ne connaître pas!58-b
Le caractère de Philippe de Mornay peut aussi être compté parmi les chefs-d'œuvre de la Henriade. Ce caractère est tout nouveau. Un philosophe guerrier, un soldat humain, un courtisan vrai et sans flatterie, un assemblage de vertus aussi rares doit mériter nos suffrages; aussi l'auteur y a-t-il puisé comme dans une riche source de sentiments. Que j'aime à voir Philippe de Mornay, ce fidèle et stoïque ami, à côté de son jeune et vaillant maître, repousser partout la mort<59> et ne la donner jamais!59-a Cette sagesse philosophique est bien éloignée des mœurs de notre siècle, et il est déplorable pour le bien de l'humanité qu'un caractère aussi beau que celui de ce sage ne soit qu'un être de raison.
D'ailleurs, la Henriade ne respire que l'humanité; cette vertu si nécessaire aux princes, ou plutôt leur unique vertu, est sans cesse relevée par M. de Voltaire : il montre un roi victorieux qui pardonne aux vaincus; il conduit ce héros aux murs de Paris, où, au lieu de saccager cette ville rebelle, il fournit les aliments nécessaires à la vie de ses habitants désolés par la famine la plus cruelle; mais, d'un autre côté, il dépeint des couleurs les plus vives l'affreux massacre de la Saint-Barthélemy et la cruauté inouïe avec laquelle Charles IX hâtait lui-même la mort de ses malheureux sujets calvinistes; la sombre politique de Philippe II, les artifices et les intrigues de Sixte-Quint, l'indolence léthargique de Valois, et les faiblesses que l'amour fit commettre à Henri IV, sont appréciées à leur juste valeur. M. de Voltaire accompagne tous ses récits de réflexions courtes, mais excellentes, qui ne peuvent que former le jugement de la jeunesse et donner des vertus et des vices les idées qu'on en doit avoir. Partout, dans ce poëme, l'auteur recommande aux peuples la fidélité pour leurs lois et leurs souverains; il a immortalisé le nom du président de Harlay,59-b dont la fidélité inviolable pour son maître méritait une pareille récompense; il en fait autant pour les conseillers Brisson, Larcher, Tardif, qui furent mis à mort par les factieux; ce qui fournit à l'auteur la réflexion suivante :
Vos noms toujours fameux vivront dans la mémoire;
Et qui meurt pour son roi meurt toujours avec gloire.59-c
<60>Le discours de Potier aux factieux60-a est aussi beau par la justesse des sentiments que par la force de l'éloquence. L'auteur fait parler un grave magistrat dans l'assemblée de la Ligue. Il s'oppose courageusement au dessein des rebelles, qui voulaient élire un roi d'entre eux; il les renvoie à la domination légitime de leur souverain, à laquelle ils voulaient se soustraire; il condamne toutes les vertus des séditieux, en tant que vertus militaires, puisqu'elles devenaient criminelles dès lors qu'ils en faisaient usage contre leur roi. Mais tout ce que je pourrais dire de ce discours ne saurait en approcher; il faut le lire avec attention; je ne prétends qu'en faire remarquer les beautés à ceux des lecteurs auxquels elles pourraient échapper.
Je passe à la guerre de religion qui fait le sujet de la Henriade. L'auteur a dû exposer naturellement les abus que les superstitieux et les fanatiques ont coutume de faire de la religion; car on a remarqué que, je ne sais par quelle fatalité, ces sortes de guerres ont toujours été plus sanglantes, plus opiniâtres que celles que l'ambition des princes ou l'indocilité des sujets ont suscitées; et comme le fanatisme et la superstition ont été de tout temps les ressorts de la politique détestable des grands et des ecclésiastiques, il fallait nécessairement y opposer une digue. L'auteur a employé tout le feu de son imagination, et tout ce qu'ont pu l'éloquence et la poésie, pour mettre devant les yeux de ce siècle les folies de nos ancêtres, afin de nous en préserver à jamais; il voudrait purifier les soldats et les camps des arguments pointilleux et subtils de l'école, pour les renvoyer au peuple pédant des scolastiques; il voudrait arracher pour toujours aux hommes le glaive saint qu'ils prennent sur l'autel et dont ils égorgent impitoyablement leurs frères. En un mot, le bien et le repos de la société fait le principal but de ce poëme, et c'est pourquoi l'auteur<61> avertit si souvent d'éviter dans cette route l'écueil dangereux du fanatisme et du faux zèle.
Il paraît cependant, pour le bien de l'humanité, que la mode des guerres de religion est finie, et ce serait assurément une folie de moins dans le monde; mais j'ose dire que nous en sommes en partie redevables à l'esprit philosophique qui, depuis quelques années, prend beaucoup le dessus en Europe : plus on est éclairé, et moins on est superstitieux. Le siècle où vivait Henri IV était bien différent. L'ignorance monacale, qui surpassait toute imagination, et la barbarie des hommes qui ne connaissaient d'autre occupation que celle d'aller à la chasse et de s'entre-tuer, donnaient accès aux erreurs les plus palpables. Marie de Médicis61-a et les princes factieux pouvaient donc alors abuser d'autant plus facilement de la crédulité des peuples, que ces peuples étaient grossiers, aveugles et ignorants.
Les siècles polis qui ont vu fleurir les sciences n'ont point d'exemples à nous présenter de guerres de religion, ni de guerres séditieuses. Dans les beaux temps de l'empire romain, je veux dire vers la fin du règne d'Auguste, tout cet empire, qui composait presque les deux tiers du monde, était tranquille et sans agitation. Les hommes abandonnaient les intérêts de la religion à ceux dont l'emploi était d'y vaquer, et ils préféraient le repos, les plaisirs et l'étude à l'ambitieuse rage de s'égorger les uns les autres, soit pour des mots, soit pour l'intérêt, ou pour une funeste gloire.
Le siècle de Louis le Grand, qui peut être égalé sans flatterie à celui d'Auguste, nous fournit de même un exemple d'un règne heureux et tranquille pour l'intérieur du royaume, mais qui malheureusement fut troublé vers la fin par l'ascendant que le père Le Tellier prit sur l'esprit de Louis XIV, qui commençait à baisser; mais c'est proprement l'ouvrage d'un particulier, et l'on n'en saurait charger<62> ce siècle, d'ailleurs si fécond en grands hommes, que par une injustice manifeste.
Les sciences ont ainsi toujours contribué à humaniser les hommes, en les rendant plus doux, plus justes et moins portés aux violences; elles ont pour le moins autant de part que les lois au bien de la société et au bonheur des peuples. Cette façon de penser aimable et douce se communique insensiblement de ceux qui cultivent les arts et les sciences au public et au vulgaire; elle passe de la cour à la ville, et de la ville dans les provinces. On voit alors avec évidence que la nature ne nous forma point assurément pour que nous nous exterminions dans le monde, mais pour que nous nous assistions dans nos communs besoins; que le malheur, les infirmités et la mort nous poursuivent sans cesse, et que c'est une démence extrême de multiplier les causes de nos misères et de notre destruction. On reconnaît, malgré la différence des conditions, l'égalité que la nature a mise entre nous, la nécessité qu'il y a de vivre unis et en paix, de quelque nation, de quelque opinion que nous soyons; que l'amitié et la compassion sont des devoirs universels : en un mot, la réflexion corrige en nous tous les défauts du tempérament.
Tel est le véritable usage des sciences, et voilà par conséquent la règle de l'obligation que nous devons avoir à ceux qui les cultivent et qui tâchent d'en fixer l'usage parmi nous. M. de Voltaire, qui embrasse toutes ces sciences, m'a toujours paru mériter une part à la gratitude du public, et d'autant plus grande, qu'il ne vit et ne travaille que pour le bien de l'humanité. Cette réflexion, et le désir que j'ai eu toute ma vie de rendre hommage à la vérité, m'ont déterminé à procurer cette édition au public; je l'ai rendue aussi digne qu'il m'a été possible de M. de Voltaire et de ses lecteurs.
En un mot, il m'a paru que donner des marques d'estime à cet admirable auteur, c'était en quelque façon honorer notre siècle,<63> et que du moins la postérité se redirait d'âge en âge que si notre siècle a produit des hommes célèbres, il en a reconnu toute l'excellence, et que l'envie ni les cabales n'ont pu opprimer ceux que leur mérite et leurs talents distinguaient du vulgaire et même des grands hommes.
Ce 10 août 1739, en Prusse.
Federic.
<64><65>IV. L'ANTIMACHIAVEL, OU EXAMEN DU PRINCE DE MACHIAVEL, ET RÉFUTATION DU PRINCE DE MACHIAVEL.[Titelblatt]
<66><67>L'ANTIMACHIAVEL, OU EXAMEN DU PRINCE DE MACHIAVEL.
AVANT-PROPOS.
Le Prince de Machiavel est en fait de morale ce qu'est l'ouvrage de Spinoza en matière de foi : Spinoza sapait les fondements de la foi, et ne tendait pas moins qu'à renverser l'édifice de la religion; Machiavel corrompit la politique, et entreprit de détruire les préceptes de la saine morale. Les erreurs de l'un n'étaient que des erreurs de spéculation; celles de l'autre regardaient la pratique. Cependant il s'est trouvé que les théologiens ont sonné le tocsin et crié aux armes contre Spinoza, qu'on a réfuté son ouvrage en forme, et qu'on a constaté la Divinité contre ses attaques, tandis que Machiavel n'a été que harcelé par quelques moralistes, et qu'il s'est soutenu, malgré eux et malgré sa pernicieuse morale, sur la chaire de la politique jusqu'à nos jours.
J'ose prendre la défense de l'humanité contre ce monstre,<68> qui veut la détruire; j'ose opposer la raison et la justice au sophisme et au crime; et j'ai hasardé mes réflexions sur le Prince de Machiavel chapitre à chapitre, afin que l'antidote se trouve immédiatement auprès du poison.
J'ai toujours regardé le Prince de Machiavel comme un des ouvrages les plus dangereux qui se soient répandus dans le monde : c'est un livre qui doit tomber naturellement entre les mains des princes et de ceux qui se sentent du goût pour la politique; il n'est que trop facile qu'un jeune homme ambitieux, dont le cœur et le jugement ne sont pas assez formés pour distinguer sûrement le bon du mauvais, soit corrompu par des maximes qui flattent ses passions.
Mais s'il est mauvais de séduire l'innocence d'un particulier, qui n'influe que légèrement sur les affaires du monde, il l'est d'autant plus de pervertir des princes qui doivent gouverner des peuples, administrer la justice et en donner l'exemple à leurs sujets, être, par leur bonté, par leur magnanimité et leur miséricorde, les images vivantes de la Divinité.
Les inondations qui ravagent des contrées, le feu du tonnerre qui réduit des villes en cendres, le poison de la peste qui désole des provinces, ne sont pas aussi funestes au monde que la dangereuse morale et les passions effrénées des rois : les fléaux célestes ne durent qu'un temps, ils ne ravagent que quelques contrées, et ces pertes, quoique douloureuses, se réparent; mais les crimes des rois font souffrir bien longtemps des peuples entiers.
<69>Ainsi que les rois ont le pouvoir de faire du bien lorsqu'ils en ont la volonté, de même dépend-il d'eux de faire du mal lorsqu'ils l'ont résolu; et combien n'est point déplorable la situation des peuples, lorsqu'ils ont tout à craindre de l'abus du pouvoir souverain, lorsque leurs biens sont en proie à l'avarice du prince, leur liberté à ses caprices, leur repos à son ambition, leur sûreté à sa perfidie, et leur vie à ses cruautés! C'est là le tableau tragique d'un État où régnerait un prince comme Machiavel prétend le former.
Je ne dois pas finir cet Avant-propos sans dire un mot à des personnes qui croient que Machiavel écrivait plutôt ce que les princes font que ce qu'ils doivent faire. Cette pensée a plu à beaucoup de monde, parce qu'elle est satirique.
Ceux qui ont prononcé cet arrêt décisif contre les souverains ont été séduits sans doute par les exemples de quelques mauvais princes contemporains de Machiavel, cités par l'auteur, et par la vie de quelques tyrans qui ont été l'opprobre de l'humanité. Je prie ces censeurs de penser que, comme la séduction du trône est très-puissante, il faut plus qu'une vertu commune pour y résister, et qu'ainsi il n'est point étonnant que, dans un ordre aussi nombreux que celui des princes, il s'en trouve de mauvais parmi les bons. Parmi les empereurs romains, où l'on compte des Nérons, des Caligulas, des Tibères, l'univers se ressouvient avec joie des noms consacrés par les vertus des Titus, des Trajans et des Antonins. Il y a ainsi une injustice criante d'attribuer à<70> tout un corps ce qui ne convient qu'à quelques-uns de ses membres.
On ne devrait conserver dans l'histoire que les noms des bons princes, et laisser mourir à jamais ceux des autres, avec leur indolence, leurs injustices et leurs crimes. Les livres d'histoire diminueraient à la vérité de beaucoup, mais l'humanité y profiterait, et l'honneur de vivre dans l'histoire, de voir son nom passer des siècles futurs jusqu'à l'éternité, ne serait que la récompense de la vertu. Le livre de Machiavel n'infecterait plus les écoles de politique, on mépriserait les contradictions dans lesquelles il est toujours avec lui-même, et le monde se persuaderait que la véritable politique des rois, fondée uniquement sur la justice, la prudence et la bonté, est préférable en tout sens au système décousu et plein d'horreur que Machiavel a eu l'impudence de présenter au public.
<71>CHAPITRE Ier.
Lorsqu'on veut raisonner juste, il faut commencer par approfondir la nature du sujet dont on veut parler, il faut remonter jusqu'à l'origine des choses pour en connaître, autant que l'on peut, les premiers principes; il est facile alors d'en déduire les progrès et toutes les conséquences qui peuvent s'ensuivre. Avant de marquer les différences des États, Machiavel aurait dû, ce me semble, examiner l'origine des princes, et discuter les raisons qui ont pu engager des hommes libres à se donner des maîtres.
Peut-être qu'il n'aurait pas convenu, dans un livre où l'on se proposait de dogmatiser le crime et la tyrannie, de faire mention de ce qui devrait la détruire; il y aurait eu mauvaise grâce à Machiavel de dire que les peuples ont trouvé nécessaire, pour leur repos et leur conservation, d'avoir des juges pour régler leurs différends, des protecteurs pour les maintenir contre leurs ennemis dans la possession de leurs biens, des souverains pour réunir tous leurs différents intérêts en un seul intérêt commun; qu'ils ont d'abord choisi, d'entre eux, ceux qu'ils ont crus les plus sages, les plus équitables, les plus désintéressés, les plus humains, les plus vaillants, pour les gouverner.
C'est donc la justice, aurait-on dit, qui doit faire le principal objet d'un souverain; c'est donc le bien des peuples qu'il gouverne qu'il doit préférer à tout autre intérêt. Que deviennent alors ces idées<72> d'intérêt, de grandeur, d'ambition et de despotisme? Il se trouve que le souverain, bien loin d'être le maître absolu des peuples qui sont sous sa domination, n'en est lui-même que le premier domestique.72-a
Comme je me suis proposé de réfuter ces principes pernicieux en détail, je me réserve d'en parler à mesure que la matière de chaque chapitre m'en fournira l'occasion.
Je dois cependant dire, en général, que ce que j'ai rapporté de l'origine des souverains rend l'action des usurpateurs plus atroce qu'elle ne le serait en ne considérant simplement que leur violence, puisqu'ils contreviennent entièrement à l'intention des peuples, qui se sont donné des souverains pour qu'ils les protégent, et qui ne se sont soumis qu'à cette condition; au lieu qu'en obéissant à l'usurpateur, ils se sacrifient, eux et tous leurs biens, pour assouvir l'avarice et tous les caprices d'un tyran. Il n'y a donc que trois manières légitimes pour devenir maître d'un pays : ou par succession, ou par l'élection des peuples qui en ont le pouvoir, ou lorsque, par une guerre justement entreprise, on fait la conquête de quelques provinces sur l'ennemi.
Je prie ceux pour qui je destine cet ouvrage de ne point oublier ces remarques sur le premier chapitre de Machiavel, puisqu'elles sont comme un pivot sur lequel rouleront toutes mes réflexions suivantes.
<73>CHAPITRE II.
Les hommes ont un certain respect pour tout ce qui est ancien, qui va jusqu'à la superstition; et quand le droit d'héritage se joint à ce pouvoir que l'antiquité a sur les hommes, il n'y a point de joug plus fort et qu'on porte plus aisément. Ainsi je suis loin de contester à Machiavel ce que tout le monde lui accordera, que les royaumes héréditaires sont les plus aisés à gouverner.
J'ajouterai seulement que les princes héréditaires sont fortifiés dans leur possession par la liaison intime qui est entre eux et les plus puissantes familles de l'État, dont la plupart sont redevables de leurs biens ou de leur grandeur à la maison souveraine, et dont la fortune est si inséparable de celle du prince, qu'ils ne peuvent la laisser tomber sans voir que leur chute en serait la suite certaine et nécessaire.
De nos jours, les troupes nombreuses et les armées puissantes que les princes tiennent sur pied en paix comme en guerre contribuent encore à la sûreté des États : elles contiennent l'ambition des princes voisins; ce sont des épées nues qui tiennent celles des autres dans le fourreau.
Mais ce n'est pas assez que le prince soit, comme dit Machiavel, di ordinaria industria; je voudrais encore qu'il songeât à rendre son peuple heureux. Un peuple content ne songera pas à se révolter, un peuple heureux craint plus de perdre son prince, qui est en même<74> temps son bienfaiteur, que ce souverain même ne peut appréhender pour la diminution de sa puissance. Les Hollandais ne se seraient jamais révoltés contre les Espagnols, si la tyrannie des Espagnols n'était parvenue à un excès si énorme, que les Hollandais ne pouvaient plus devenir plus malheureux qu'ils étaient.
Le royaume de Naples et celui de Sicile sont passés plus d'une fois des mains des Espagnols à celles de l'Empereur, et de l'Empereur aux Espagnols; la conquête en a toujours été très-facile, puisque l'une et l'autre domination était très-rigoureuse, et que ces peuples espéraient toujours de trouver des libérateurs dans leurs nouveaux maîtres.
Quelle différence de ces Napolitains aux Lorrains! Lorsqu'ils ont été obligés de changer de domination, toute la Lorraine était en pleurs; ils regrettaient de perdre les rejetons de ces ducs qui, depuis tant de siècles, furent en possession de ce florissant pays, et parmi lesquels on en compte de si estimables par leur bonté, qu'ils mériteraient d'être l'exemple des rois. La mémoire du duc Léopold74-a était encore si chère aux Lorrains, que, quand sa veuve fut obligée de quitter Lunéville, tout le peuple se jeta à genoux au-devant du carrosse, et on arrêta les chevaux à plusieurs reprises; on n'entendait que des cris, et on ne voyait que des larmes.
<75>CHAPITRE III.
Le quinzième siècle, où vivait Machiavel, tenait encore à la barbarie : alors, on préférait la funeste gloire des conquérants, et ces actions frappantes qui imposent un certain respect par leur grandeur, à la douceur, à l'équité, à la clémence et à toutes les vertus; à présent, je vois qu'on préfère l'humanité à toutes les qualités d'un conquérant, et l'on n'a plus guère la démence d'encourager par des louanges des passions cruelles qui causent le bouleversement du monde.
Je demande ce qui peut porter un homme à s'agrandir, et en vertu de quoi il peut former le dessein d'élever sa puissance sur la misère et sur la destruction d'autres hommes, et comment il peut croire qu'il se rendra illustre en ne faisant que des malheureux. Les nouvelles conquêtes d'un souverain ne rendent pas les États qu'il possédait déjà plus opulents ni plus riches, ses peuples n'en profitent point, et il s'abuse s'il s'imagine qu'il en deviendra plus heureux. Combien de princes ont fait, par leurs généraux, conquérir des provinces qu'ils ne voient jamais! Ce sont alors des conquêtes en quelque façon imaginaires, et qui n'ont que peu de réalité pour les princes qui les ont fait faire; c'est rendre bien des gens malheureux pour contenter la fantaisie d'un seul homme qui souvent ne mériterait pas seulement d'être connu.
<76>Mais supposons que ce conquérant soumette tout le monde à sa domination. Ce monde bien soumis, pourra-t-il le gouverner? Quelque grand prince qu'il soit, il n'est qu'un être très-borné; à peine pourra-t-il retenir le nom de ses provinces, et sa grandeur ne servira qu'à mettre en évidence sa véritable petitesse.
Ce n'est point la grandeur du pays que le prince gouverne qui lui donne de la gloire, ce ne seront pas quelques lieues de plus de terrain qui le rendront illustre, sans quoi ceux qui possèdent le plus d'arpents de terre devraient être les plus estimés.
L'erreur de Machiavel sur la gloire des conquérants pouvait être générale de son temps, mais sa méchanceté ne l'était pas assurément. Il n'y a rien de plus affreux que certains moyens qu'il propose pour conserver des conquêtes; à les bien examiner, il n'y en aura pas un qui soit raisonnable ou juste. « On doit, dit ce méchant homme, éteindre la race des princes qui régnaient avant votre conquête. » Peut-on lire de pareils préceptes sans frémir d'horreur et d'indignation? C'est fouler aux pieds tout ce qu'il y a de saint et de sacré dans le monde; c'est ouvrir à l'intérêt le chemin de tous les crimes. Quoi! si un ambitieux s'est emparé violemment des États d'un prince, il aura le droit de le faire assassiner, empoisonner! Mais ce même conquérant, en agissant ainsi, introduit une pratique dans le monde qui ne peut tourner qu'à sa ruine; un autre, plus ambitieux et plus habile que lui, le punira du talion, envahira ses États, et le fera périr avec la même cruauté qu'il fit périr son prédécesseur. Le siècle de Machiavel n'en fournit que trop d'exemples : ne voit-on pas le pape Alexandre VI prêt d'être déposé pour ses crimes, son abominable bâtard César Borgia dépouillé de tout ce qu'il avait envahi, et mourant misérablement, Galéas Sforce assassiné au milieu de l'église de Milan, Louis Sforce l'usurpateur mort en France dans une cage de fer, les princes d'York et de Lancastre se détruisant tour à tour, les empereurs de Grèce assassinés les uns par les autres, jusqu'à ce qu'enfin<77> les Turcs profitèrent de leurs crimes, et exterminèrent leur faible puissance? Si aujourd'hui, parmi les chrétiens, il y a moins de révolutions, c'est que les principes de la saine morale commencent à être plus répandus; les hommes ont plus cultivé leur esprit, ils en sont moins féroces, et peut-être est-ce une obligation qu'on a aux gens de lettres qui ont poli l'Europe.
La seconde maxime de Machiavel est que le conquérant doit établir sa résidence dans ses nouveaux États. Ceci n'est point cruel, et paraît même assez bon à quelques égards; mais l'on doit considérer que la plupart des États des grands princes sont situés de manière qu'ils ne peuvent pas trop bien en abandonner le centre sans que tout l'État s'en ressente; ils sont le premier principe d'activité dans ce corps, ainsi ils n'en peuvent quitter le centre sans que les extrémités ne languissent.
La troisième maxime de politique est, « Qu'il faut envoyer des colonies pour les établir dans les nouvelles conquêtes, qui serviront à en assurer la fidélité. » L'auteur s'appuie sur la pratique des Romains; mais il ne songe pas que si les Romains, en établissant des colonies, n'avaient pas aussi envoyé des légions, ils auraient bientôt perdu leurs conquêtes; il ne songe pas que, outre ces colonies et ces légions, les Romains savaient encore se faire des alliés. Les Romains, dans l'heureux temps de la république, étaient les plus sages brigands qui aient jamais désolé la terre; ils conservaient avec prudence ce qu'ils acquirent avec injustice; mais enfin il arriva à ce peuple ce qui arrive à tout usurpateur : il fut opprimé à son tour.
Examinons à présent si ces colonies pour l'établissement desquelles Machiavel fait commettre tant d'injustices à son prince, si ces colonies sont aussi utiles que l'auteur le dit. Ou vous envoyez dans le pays nouvellement conquis de puissantes colonies, ou vous y en envoyez de faibles. Si ces colonies sont fortes, vous dépeuplez votre État considérablement, et vous chassez un grand nombre de vos nouveaux<78> sujets, ce qui affaiblit vos forces. Si vous envoyez des colonies faibles dans ce pays conquis, elles vous en garantiront mal la possession; ainsi vous aurez rendu malheureux ceux que vous chassez, sans y profiter beaucoup.
On fait donc bien mieux d'envoyer des troupes dans les pays que l'on vient de se soumettre, lesquelles, moyennant la discipline et le bon ordre, ne pourront point fouler les peuples, ni être à charge aux villes où on les met en garnison. Cette politique est meilleure, mais elle ne pouvait être connue du temps de Machiavel : les souverains n'entretenaient point de grandes armées : les troupes n'étaient pour la plupart qu'un amas de bandits, qui pour l'ordinaire ne vivaient que de violences et de rapines; on ne connaissait point alors ce que c'était que des troupes continuellement sous le drapeau en temps de paix, des étapes, des casernes, et mille autres règlements qui assurent un État pendant la paix, et contre ses voisins, et même contre les soldats payés pour le défendre.
« Un prince doit attirer à lui et protéger les petits princes ses voisins, semant la dissension parmi eux afin d'élever ou d'abaisser ceux qu'il veut. » C'est la quatrième maxime de Machiavel, et c'est ainsi qu'en usa Clovis, le premier roi barbare qui se fit chrétien. Il a été imité par quelques princes non moins cruels; mais quelle différence entre ces tyrans et un honnête homme qui serait le médiateur de ces petits princes, qui terminerait leurs différends à l'amiable, qui gagnerait leur confiance par sa probité, et par les marques d'une impartialité entière dans leurs démêlés et d'un désintéressement parfait pour sa personne! Sa prudence le rendrait le père de ses voisins au lieu de leur oppresseur, et sa grandeur les protégerait au lieu de les abîmer.
Il est vrai, d'ailleurs, que des princes qui ont voulu élever d'autres princes avec violence se sont abîmés eux-mêmes; notre siècle en a fourni deux exemples. L'un est celui de Charles XII, qui éleva Sta<79>nislas sur le trône de Pologne, et l'autre est plus récent.79-a Je conclus donc que l'usurpateur ne méritera jamais de gloire, que les assassinats seront toujours abhorrés du genre humain, que les princes qui commettent des injustices et des violences envers leurs nouveaux sujets s'aliéneront tous les esprits au lieu de les gagner, qu'il n'est pas possible de justifier le crime, et que tous ceux qui en voudront faire l'apologie raisonneront aussi mal que Machiavel. Tourner l'art du raisonnement contre le bien de l'humanité, c'est se blesser d'une épée qui ne nous est donnée que pour nous défendre.
<80>CHAPITRE IV.
Pour bien juger du génie des nations, il faut les comparer les unes avec les autres. Machiavel fait en ce chapitre un parallèle des Turcs et des Français, très-différents de coutumes, de mœurs et d'opinions; il examine les raisons qui rendent la conquête de ce premier empire difficile à faire, mais aisée à conserver; de même qu'il remarque ce qui peut contribuer à faire subjuguer la France sans peine, et ce qui, la remplissant de troubles continuels, menace sans cesse le repos du possesseur.
L'auteur n'envisage les choses que d'un point de vue : il ne s'arrête qu'à la constitution des gouvernements; il paraît croire que la puissance de l'empire turc et persan n'était fondée que sur l'esclavage général de ces nations, et sur l'élévation unique d'un seul homme qui en est le chef; il est dans l'idée qu'un despotisme sans restriction, bien établi, est le moyen le plus sûr qu'ait un prince pour régner sans trouble et pour résister vigoureusement à ses ennemis.
Du temps de Machiavel, on regardait encore en France les grands et les nobles comme de petits souverains qui partageaient en quelque manière la puissance du prince, ce qui donnait lieu aux divisions, ce qui fortifiait les partis, et ce qui fomentait de fréquentes révoltes. Je<81> ne sais cependant si le Grand Seigneur n'est pas exposé plutôt à être détrôné qu'un roi de France. La différence qu'il y a entre eux, c'est qu'un empereur turc est ordinairement étranglé par les janissaires, et que les rois de France qui ont péri ont été assassinés par des moines, ou par des monstres que des moines avaient formés. Mais Machiavel parle plutôt, en ce chapitre, de révolutions générales que de cas particuliers; il a deviné à la vérité quelques ressorts d'une machine très-composée, mais il me semble qu'il n'a pas examiné les principaux.
La différence des climats, des aliments et de l'éducation des hommes établit une différence totale entre leur façon de vivre et de penser; de là vient la différence d'un moine italien et d'un Chinois lettré. Le tempérament d'un Anglais profond, mais hypocondre, est tout à fait différent du courage orgueilleux d'un Espagnol; et un Français se trouve avoir aussi peu de ressemblance avec un Hollandais que la vivacité d'un singe en a avec le flegme d'une tortue.
On a remarqué de tout temps que le génie des peuples orientaux était un esprit de constance pour leurs pratiques et leurs anciennes coutumes, dont ils ne se départent presque jamais. Leur religion, différente de celle des Européens, les oblige encore en quelque façon à ne point favoriser l'entreprise de ceux qu'ils appellent les infidèles, au préjudice de leurs maîtres, et d'éviter avec soin tout ce qui pourrait porter atteinte à leur religion et bouleverser leurs gouvernements. Voilà ce qui, chez eux, fait la sûreté du trône plutôt que celle du monarque; car ce monarque est souvent détrôné, mais l'empire n'est jamais détruit.
Le génie de la nation française, tout différent des Musulmans, fut tout à fait ou du moins en partie cause des fréquentes révolutions de ce royaume : la légèreté et l'inconstance a fait le caractère de cette<82> aimable nation; les Français sont inquiets, libertins et très-enclins à s'ennuyer de tout; leur amour pour le changement s'est manifesté jusque dans les choses les plus graves. Il paraît que ces cardinaux haïs et estimés des Français, qui successivement ont gouverné cet empire, ont profité des maximes de Machiavel pour rabaisser les grands, et de la connaissance du génie de la nation pour détourner ces orages fréquents dont la légèreté des sujets menaçait sans cesse les souverains.
La politique du cardinal de Richelieu n'avait pour but que d'abaisser les grands pour élever la puissance du Roi et pour la faire servir de base à toutes les parties de l'État; il y réussit si bien qu'aujourd'hui il ne reste plus de vestiges en France de la puissance des seigneurs et des nobles, et de ce pouvoir dont les rois prétendaient que les grands abusaient.
Le cardinal Mazarin marcha sur les traces de Richelieu; il essuya beaucoup d'oppositions, mais il y réussit; il dépouilla, de plus, le parlement de ses prérogatives, de sorte que cette compagnie n'est aujourd'hui qu'un fantôme à qui il arrive encore quelquefois de s'imaginer qu'il pourrait bien être un corps, mais qu'on fait ordinairement repentir de cette erreur.
La même politique qui porta les ministres à l'établissement d'un despotisme absolu en France leur enseigna l'adresse d'amuser la légèreté et l'inconstance de la nation pour la rendre moins dangereuse; mille occupations frivoles, la bagatelle et le plaisir donnèrent le change au génie des Français, de sorte que ces mêmes hommes qui avaient si longtemps combattu le grand César, qui secouèrent si souvent le joug sous les empereurs, qui appelèrent les étrangers à leur secours du temps des Valois, qui se liguèrent contre Henri IV, qui cabalèrent sous les minorités, ces Français, dis-je, ne sont occupés de nos jours qu'à suivre le torrent de la mode, à changer très-<83>soigneusement de goûts, à mépriser aujourd'hui ce qu'ils ont admiré hier, à mettre l'inconstance et la légèreté en tout ce qui dépend deux, à changer de maîtresses, de lieux, d'amusements et de folie. Ceci n'est pas tout, car de puissantes armées et un très-grand nombre de forteresses assurent à jamais la possession de ce royaume à ses souverains, et ils n'ont à présent rien à redouter des guerres intestines, non plus que des entreprises de leurs voisins.
<84>CHAPITRE V.
« Il n'est point, selon Machiavel, de moyen bien assuré pour conserver un État libre qu'on aura conquis, que de le détruire. » C'est le moyen le plus sûr pour ne point craindre de révolte. Un Anglais eut la démence de se tuer, il y a quelques années, à Londres; on trouva un billet sur sa table, où il justifiait son action, et où il marquait qu'il s'était ôté la vie pour ne jamais devenir malade. Voilà le cas d'un prince qui ruine un État pour ne le point perdre. Je ne parle point d'humanité avec Machiavel, ce serait profaner la vertu; on peut confondre Machiavel par lui-même, par cet intérêt, l'âme de son livre, ce dieu de la politique et du crime.
Vous dites, Machiavel, qu'un prince doit détruire un pays libre nouvellement conquis, pour le posséder plus sûrement; mais répondez-moi : à quelle fin a-t-il entrepris cette conquête? Vous me direz que c'est pour augmenter sa puissance et pour se rendre plus formidable. C'est ce que je voulais entendre, pour vous prouver qu'en suivant vos maximes, il fait tout le contraire; car il lui en coûte beaucoup pour cette conquête, et il ruine ensuite l'unique pays qui pouvait le dédommager de ses pertes. Vous m'avouerez qu'un pays saccagé, dépourvu d'habitants, ne saurait rendre un prince puissant par sa possession. Je crois qu'un monarque qui posséderait les vastes déserts<85> de la Libye et du Barca ne serait guère redoutable, et qu'un million de panthères, de lions et de crocodiles ne vaut pas un million de sujets, des villes riches, des ports navigables remplis de vaisseaux, des citoyens industrieux, des troupes, et tout ce que produit un pays bien peuplé. Tout le monde convient que la force d'un État ne consiste point dans l'étendue de ses bornes, mais dans le nombre de ses habitants. Comparez la Hollande avec la Russie : vous ne voyez qu'îles marécageuses et stériles qui s'élèvent du sein de l'Océan, une petite république qui n'a que quarante-huit lieues de long sur quarante de large; mais ce petit corps est tout nerf, un peuple immense l'habite, et ce peuple industrieux est très-puissant et très-riche; il a secoué le joug de la domination espagnole, qui était alors la monarchie la plus formidable de l'Europe. Le commerce de cette république s'étend jusqu'aux extrémités du monde, elle figure immédiatement après les rois, elle peut entretenir en temps de guerre une armée de cinquante mille combattants, sans compter une flotte nombreuse et bien entretenue.
Jetez, d'un autre côté, les yeux sur la Russie : c'est un pays immense qui se présente à votre vue, c'est un monde semblable à l'univers lorsqu'il fut tiré du chaos. Ce pays est limitrophe, d'un côté, de la Grande-Tartarie et des Indes, d'un autre, de la mer Noire et de la Hongrie; ses frontières s'étendent jusqu'à la Pologne, la Lithuanie et la Courlande; la Suède le borne du côté du nord-ouest. La Russie peut avoir trois cents milles d'Allemagne de large, sur plus de cinq cents milles de longueur; le pays est fertile en blés, et fournit toutes les denrées nécessaires à la vie, principalement aux environs de Moscou et vers la Petite-Tartarie : cependant, avec tous ces avantages, il ne contient tout au plus que quinze millions d'habitants. Cette nation, qui commence à présent à figurer en Europe, n'est guère plus puissante que la Hollande en troupes de mer et de terre, et lui est beaucoup inférieure en richesses et en ressources.
<86>La force d'un État ne consiste point dans l'étendue d'un pays, ni dans la possession d'une vaste solitude ou d'un immense désert, mais dans la richesse des habitants et dans leur nombre. L'intérêt d'un prince est donc de peupler un pays, de le rendre florissant, et non de le dévaster et de le détruire. Si la méchanceté de Machiavel fait horreur, son raisonnement fait pitié, et il aurait mieux fait d'apprendre à bien raisonner que d'enseigner sa politique monstrueuse.
« Un prince doit établir sa résidence dans une république nouvellement conquise. » C'est la troisième maxime de l'auteur; elle est plus modérée que les autres; mais j'ai fait voir dans le troisième chapitre les difficultés qui peuvent s'y opposer.
Il me semble qu'un prince qui aurait conquis une république après avoir eu des raisons justes de lui faire la guerre, pourrait se contenter de l'avoir punie, et lui rendre ensuite sa liberté; peu de personnes penseraient ainsi. Pour ceux qui auraient d'autres sentiments, ils pourraient s'en conserver la possession en établissant de fortes garnisons dans les principales places de leur nouvelle conquête, et en laissant, d'ailleurs, jouir le peuple de toute sa liberté.
Insensés que nous sommes! nous voulons tout conquérir, comme si nous avions le temps de tout posséder, et comme si le terme de notre durée n'avait aucune fin; notre temps passe trop vite, et souvent, lorsqu'on ne croit travailler que pour soi-même, on ne travaille que pour des successeurs indignes ou ingrats.
<87>CHAPITRE VI.
Si les hommes étaient sans passions, Machiavel serait pardonnable de leur en vouloir donner : ce serait un nouveau Prométhée qui ravirait le feu céleste pour animer des automates. Les choses n'en sont point là effectivement, car aucun homme n'est sans passions. Lorsqu'elles sont modérées, elles sont l'âme de la société; mais lorsqu'on leur lâche le frein, elles en font la destruction.
De tous les sentiments qui tyrannisent notre âme, il n'en est aucun de plus funeste pour ceux qui en sentent l'impulsion, de plus contraire à l'humanité et de plus fatal au repos du monde qu'une ambition déréglée, qu'un désir excessif de fausse gloire.
Un particulier qui a le malheur d'être né avec des dispositions semblables est plus misérable encore que fou. Il est insensible pour le présent, et il n'existe que dans les temps futurs; rien dans le monde ne peut le satisfaire, et l'absinthe de l'ambition mêle toujours son amertume à la douceur de ses plaisirs.
Un prince ambitieux est plus malheureux qu'un particulier, car sa folie, étant proportionnée à sa grandeur, n'en est que plus vague, plus indocile et plus insatiable. Si les honneurs, si la grandeur, servent d'aliments à la passion des particuliers, des provinces et des royaumes nourrissent l'ambition des monarques; et comme il est<88> plus facile d'obtenir des charges et des emplois que de conquérir des royaumes, les particuliers peuvent encore plutôt se satisfaire que les princes.
Machiavel leur propose les exemples de Moïse, de Cyrus, de Romulus, de Thésée et d'Hiéron; on pourrait grossir facilement ce catalogue par ceux de quelques auteurs de sectes, comme de Mahomet en Asie, de Manco-Capac en Amérique, d'Odin dans le Nord, de tant de sectaires dans tout l'univers; et que les jésuites du Paraguay me permettent de leur offrir ici une petite place qui ne peut que leur être glorieuse, les mettant au nombre des législateurs.
La mauvaise foi avec laquelle l'auteur use de ces exemples mérite d'être relevée; il est bon de découvrir toutes les finesses et toutes les ruses de ce séducteur.
Machiavel ne fait voir l'ambition que dans son beau jour, si elle en a un; il ne parle que des ambitieux qui ont été secondés de la fortune; mais il garde un profond silence sur ceux qui ont été les victimes de leurs passions. Cela s'appelle en imposer au monde, et l'on ne saurait disconvenir que Machiavel ne joue en ce chapitre le rôle de charlatan du crime.
Pourquoi, en parlant du législateur des Juifs, du premier monarque d'Athènes, du conquérant des Mèdes, du fondateur de Rome, de qui les succès répondirent à leurs desseins, Machiavel n'ajoute-t-il point l'exemple de quelques chefs du parti malheureux, pour montrer que, si l'ambition fait parvenir quelques hommes, elle en perd le plus grand nombre? N'y a-t-il pas eu un Jean de Leyde, chef des anabaptistes, tenaillé, brûlé, et pendu dans une cage de fer à Münster? Si Cromwell a été heureux, son fils n'a-t-il pas été détrôné, n'a-t-il pas vu porter au gibet le corps exhumé de son père? Trois ou quatre Juifs qui se sont dits Messies n'ont-ils pas péri par le dernier supplice, et le dernier n'a-t-il pas fini par être valet de cuisine chez le Grand<89> Seigneur, après s'être fait musulman? Si Pepin détrôna son roi avec l'approbation du pape, Guise le Balafré, qui voulait détrôner le sien avec la même approbation, n'a-t-il pas été assassiné? Ne compte-t-on pas plus de trente chefs de secte, et plus de mille autres ambitieux, qui ont fini par des morts violentes?
Il me semble, d'ailleurs, que Machiavel place assez inconsidérément Moïse avec Romulus, Cyrus et Thésée. Ou Moïse était inspiré, ou il ne l'était point. S'il ne l'était point, ce qu'on n'a garde de supposer, on ne pourrait le regarder alors que comme un imposteur qui se servait de Dieu à peu près comme les poëtes emploient leurs dieux pour machine quand il leur manque un dénoûment. Moïse était, d'ailleurs, si peu habile, à raisonner humainement, qu'il conduisit le peuple juif pendant quarante années par un chemin qu'ils auraient très-commodément fait en six semaines; il avait très-peu profité des lumières des Égyptiens, et il était, en ce sens-là, beaucoup inférieur à Romulus, et à Thésée, et à ces héros. Si Moïse était inspiré de Dieu, comme il se voit sans doute, on ne peut le regarder que comme l'organe aveugle de la toute-puissance divine; et le conducteur des Juifs était, en ce sens, bien inférieur comme homme au fondateur de l'empire romain, au monarque persan, et aux héros qui faisaient par leur propre valeur et par leurs propres forces de plus grandes actions que l'autre n'en faisait avec l'assistance immédiate de Dieu.
J'avoue, en général, et sans prévention, qu'il faut beaucoup de génie, de courage, d'adresse et de conduite pour égaler les hommes dont nous venons de parler; mais je ne sais point si l'épithète de vertueux leur convient. La valeur et l'adresse se trouvent également chez les voleurs de grand chemin et chez les héros; la différence qui est entre eux, c'est que le conquérant est un voleur illustre, et que le voleur ordinaire est un faquin obscur; l'un reçoit des lauriers pour prix de ses violences, et l'autre, la corde.
<90>Il est vrai que, toutes les fois que l'on voudra introduire des nouveautés dans le monde, il se présentera mille obstacles pour les empêcher, et qu'un prophète à la tête d'une armée fera plus de prosélytes que s'il ne combattait qu'avec des arguments.
Il est vrai que la religion chrétienne ne se soutenant que par les disputes fut faible et opprimée, et qu'elle ne s'étendit en Europe qu'après avoir répandu beaucoup de sang; il n'en est pas moins vrai que l'on a pu donner cours à des opinions et à des nouveautés avec peu de peine. Que de religions, que de sectes ont été introduites avec une facilité infinie! Il n'y a rien de plus propre que le fanatisme pour accréditer des nouveautés, et il me semble que Machiavel a parlé d'un ton trop décisif sur cette matière.
Il me reste à faire quelques réflexions sur l'exemple d'Hiéron de Syracuse, que Machiavel propose à ceux qui s'élèveront par le secours de leurs amis et de leurs troupes.
Hiéron se défit de ses amis et de ses soldats, qui l'avaient aidé à l'exécution de ses desseins; il lia de nouvelles amitiés, et il leva d'autres troupes. Je soutiens, en dépit de Machiavel et des ingrats, que la politique d'Hiéron était très-mauvaise, et qu'il y a beaucoup plus de prudence à se fier à des troupes dont on a expérimenté la valeur, et à des amis dont on a éprouvé la fidélité, qu'à des inconnus desquels l'on n'est point assuré. Je laisse au lecteur à pousser ce raisonnement plus loin; tous ceux qui abhorrent l'ingratitude, et qui sont assez heureux pour connaître l'amitié, ne resteront point à sec sur cette matière.
Je dois cependant avertir le lecteur de faire attention aux sens différents que Machiavel assigne aux mots. Qu'on ne s'y trompe pas lorsqu'il dit : « Sans l'occasion, la vertu s'anéantit; » cela signifie chez lui que, sans des circonstances favorables, les fourbes et les téméraires ne sauraient faire usage de leurs talents; c'est le chiffre du crime qui peut uniquement expliquer les obscurités de cet auteur.
<91>Il me semble, en général, pour conclure ce chapitre, que la seule occasion où un particulier peut sans crime s'élever à la royauté, c'est lorsqu'il est né dans un royaume électif, ou lorsqu'il délivre sa patrie.
Sobieski en Pologne, Gustave Wasa en Suède, les Antonins à Rome, voilà les héros de ces deux espèces; que César Borgia soit le modèle des machiavélistes, le mien est Marc-Aurèle.
<92>CHAPITRE VII.
Comparez le prince de M. de Fénelon avec celui de Machiavel : vous verrez dans l'un le caractère d'un honnête homme, de la bonté, de la justice, de l'équité, toutes les vertus, en un mot, poussées à un degré éminent; il semble que ce soit de ces intelligences pures dont on dit que la sagesse est préposée pour veiller au gouvernement du monde. Vous verrez dans l'autre la scélératesse, la fourberie, la perfidie, la trahison, et tous les crimes : c'est un monstre, en un mot, que l'enfer même aurait peine à produire. Mais s'il semble que notre nature se rapproche de celle des anges en lisant le Télémaque, il paraît qu'elle s'approche des démons de l'enfer lorsqu'on lit le Prince de Machiavel. César Borgia, duc de Valentinois, est le modèle sur lequel l'auteur forme son prince, et qu'il a l'impudence de proposer pour exemple à ceux qui s'élèvent dans le monde par le secours de leurs amis ou de leurs armes. Il est donc très-nécessaire de connaître quel était César Borgia, afin de se former une idée du héros, et de l'auteur qui le célèbre.
11 n'y a aucun crime que César Borgia n'ait commis : il fit assassiner son frère, son rival de gloire et d'amour, presque aux yeux de sa propre sœur; il fit massacrer les Suisses du pape, par vengeance contre quelques Suisses qui avaient offensé sa mère; il dépouilla des cardinaux et des hommes riches, pour assouvir sa cupidité; il enleva la Romagne au duc d'Urbin, son possesseur, et fit mettre à mort le<93> cruel d'Orco, son sous-tyran; il fit assassiner, par une affreuse trahison, à Sinigaglia, quelques princes dont il croyait la vie contraire à ses intérêts; il fit noyer une dame vénitienne dont il avait abusé. Mais que de cruautés ne se commirent point par ses ordres, et qui pourrait compter tout le nombre de ses crimes! Tel était l'homme que Machiavel préfère à tous les grands génies de son temps et aux héros de l'antiquité, et dont il trouve la vie et les actions dignes de servir d'exemple à ceux qu'élève la fortune.
Mais je dois combattre Machiavel dans un plus grand détail, afin que ceux qui pensent comme lui ne trouvent plus de subterfuges, et qu'il ne reste aucun retranchement à leur méchanceté.
César Borgia fonda le dessein de sa grandeur sur la dissension des princes d'Italie. Pour usurper tous les biens de mes voisins, il faut les affaiblir; et pour les affaiblir, il faut les brouiller : telle est la logique des scélérats.
Borgia voulait s'assurer d'un appui; il fallut donc qu'Alexandre VI accordât dispense de mariage à Louis XII, pour qu'il lui prêtât son secours. C'est ainsi que tant de politiques se sont joués du monde, et qu'ils ne pensaient qu'à leurs intérêts lorsqu'ils paraissaient le plus attachés à celui du ciel. Si le mariage de Louis XII était de nature à être rompu, le pape l'aurait dû rompre, supposé qu'il en eût eu le pouvoir; si ce mariage n'était pas de nature à être rompu, rien n'aurait dû y déterminer le chef de l'Église romaine.
Il fallait que Borgia se fît des créatures; aussi corrompit-il la faction des Urbins par des présents. Mais ne cherchons point des crimes à Borgia, et passons-lui ses corruptions, ne fût-ce que parce qu'elles ont du moins quelque fausse ressemblance avec les bienfaits. Borgia voulait se défaire de quelques princes de la maison d'Urbin, de Vitellozzo, d'Oliverotto de Fermo, etc.; et Machiavel dit qu'il eut la prudence de les faire venir à Sinigaglia, où il les fit périr par trahison.
<94>Abuser de la bonne foi des hommes, user de ruses infâmes, trahir se parjurer, assassiner, voilà ce que le docteur de la scélératesse appelle prudence. Mais je demande s'il y a de la prudence aux hommes de montrer comme on peut manquer de foi, et comme on peut se parjurer. Si vous renversez la bonne foi et le serment, quels seront les garants que vous aurez de la fidélité des hommes? Donnez-vous des exemples de trahison, craignez d'être trahi; en donnez-vous d'assassinat, craignez la main de vos disciples.
Borgia établit le cruel d'Orco gouverneur de la Romagne, pour réprimer quelques désordres; Borgia punit avec barbarie en d'autres de moindres vices que les siens. Le plus violent des usurpateurs, le plus faux des parjures, le plus cruel des assassins et des empoisonneurs condamne aux plus affreux supplices quelques filous, quelques esprits remuants qui copiaient le caractère de leur nouveau maître en miniature et selon leur petite capacité.
Ce roi de Pologne dont la mort vient de causer tant de troubles en Europe agissait bien plus conséquemment et plus noblement envers ses sujets saxons. Les lois de Saxe condamnaient tout adultère à avoir la tête tranchée. Je n'approfondis point l'origine de cette loi barbare, qui paraît plus convenable à la jalousie italienne qu'à la patience allemande. Un malheureux transgresseur de cette loi est condamné. Auguste devait signer l'arrêt de mort; mais Auguste était sensible à l'amour et à l'humanité : il donna sa grâce au criminel, et il abrogea une loi qui le condamnait tacitement lui-même.
La conduite de ce roi était d'un homme sensible et humain; César Borgia ne punissait qu'en tyran féroce. Borgia fait mettre ensuite en pièces le cruel d'Orco, qui avait si parfaitement rempli ses intentions, afin de se rendre agréable au peuple en punissant l'organe de sa barbarie. Le poids de la tyrannie ne s'appesantit jamais davantage que lorsque le tyran veut revêtir les dehors de l'innocence, et que l'oppression se fait à l'ombre des lois.
<95>Borgia, poussant la prévoyance jusqu'au delà de la mort du pape son père, commençait par exterminer tous ceux qu'il avait dépouillés de leurs biens, afin que le nouveau pape ne s'en pût servir contre lui. Voyez la cascade du crime : pour fournir aux dépenses, il faut avoir des biens; pour en avoir, il faut en dépouiller les possesseurs; et pour en jouir avec sûreté, il faut les exterminer : raisonnement des voleurs de grand chemin.
Borgia, pour empoisonner quelques cardinaux, les prie à souper chez son père. Le pape et lui prennent par mégarde d'un breuvage empoisonné : Alexandre VI en meurt, Borgia en réchappe pour traîner une vie malheureuse, digne salaire d'empoisonneurs et d'assassins.
Voilà la prudence, l'habileté et les vertus que Machiavel ne saurait se lasser de louer. Le fameux évêque de Meaux, le célèbre évêque de Nîmes, l'éloquent panégyriste de Trajan, n'en eussent pas dit plus pour leur héros que Machiavel pour César Borgia. Si l'éloge qu'il en fait n'était qu'une ode, ou une figure de rhétorique, on pourrait louer sa subtilité, en détestant son choix; mais c'est tout le contraire : c'est un traité de politique qui doit passer à la postérité, c'est un ouvrage très-sérieux, dans lequel Machiavel est si impudent que d'accorder des louanges au monstre le plus abominable que l'enfer ait vomi sur la terre. C'est s'exposer de sang-froid à la haine du genre humain.
<96>CHAPITRE VIII.
Je ne me sers que des propres paroles de Machiavel pour le confondre. Que pourrais-je dire de lui de plus atroce, sinon qu'il donne ici des règles pour ceux que leurs crimes élèvent à la grandeur suprême? C'est le titre de ce chapitre.
Si Machiavel enseignait le crime, s'il dogmatisait la perfidie dans une université de traîtres, il ne serait pas étonnant qu'il traitât des matières de cette nature : mais il parle à tous les hommes. Car un auteur qui se fait imprimer se communique à l'univers; il s'adresse principalement à ceux d'entre les hommes qui doivent être les plus vertueux, puisqu'ils sont destinés à gouverner les autres. Qu'y a-t-il de plus infâme, de plus insolent, que de leur enseigner la trahison, la perfidie et le meurtre? Il serait plutôt à souhaiter, pour le bien des hommes, que des exemples pareils à ceux d'Agathocles et d'Oliverotto de Fermo, que Machiavel se fait un plaisir de citer, fussent à jamais ignorés.
La vie d'un Agathocles ou d'un Oliverotto de Fermo sont capables de développer en un homme que son instinct porte à la scélératesse ce germe dangereux qu'il renferme en soi sans le bien connaître. Combien de jeunes gens qui se sont gâté l'esprit par la lecture des romans, qui ne voyaient et ne pensaient plus que comme Gandalin<97> ou Médor!97-a Il y a quelque chose d'épidémique dans la façon de penser, s'il m'est permis de m'exprimer ainsi, qui se communique d'un esprit à l'autre. Cet homme extraordinaire, ce roi aventurier digne de l'ancienne chevalerie, ce héros vagabond dont toutes les vertus, poussées à un certain excès, dégénèrent en vices, Charles XII, en un mot, portait depuis sa plus tendre enfance la vie d'Alexandre le Grand sur soi,97-b et bien des personnes qui ont connu particulièrement cet Alexandre du Nord assurent que c'était Quinte- Curce qui ravagea la Pologne, que Stanislas devint roi d'après Abdolonyme, et que la bataille d'Arbèles occasionna la défaite de Poltawa.
Me serait-il permis de descendre d'un aussi grand exemple à de moindres? Il me semble que, lorsqu'il s'agit de l'histoire de l'esprit humain, la différence des conditions et des états disparaissant, les rois ne sont que des hommes, et tous les hommes sont égaux; il ne s'agit que des impressions ou des modifications, en général, qu'ont produites de certaines choses extérieures sur l'esprit humain.
Toute l'Angleterre sait ce qui arriva à Londres il y a quelques années : on y représenta une assez médiocre comédie sous le titre des Voleurs et des tours de gueux; le sujet de cette pièce était l'imitation de quelques tours de souplesse et de filouteries de voleurs. Il se trouva que beaucoup de personnes s'aperçurent, au sortir de ces représentations, de la perte de leurs bagues, de leurs tabatières et de leurs montres, et l'auteur se fit si promptement des disciples, qu'ils pratiquaient ses leçons dans le parterre même. Ceci prouve assez, ce me semble, combien il est pernicieux de citer de mauvais exemples.
La première réflexion de Machiavel sur Agathocles et sur Fermo roule sur les raisons qui les soutinrent dans leurs petits États malgré leurs cruautés. L'auteur l'attribue à ce qu'ils avaient commis ces cruautés à propos : or, être prudemment barbare et exercer la tyrannie<98> conséquemment signifie, selon ce politique, exécuter tout d'un coup et à la fois toutes les violences et tous les crimes que l'on juge utiles à ses intérêts.
Faites assassiner ceux qui vous sont suspects et dont vous vous méfiez, et ceux qui se déclarent vos ennemis, mais ne faites point traîner votre vengeance. Machiavel approuve des actions semblables aux Vêpres siciliennes, à l'affreux massacre de la Saint-Barthélemy, où des cruautés se commirent qui font frémir l'humanité. Ce monstre ne compte pour rien l'horreur de ces crimes, pourvu qu'on les commette d'une manière qui en impose aux peuples, qui effraye au moment où ils sont récents; et il en donne pour raison que les idées s'en évanouissent plus facilement dans le public que celles des cruautés successives et continues des princes : comme s'il n'était pas également mauvais de faire périr mille personnes en un jour, ou de les faire assassiner par intervalles.
Ce n'est pas tout que de confondre l'affreuse morale de Machiavel; il faut encore le convaincre de fausseté et de mauvaise foi.
Il est premièrement faux, comme le rapporte Machiavel, qu'Agathocles ait joui en paix du fruit de ses crimes : il a été presque toujours en guerre contre les Carthaginois; il fut même obligé d'abandonner son armée en Afrique, qui massacra ses enfants après son départ; et il mourut lui-même d'un breuvage empoisonné que son petit-fils lui fit prendre. Oliverotto de Fermo périt par la perfidie de Borgia, digne salaire de ses crimes; et comme ce fut une année après son usurpation, sa chute paraît si accélérée, qu'elle semble avoir prévenu par sa punition ce que lui préparait la haine publique.
L'exemple d'Oliverotto de Fermo ne devait donc point être cité par l'auteur, puisqu'il ne prouve rien. Machiavel voudrait que le crime fût heureux, et il se flatte par là d'avoir quelque bonne raison de l'accréditer, ou du moins un argument passable à produire.
Mais supposons que le crime puisse se commettre avec sécurité,<99> et qu'un tyran puisse exercer impunément la scélératesse : quand même il ne craindrait point une mort tragique, il sera également malheureux de se voir l'opprobre du genre humain; il ne pourra point étouffer ce témoignage intérieur de sa conscience qui dépose contre lui; il ne pourra point imposer silence à cette voix puissante qui se fait entendre sur les trônes des rois; il ne pourra point éviter cette funeste mélancolie qui frappera son imagination, qui sera son bourreau en ce monde.
Qu'on lise la vie d'un Denys, d'un Tibère, d'un Néron, d'un Louis XI, d'un tyran Basiliewitsch, etc.; l'on verra que ces monstres, également insensés et furieux, finirent de la manière du monde la plus malheureuse. L'homme cruel est d'un tempérament misanthrope et atrabilaire; si dès son jeune âge il ne combat pas cette malheureuse disposition de son corps, il ne saurait manquer de devenir aussi furieux qu'insensé. Quand même donc il n'y aurait point de justice sur la terre et point de Divinité au ciel, il faudrait d'autant plus que les hommes fussent vertueux, puisque la vertu les unit et leur est absolument nécessaire pour leur conservation, et que le crime ne peut que les rendre infortunés et les détruire.
<100>CHAPITRE IX.
Il n'y a point de sentiment plus inséparable de notre être que celui de la liberté; depuis l'homme le plus policé jusqu'au plus barbare, tous en sont pénétrés également; car, comme nous naissons sans chaînes, nous prétendons vivre sans contrainte. C'est cet esprit d'indépendance et de fierté qui a produit tant de grands hommes dans le monde, et qui a donné lieu aux gouvernements républicains, lesquels établissent une espèce d'égalité entre les hommes, et les rapprochent d'un état naturel.
Machiavel donne, en ce chapitre, de bonnes maximes de politique à ceux qui s'élèvent à la puissance suprême par le consentement des chefs d'une république; voilà presque le seul cas où il permette d'être honnête homme, mais malheureusement ce cas n'arrive presque jamais. L'esprit républicain, jaloux à l'excès de sa liberté, prend ombrage de tout ce qui peut lui donner des entraves, et se révolte contre la seule idée d'un maître. On connaît dans l'Europe des peuples qui ont secoué le joug de leurs tyrans pour jouir de l'indépendance; mais on n'en connaît point qui, de libres qu'ils étaient, se soient assujettis à un esclavage volontaire.
Plusieurs républiques sont retombées, par la suite des temps, sous le despotisme; il paraît même que ce soit un malheur inévitable, qui les attend toutes. Car, comment une république résisterait-elle éter<101>nellement à toutes les causes qui minent sa liberté? Comment pourrait-elle contenir toujours l'ambition des grands qu'elle nourrit dans son sein? Comment pourrait-elle à la longue veiller sur les séductions et les sourdes pratiques de ses voisins, et sur la corruption de ses membres, tant que l'intérêt sera tout-puissant chez les hommes? Comment peut-elle espérer de sortir toujours heureusement des guerres qu'elle aura à soutenir? Comment pourra-t-elle prévenir ces conjonctures fâcheuses pour sa liberté, ces moments critiques et décisifs, et ces hasards qui favorisent les corrompus et les audacieux? Si les troupes sont commandées par des chefs lâches et timides, elle deviendra la proie de ses ennemis; et si elles ont à leur tête des hommes vaillants et hardis, ils seront dangereux dans la paix, après avoir servi dans la guerre.
Les républiques se sont presque toutes élevées de l'abîme de la tyrannie au comble de la liberté, et elles sont presque toutes retombées de cette liberté dans l'esclavage. Ces mêmes Athéniens qui, du temps de Démosthène, outrageaient Philippe de Macédoine, rampèrent devant Alexandre; ces mêmes Romains qui abhorraient la royauté après l'expulsion des rois, souffrirent patiemment, après la révolution de quelques siècles, toutes les cruautés de leurs empereurs; et ces mêmes Anglais qui mirent à mort Charles Ier parce qu'il empiétait sur leurs droits, plièrent la roideur de leur courage sous la puissance altière de leur protecteur. Ce ne sont donc point ces républiques qui se sont donné des maîtres par leur choix, mais des hommes entreprenants qui, aidés de quelques conjonctures favorables, les ont soumises contre leur volonté.
De même que les hommes naissent, vivent un temps, et meurent par maladies ou par l'âge, de même les républiques se forment, fleurissent quelques siècles, et périssent enfin par l'audace d'un citoyen ou par les armes de leurs ennemis. Tout a son période, tous les empires et les plus grandes monarchies même n'ont qu'un temps; les<102> républiques sentent toutes que ce temps arrivera, et elles regardent toute famille trop puissante comme le germe de la maladie qui doit leur donner le coup de la mort.
On ne persuadera jamais à des républicains vraiment libres de se donner un maître, je dis le meilleur maître; car ils vous diront toujours : Il vaut mieux dépendre des lois que du caprice d'un seul homme.
<103>CHAPITRE X.
Depuis le temps où Machiavel écrivait son Prince politique, le monde est si fort changé, qu'il n'est presque plus reconnaissable. Si quelque habile capitaine de Louis XII reparaissait de nos jours, il serait entièrement désorienté : il verrait qu'on fait la guerre avec des armées innombrables, que l'on peut à peine faire subsister en campagne, entretenues pendant la paix comme dans la guerre; au lieu que de son temps, pour frapper les grands coups et pour exécuter les grandes entreprises, une poignée de monde suffisait, et les troupes étaient congédiées après la guerre finie. Au lieu de ces vêtements de fer, de ces lances, de ces arquebuses à rouet, il trouverait des habits d'ordonnance, des fusils et des baïonnettes, des méthodes nouvelles pour camper, pour assiéger, pour donner bataille, et l'art de faire subsister des troupes tout aussi nécessaire à présent que le pouvait être autrefois celui de battre l'ennemi.
Mais que ne dirait pas Machiavel lui-même, s'il pouvait voir la nouvelle forme du corps politique de l'Europe, et tant de grands princes qui figurent à présent dans le monde, qui n'y étaient pour rien alors, la puissance des rois solidement établie, la manière de négocier des souverains, et cette balance qu'établit en Europe l'alliance de quelques princes considérables pour s'opposer aux ambitieux, et qui n'a pour but que le repos du monde!
<104>Toutes ces choses ont produit un changement si général et si universel, qu'elles rendent la plupart des maximes de Machiavel inapplicables à notre politique moderne. C'est ce que fait voir principalement ce chapitre. Je dois en rapporter quelques exemples.
Machiavel suppose, « Qu'un prince dont le pays est étendu, qui avec cela a beaucoup d'argent et de troupes, peut se soutenir par ses propres forces, sans l'assistance d'aucun allié, contre les attaques de ses ennemis. »
C'est ce que j'ose contredire; je dis même plus, et j'avance qu'un prince, quelque redouté qu'il soit, ne saurait lui seul résister à des ennemis puissants, et qu'il lui faut nécessairement le secours de quelques alliés. Si le plus formidable, le plus puissant prince de l'Europe, si Louis XIV fut sur le point de succomber dans la guerre de la succession d'Espagne, et que, faute d'alliances, il ne put presque plus résister à la ligue de tant de rois et de princes, qui pensa l'accabler, à plus forte raison tout souverain qui lui est inférieur ne peut-il, sans hasarder beaucoup, demeurer isolé et privé de fortes alliances.
On dit, et cela se répète sans beaucoup de réflexion, que les traités sont inutiles, puisqu'on n'en remplit presque jamais tous les points, et qu'on n'est pas plus scrupuleux là-dessus dans notre siècle qu'en tout autre. Je réponds à ceux qui pensent ainsi, que je ne doute nullement qu'ils ne trouvent des exemples anciens et même très-récents de princes qui n'ont point rempli exactement leurs engagements; mais cependant qu'il est toujours très-avantageux de faire des traités. Les alliés que vous vous faites seront autant d'ennemis que vous aurez de moins, et, s'ils ne vous sont d'aucun secours, vous les réduirez toujours certainement à observer une exacte neutralité.
Machiavel parle ensuite des principini, de ces souverains en miniature qui, n'ayant que de petits États, ne peuvent point mettre d'armée en campagne. L'auteur appuie beaucoup sur ce qu'ils doivent<105> fortifier leur capitale, afin de s'y renfermer avec leurs troupes en temps de guerre.
Les princes italiens dont parle Machiavel ne sont proprement que des hermaphrodites de souverains et de particuliers; ils ne jouent le rôle de grands seigneurs qu'avec leurs domestiques. Ce qu'on pourrait leur conseiller de meilleur serait, ce me semble, de diminuer en quelque chose l'opinion infinie qu'ils ont de leur grandeur, de la vénération extrême qu'ils ont pour leur ancienne et illustre race, et du zèle inviolable qu'ils ont pour leurs armoiries. Les personnes sensées disent qu'ils feraient mieux de ne figurer dans le monde que comme des seigneurs qui sont bien à leur aise, de quitter une bonne fois les échasses sur lesquelles leur orgueil les monte, de n'entretenir tout au plus qu'une garde suffisante pour chasser les voleurs de leur château, en cas qu'il y en eût d'assez affamés pour y chercher subsistance, et de raser les remparts, les murailles et tout ce qui peut donner l'air d'une place forte à leur résidence.
En voici les raisons : la plupart des petits princes, et nommément ceux d'Allemagne, se ruinent par la dépense, excessive à proportion de leurs revenus, que leur fait faire l'ivresse de leur vaine grandeur; ils s'abîment pour soutenir l'honneur de leur maison, et ils prennent par vanité le chemin de la misère et de l'hôpital; il n'y a pas jusqu'au cadet du cadet d'une ligne apanagée qui ne s'imagine d'être quelque chose de semblable à Louis XIV : il bâtit son Versailles, il a ses maîtresses, il entretient ses armées.
Il y a actuellement un certain prince105-a apanagé d'une grande maison105-b qui, par un raffinement de grandeur, entretient exactement<106> à son service tous les corps de troupes qui composent la maison d'un grand roi, et cela si fort en diminutif, qu'il faut un microscope pour apercevoir chacun de ces corps en particulier; son armée serait peut-être assez forte pour représenter une bataille sur le théâtre de Vérone.
J'ai dit, en second lieu, que les petits princes faisaient mal de fortifier leur résidence, et la raison en est toute simple : ils ne sont pas dans le cas de pouvoir être assiégés par leurs semblables, puisque des voisins plus puissants qu'eux se mêlent d'abord de leur démêlé, et leur offrent une médiation qu'il ne dépend pas d'eux de refuser; ainsi, au lieu de sang répandu, deux coups de plume terminent leurs petites querelles.
A quoi leur serviraient donc leurs forteresses? Quand même elles seraient en état de soutenir un siége de la longueur de celui de Troie contre leurs petits ennemis, elles n'en soutiendraient pas un comme celui de Jéricho devant les armées d'un monarque puissant. Si, d'ailleurs, de grandes guerres se font dans leur voisinage, il ne dépend pas d'eux de rester neutres, ou ils sont totalement ruinés; et s'ils embrassent le parti d'une des puissances belliqueuses, leur capitale devient la place de guerre de ce prince.
L'idée que Machiavel nous donne des villes impériales d'Allemagne est toute différente de ce qu'elles sont à présent; un pétard suffirait, et même un mandement de l'Empereur, pour le rendre maître de ces villes. Elles sont toutes mal fortifiées, la plupart avec d'anciennes murailles flanquées en quelques endroits par de grosses tours, et entourées par des fossés que des terres écroulées ont presque entièrement comblés. Elles ont peu de troupes, et celles qu'elles entretiennent sont mal disciplinées; leurs officiers sont, ou le rebut de l'Allemagne, pour la plupart, ou de vieilles gens qui ne sont plus en état de servir.<107> Quelques-unes des villes impériales ont une assez bonne artillerie; mais cela ne suffirait point pour s'opposer à l'Empereur, qui a coutume de leur faire sentir assez souvent leur faiblesse.
En un mot, faire la guerre, livrer des batailles, attaquer ou défendre des forteresses, est uniquement l'affaire des grands souverains : et ceux qui veulent les imiter sans en avoir la puissance ressemblent à celui qui contrefaisait le bruit du tonnerre et se croyait Jupiter.107-a
<108>CHAPITRE XI.
Je ne vois guère dans l'antiquité de prêtres devenus souverains. Il me semble que, de tous les peuples dont il nous est resté quelque faible connaissance, il n'y a que les Juifs qui aient eu une suite de pontifes despotiques. Il n'est pas étonnant que, dans la plus superstitieuse et la plus ignorante de toutes les nations barbares, ceux qui étaient à la tête de la religion aient enfin usurpé le maniement des affaires; mais partout ailleurs il me semble que les prêtres ne se mêlaient que de leurs fonctions. Ils sacrifiaient, ils recevaient un salaire, ils avaient quelques prérogatives; mais ils n'instruisaient ni ne gouvernaient; et c'est, je crois, parce qu'ils n'avaient ni dogmes pour diviser les peuples, ni puissance pour en abuser, qu'il n'y eut jamais chez eux aucune guerre de religion.
Lorsque l'Europe, dans la décadence de l'empire romain, fut une anarchie de barbares, tout fut divisé en mille petites souverainetés; beaucoup d'évêques se firent princes, et ce fut l'évêque de Rome qui donna l'exemple. Il semble que sous ces gouvernements ecclésiastiques les peuples dussent vivre assez heureux; car des princes électifs, des princes élevés à la souveraineté dans un âge avancé, des princes enfin dont les États sont très-bornés, tels que ceux des ecclésiastiques, doivent ménager leurs sujets, sinon par religion, du moins par politique.
<109>Il est certain cependant qu'aucun pays ne fourmille plus de mendiants que ceux des prêtres; c'est là qu'on peut voir un tableau touchant de toutes les misères humaines, non pas de ces pauvres que la libéralité et les aumônes des souverains y attirent, de ces insectes qui s'attachent aux riches et qui rampent à la suite de l'opulence, mais de ces gueux faméliques que la charité de leur souverain prive du nécessaire, pour prévenir la corruption et les abus que le peuple a coutume de faire de la superfluité.
Ce sont sans doute les lois de Sparte, où l'argent était défendu, sur lesquelles se fondent les principes de la plupart de ces gouvernements ecclésiastiques, à la différence près que les prélats se réservent l'usage des biens dont les sujets sont privés. Heureux, disent-ils, sont les pauvres, car ils hériteront le royaume des cieux! Et comme ils veulent que tout le monde se sauve, ils ont soin de rendre tout le monde indigent.
Rien ne devrait être plus édifiant que l'histoire des chefs de l'Église et des vicaires de Jésus-Christ; on se persuade d'y trouver des exemples de mœurs irréprochables et saintes; cependant c'est tout le contraire : ce ne sont que des obscénités, des abominations et des sources de scandale; et l'on ne saurait lire la vie des papes sans détester plus d'une fois leurs cruautés et leurs perfidies.
On y voit en gros leur ambition appliquée à augmenter leur puissance temporelle et spirituelle, leur avarice occupée à faire passer la substance des peuples dans leurs familles, pour enrichir leurs neveux, leurs maîtresses ou leurs bâtards.
Ceux qui réfléchissent peu trouvent singulier que les peuples souffrent avec tant de docilité et de patience l'oppression de cette espèce de souverains, qu'ils n'ouvrent point les yeux sur les vices et sur les excès des ecclésiastiques, et qu'ils endurent d'un front tondu ce qu'ils ne souffriraient point d'un front couronné de lauriers. Ce phénomène paraît moins étrange à ceux qui connaissent le pouvoir<110> de la superstition sur les idiots, et du fanatisme sur l'esprit humain; ils savent que la religion est une ancienne machine qui ne s'usera jamais, dont on s'est servi de tout temps pour s'assurer de la fidélité des peuples et pour mettre un frein à l'indocilité de la raison humaine; ils savent que l'erreur peut aveugler les hommes les plus pénétrants, et qu'il n'y a rien de plus triomphant que la politique de ceux qui mettent le ciel et l'enfer, Dieu et les damnés en œuvre pour parvenir à leurs desseins. Tant il est vrai que la religion même, cette source la plus pure de tous nos biens, devient souvent, par un trop déplorable abus, l'origine et le principe de nos maux.
L'auteur remarque très-judicieusement ce qui contribua le plus à l'élévation du saint-siége. Il en attribue la raison principale à l'habile conduite d'Alexandre VI, de ce pontife qui poussait sa cruauté et son ambition à un excès énorme, et qui ne connaissait de justice que son intérêt. Or, s'il est vrai qu'un des plus méchants hommes qui ait jamais porté la tiare soit celui qui ait le plus affermi la puissance papale, que doit-on penser des héros de Machiavel?
L'éloge de Léon X fait la conclusion de ce chapitre, dont l'ambition, les débauches et l'irréligion sont assez connues. Machiavel ne le loue pas précisément par ces qualités-là, mais il lui fait sa cour : de tels princes méritaient de tels courtisans. S'il ne louait Léon X que comme un prince magnifique et restaurateur des arts, il aurait raison; mais il le loue comme politique.
<111>CHAPITRE XII.
Tout est varié dans l'univers : les tempéraments des hommes sont différents, et la nature établit la même variété, si j'ose m'exprimer ainsi, dans le tempérament des États. J'entends, en général, par le tempérament d'un État sa situation, son étendue, le nombre, le génie de ses peuples, son commerce, ses coutumes, ses lois, son fort, son faible, ses richesses et ses ressources.
Cette différence de gouvernement est très-sensible, et elle est infinie lorsque l'on veut descendre jusque dans les détails; et de même que les médecins ne possèdent aucun secret qui convienne à toutes les maladies et à toutes les complexions, de même les politiques ne sauraient-ils prescrire des règles générales dont l'application soit à l'usage de toutes les formes de gouvernement.
Cette réflexion me conduit à examiner le sentiment de Machiavel sur les troupes étrangères et mercenaires. L'auteur en rejette entièrement l'usage, s'appuyant sur des exemples par lesquels il prétend que ces troupes ont été plus préjudiciables aux États qui s'en sont servis qu'elles ne leur ont été de quelque secours.
Il est sûr, et l'expérience a fait voir, en général, que les meilleures troupes d'un État sont les nationales. On pourrait appuyer ce sentiment par les exemples de la valeureuse résistance de Léonidas aux Thermopyles, et surtout par les progrès étonnants de l'empire romain<112> et des Arabes. Cette maxime de Machiavel peut donc convenir à tous les peuples assez riches d'habitants pour qu'ils puissent fournir un nombre suffisant de soldats pour leur défense. Je suis persuadé comme l'auteur, que l'État est mal servi par des mercenaires, et que la fidélité et le courage de soldats possessionnés dans le pays les surpasse de beaucoup. Il est principalement dangereux de laisser languir dans l'inaction et de laisser efféminer ses sujets par la mollesse, dans le temps que les fatigues de la guerre et les combats aguerrissent ses voisins.
On a remarqué plus d'une fois que les États qui sortaient des guerres civiles ont été infiniment supérieurs à leurs ennemis, parce que tout est soldat dans une guerre civile, que le mérite s'y distingue indépendamment de la faveur, que tous les talents s'y développent, et que les hommes y prennent l'habitude de déployer ce qu'ils ont d'art et de courage.
Cependant il y a des cas qui semblent demander exemption de cette règle. Si des royaumes ou des empires ne produisent pas une aussi grande multitude d'hommes qu'il en faut pour les armées et qu'en consume la guerre, la nécessité oblige de recourir aux mercenaires, comme l'unique moyen de suppléer aux défauts de l'État.
On trouve alors des expédients qui lèvent la plupart des difficultés, et, ce que Machiavel trouve de vicieux dans cette espèce de milice, on mêle soigneusement les étrangers avec les nationaux, pour les empêcher de faire bande à part, et pour les façonner à la même discipline et à la même fidélité; et l'on porte sa principale attention sur ce que le nombre d'étrangers n'excède point le nombre des nationaux.
Il y a un roi du Nord dont l'armée est composée de cette sorte de mixtes,112-a et qui n'en est pas moins puissant et formidable. La plupart des troupes européennes sont composées de nationaux et de mercenaires; ceux qui cultivent les terres, ceux qui habitent les villes,<113> moyennant une certaine taxe qu'ils payent pour l'entretien des troupes qui doivent les défendre, ne vont plus à la guerre. Les soldats ne sont composés que de la plus vile partie des peuples, de fainéants qui aiment mieux l'oisiveté que le travail, de débauchés qui cherchent la licence et l'impunité dans les troupes, de jeunes écervelés indociles à leurs parents, qui s'enrôlent par légèreté : tous ceux-là ont aussi peu d'inclination et d'attachement pour leur maître que les étrangers. Que ces troupes sont différentes de ces Romains qui conquirent le monde! Ces désertions si fréquentes de nos jours dans toutes les armées étaient quelque chose d'inconnu chez les Romains; ces hommes qui combattaient pour leur famille, pour leurs pénates, pour la bourgeoisie romaine, et pour tout ce qu'ils avaient de plus cher dans cette vie, ne pensaient pas à trahir tant d'intérêts à la fois par une lâche désertion.
Ce qui fait la sûreté des grands princes de l'Europe, c'est que leurs troupes sont à peu près semblables, et qu'ils n'ont, de ce côté-là, aucuns avantages les uns sur les autres. Il n'y a que les troupes suédoises qui soient bourgeois, paysans et soldats en même temps;113-a mais aussi, lorsqu'ils sont à la guerre, presque personne ne reste dans l'intérieur du pays pour labourer la terre. Ainsi leur puissance n'est aucunement formidable, puisqu'ils ne peuvent rien à la longue sans se ruiner eux-mêmes plus que leurs ennemis.
Voilà pour les mercenaires. Quant à la manière dont un grand prince doit faire la guerre, je me range entièrement du sentiment de Machiavel. Effectivement un grand prince doit prendre sur lui la conduite de ses troupes, rester dans son armée comme dans sa résidence; son intérêt, son devoir, sa gloire, tout l'y engage. Comme il est le chef de la justice distributive, il est également le protecteur et le défenseur de ses peuples; il doit regarder la défense de ses sujets<114> comme un des objets les plus importants de son ministère, qu'il ne doit, par cette raison, confier qu'à lui-même. Son intérêt semble requérir nécessairement qu'il se trouve en personne à son armée puisque tous les ordres émanent de sa personne, et qu'alors le conseil et l'exécution se suivent avec une rapidité extrême. Sa présence met fin, d'ailleurs, à la mésintelligence des généraux, si funeste aux armées et si préjudiciable aux intérêts du maître; elle met plus d'ordre pour ce qui regarde les magasins, les munitions et les provisions de guerre, sans lesquelles un César, à la tête de cent mille combattants, ne fera jamais rien. Comme c'est le prince qui fait livrer les batailles, il semble que ce serait aussi à lui d'en diriger l'exécution et de communiquer par sa présence l'esprit de valeur et d'assurance à ses troupes; il n'est à leur tête que pour donner l'exemple.
Mais, dira-t-on, tout le monde n'est pas né soldat, et beaucoup de princes n'ont ni le talent, ni l'expérience, ni le courage nécessaire pour commander une armée. Cela est vrai, je l'avoue; cependant cette objection ne doit pas m'embarrasser beaucoup; car il se trouve toujours des généraux assez entendus dans une armée, et le prince n'a qu'à suivre leurs conseils; la guerre s'en fera toujours mieux que lorsque le général est sous la tutelle du ministère, qui, n'étant point à l'armée, est hors d'état de juger des choses, et qui met souvent le plus habile général hors d'état de donner des marques de sa capacité.
Je finirai ce chapitre après avoir relevé une phrase de Machiavel qui m'a paru très-singulière. « Les Vénitiens, dit-il, se défiant du duc de Carmagnole, qui commandait leurs troupes, furent obligés de le faire sortir de ce monde. »
Je n'entends point, je l'avoue, ce que c'est que d'être obligé de faire sortir quelqu'un de ce monde, à moins que ce ne soit le trahir, l'empoisonner, l'assassiner. C'est ainsi que le docteur du crime croit<115> rendre les actions les plus noires et les plus coupables innocentes, en adoucissant les termes.
Les Grecs avaient coutume de se servir de périphrases lorsqu'ils parlaient de la mort, parce qu'ils ne pouvaient pas soutenir sans une secrète horreur tout ce que le trépas a d'épouvantable. Machiavel périphrase les crimes, parce que son cœur, révolté contre son esprit, ne saurait digérer toute crue l'exécrable morale qu'il enseigne.
Quelle triste situation lorsqu'on rougit de se montrer à d'autres tel que l'on est, et lorsque l'on fuit le moment de s'examiner soi-même!
<116>CHAPITRE XIII.
Machiavel pousse l'hyperbole à un point extrême en soutenant qu'un prince prudent aimerait mieux périr avec ses propres troupes que de vaincre avec des secours étrangers.
Je pense qu'un homme en danger de se noyer ne prêterait pas l'oreille aux discours de ceux qui lui diraient qu'il serait indigne de lui de devoir la vie à d'autres qu'à lui-même, et qu'ainsi il devrait plutôt périr que d'embrasser la corde ou le bâton que d'autres lui tendent pour le sauver. L'expérience nous fait voir que le premier soin des hommes est celui de leur conservation, et le second, celui de leur bien-être; ce qui détruit entièrement le paralogisme emphatique de l'auteur.
En approfondissant cette maxime de Machiavel, on trouvera peut-être que ce n'est qu'une jalousie extrême qu'il suffira d'inspirer aux princes; c'est cependant la jalousie de ces mêmes princes envers leurs généraux ou envers des auxiliaires qu'ils ne voulaient pas attendre, crainte de partager leur gloire, qui de tout temps fut très-préjudiciable à leurs intérêts. Une infinité de batailles ont été perdues par cette raison, et de petites jalousies ont souvent plus fait de tort aux princes que le nombre supérieur et les avantages de leurs ennemis.
Un prince ne doit pas, sans doute, faire la guerre uniquement avec des troupes auxiliaires; mais il doit être auxiliaire lui-même, et<117> se mettre en état de donner autant de secours qu'il en reçoit. Voilà ce que dicte la prudence : mets-toi en état de ne craindre pas tes ennemis ni tes amis; mais quand tu as fait un traité, il faut y être fidèle. Tant que l'Empire, l'Angleterre et la Hollande ont été de concert contre Louis XIV, tant que le prince Eugène et Marlborough ont été bien unis, ils ont été vainqueurs; mais dès que l'Angleterre a abandonné ses alliés, Louis XIV s'est relevé dans l'instant.
Les puissances qui peuvent se passer de troupes mixtes ou d'auxiliaires font bien de les exclure de leurs armées; mais comme peu de princes de l'Europe sont dans une pareille situation, je crois qu'ils ne risquent rien avec les auxiliaires, tant que le nombre des nationaux leur est supérieur.
Machiavel n'écrivait que pour de petits princes, et j'avoue que je ne vois guère que de petites idées dans lui; il n'a rien de grand ni de vrai, parce qu'il n'est pas honnête homme.
Qui ne fait la guerre que pour autrui n'est que faible; qui la fait conjointement avec autrui est très-fort.
Sans parler de la guerre de 1701 des alliés contre la France, l'entreprise par laquelle trois rois du Nord dépouillèrent Charles XII d'une partie de ses États d'Allemagne fut exécutée pareillement avec des troupes de différents maîtres réunis par des alliances; et la guerre de l'année 1734, que la France commença sous prétexte de soutenir les droits de ce roi de Pologne toujours élu et toujours détrôné, fut faite par les Français et les Espagnols joints aux Savoyards.
Que reste-t-il à Machiavel après tant d'exemples, et à quoi se réduit l'allégorie des armes de Saül, que David refusa à cause de leur pesanteur, lorsqu'il devait combattre Goliath?117-a Ce n'est que de la crême fouettée. J'avoue que les auxiliaires incommodent quelquefois les princes; mais je demande si l'on ne s'incommode pas volontiers, lorsqu'on y gagne des villes et des provinces.
<118>Au sujet de ces auxiliaires, il cherche à jeter son venin sur les Suisses qui sont au service de France; je dois dire un petit mot sur le sujet de ces braves troupes, car il est indubitable que les Français ont gagné plus d'une bataille par leur secours, qu'ils ont rendu des services signalés à cet empire, et que si la France congédiait les Suisses et les Allemands qui servent dans son infanterie, ses armées seraient beaucoup moins redoutables qu'elles ne le sont à présent.
Voilà pour les erreurs de jugement; voyons à présent celles de morale. Les mauvais exemples que Machiavel propose aux princes sont des méchancetés qu'on ne saurait lui passer. Il allègue, en ce chapitre, Hiéron de Syracuse, qui, considérant que ses troupes auxiliaires étaient également dangereuses à garder ou à congédier, les fit toutes tailler en pièces. Des faits pareils révoltent lorsqu'on les trouve dans l'histoire; mais on se sent indigné de les voir rapportés dans un livre qui doit être fait pour l'instruction des princes.
La cruauté et la barbarie sont souvent fatales aux particuliers, ainsi ils en ont horreur pour la plupart; mais les princes, que la Providence a placés si loin des destinées vulgaires, en ont d'autant moins d'aversion, qu'ils ne les ont pas à craindre. Ce serait donc à tous ceux qui doivent gouverner les hommes que l'on devrait inculquer le plus d'éloignement pour tous les abus qu'ils peuvent faire d'une puissance illimitée.
<119>CHAPITRE XIV.
Il y a une espèce de pédanterie commune à tous les métiers, qui ne vient que de l'avarice et de l'intempérance de ceux qui les pratiquent. Un soldat est pédant lorsqu'il s'attache trop à la minutie, ou lorsqu'il est fanfaron et qu'il donne dans le don-quichottisme.
L'enthousiasme de Machiavel expose ici son prince à être ridicule : il exagère si fort la matière, qu'il veut que son prince ne soit uniquement que soldat; il en fait un Don Quichotte complet, qui n'a l'imagination remplie que de champs de bataille, de retranchements, de la manière d'investir des places, de faire des lignes et des attaques.
Mais un prince ne remplit que la moitié de sa vocation, s'il ne s'applique qu'au métier de la guerre; il est évidemment faux qu'il ne doit être que soldat, et l'on peut se souvenir de ce que j'ai dit sur l'origine des princes, au premier chapitre de cet ouvrage. Ils sont juges d'institution; et s'ils sont généraux, c'est un accessoire. Le prince de Machiavel est comme les dieux d'Homère, que l'on dépeignait très-robustes et puissants, mais jamais équitables. Cet auteur ignore jusqu'au catéchisme de la justice; il ne connaît que l'intérêt et la violence.
L'auteur ne représente jamais que de petites idées; son génie rétréci n'embrasse que des sujets propres pour la politique des petits princes. Rien de plus faible que les raisons dont il se sert pour recom<120>mander la chasse aux princes : il est dans l'opinion que les princes apprendront par ce moyen à connaître les situations et les passages de leur pays.
Si un roi de France, si un Empereur prétendait acquérir de cette manière la connaissance de ses États, il leur faudrait autant de temps dans le cours de leur chasse qu'en emploie tout l'univers dans la grande révolution des astres.
Qu'on me permette d'entrer dans un plus grand détail sur une matière qui sera comme une espèce de digression à l'occasion de la chasse; et puisque ce plaisir est la passion presque générale des nobles, des grands seigneurs et des rois, surtout en Allemagne, il me semble qu'elle mérite quelque discussion.
La chasse est un de ces plaisirs sensuels qui agitent beaucoup le corps, et qui ne disent rien à l'esprit; c'est un désir ardent de poursuivre quelque bête, et une satisfaction cruelle de la tuer; c'est un amusement qui rend le corps robuste et dispos, et qui laisse l'esprit en friche et sans culture.
Les chasseurs me reprocheront, sans doute, que je prends les choses sur un ton trop sérieux, que je fais le critique sévère, et que je suis dans le cas des prêtres, qui, ayant le privilége de parler seuls dans les chaires, ont la facilité de prononcer tout ce que bon leur semble, sans appréhender d'opposition.
Je ne me prévaudrai point de cet avantage; j'alléguerai de bonne foi les raisons spécieuses qu'allèguent les amateurs de la chasse. Ils me diront d'abord que la chasse est le plaisir le plus noble et le plus ancien des hommes; que des patriarches et même beaucoup de grands hommes ont été chasseurs; et qu'en chassant, les hommes continuent à exercer ce même droit sur les bêtes, que Dieu daigna lui-même donner à Adam.
Mais ce qui est vieux n'en est pas meilleur, surtout quand il est outré. De grands hommes ont été passionnés pour la chasse, je<121> l'avoue; ils ont eu leurs défauts comme leurs faiblesses : imitons ce qu'ils ont eu de grand, et ne copions point leurs minuties.
Les patriarches ont chassé, c'est une vérité; j'avoue encore qu'ils ont épousé leurs sœurs, que la polygamie était en usage de leur temps. Mais ces bons patriarches, en chassant ainsi, se ressentirent des siècles barbares dans lesquels ils vivaient : ils étaient très-grossiers et très-ignorants; c'étaient des gens oisifs qui, ne sachant point s'occuper, et pour tuer le temps qui leur paraissait toujours trop long, promenaient leurs ennuis à la chasse; ils perdaient dans les bois, à la poursuite des bêtes, les moments qu'ils n'avaient ni la capacité ni l'esprit de passer en compagnie de personnes raisonnables.
Je demande si ce sont des exemples à imiter, si la grossièreté doit instruire la politesse, ou si ce n'est pas plutôt aux siècles éclairés à servir de modèle aux autres.
Qu'Adam ait reçu l'empire sur les bêtes, ou non, c'est ce que je ne recherche pas; mais je sais bien que nous sommes plus cruels et plus rapaces que les bêtes mêmes, et que nous usons très-tyranniquement de ce prétendu empire. Si quelque chose devait nous donner de l'avantage sur les animaux, c'est assurément notre raison; et ceux, pour l'ordinaire, qui font profession de la chasse, n'ont leur cervelle meublée que de chevaux, de chiens et de toute sorte d'animaux. Ils sont quelquefois très-grossiers, et il est à craindre qu'ils deviennent aussi inhumains envers les hommes qu'ils le sont à l'égard des bêtes, ou que du moins la cruelle coutume de faire souffrir avec indifférence ne les rende moins compatissants aux malheurs de leurs semblables. Est-ce là ce plaisir dont on nous vante tant la noblesse? Est-ce là cette occupation si digne d'un être pensant?
On m'objectera que la chasse est salutaire à la santé; que l'expérience a fait voir que ceux qui chassent deviennent vieux; que c'est un plaisir innocent et qui convient aux grands seigneurs, puisqu'il<122> étale leur magnificence, puisqu'il dissipe leurs chagrins, et qu'en temps de paix il leur présente les images de la guerre.
Je suis bien éloigné de condamner un exercice modéré; mais qu'on y prenne garde, l'exercice n'est nécessaire qu'aux intempérants. Il n'y a point de prince qui ait vécu plus que le cardinal de Fleury, ou le cardinal de Ximénès et le dernier pape; cependant ces trois hommes n'étaient point chasseurs. Faut-il, d'ailleurs, choisir la profession qui n'a de mérite que celui de promettre une longue vie? Les moines vivent, d'ordinaire, plus longtemps que les autres hommes : faut-il pour cela se faire moine?
Il ne s'agit point qu'un homme traîne jusqu'à l'âge de Mathusalem le fil indolent et inutile de ses jours; mais plus il aura réfléchi, plus il aura fait d'actions belles et utiles, et plus il aura vécu.
D'ailleurs, la chasse est de tous les amusements celui qui convient le moins aux princes. Ils peuvent manifester leur magnificence de cent manières beaucoup plus utiles pour leurs sujets; et s'il se trouvait que l'abondance du gibier ruinât les gens de la campagne, le soin de détruire ces animaux pourrait très-bien se commettre aux chasseurs payés pour cela. Les princes ne devraient proprement être occupés que du soin de s'instruire et de gouverner, afin d'acquérir d'autant plus de connaissances, et de pouvoir d'autant plus se former une idée de leur profession pour agir bien en conséquence.
Je dois ajouter, surtout pour répondre à Machiavel, qu'il n'est point nécessaire d'être chasseur pour être grand capitaine. Gustave-Adolphe, Turenne, Marlborough, le prince Eugène, à qui on ne disputera pas la qualité d'hommes illustres et d'habiles généraux, n'ont point été chasseurs; nous ne lisons point que César, Alexandre ou Scipion l'aient été.
On peut, en se promenant, faire des réflexions plus judicieuses et plus solides sur les différentes situations d'un pays, relativement à l'art de la guerre, que lorsque des perdrix, des chiens couchants, des<123> cerfs, une meute de toute sorte d'animaux, et l'ardeur de la chasse vous distraient. Un grand prince,123-a qui a fait la seconde campagne en Hongrie, a risqué d'être fait prisonnier des Turcs pour s'être égaré à la chasse. On devrait même défendre la chasse dans les armées, car elle cause beaucoup de désordre dans les marches.
Je conclus donc qu'il est pardonnable aux princes d'aller à la chasse, pourvu que ce ne soit que rarement, et pour les distraire de leurs occupations sérieuses et quelquefois fort tristes. Je ne veux interdire, encore une fois, aucun plaisir honnête; mais le soin de bien gouverner, de rendre son État florissant, de protéger, de voir les succès de tous les arts, est sans doute le plus grand plaisir; et malheureux celui à qui il en faut d'autres!
<124>CHAPITRE XV.
Les peintres et les historiens ont cela de commun entre eux, qu'ils doivent copier la nature. Les premiers peignent les traits et les coloris des hommes; les seconds, leurs caractères et leurs actions : il se trouve des peintres singuliers qui n'ont peint que des monstres et des diables.
Machiavel représente l'univers comme un enfer, et tous les hommes comme des damnés; on dirait que ce politique a voulu calomnier tout le genre humain par une haine particulière, et qu'il ait pris à tâche d'anéantir la vertu, peut-être pour rendre tous les habitants de ce continent ses semblables.
Machiavel avance qu'il n'est pas possible d'être tout à fait bon dans ce monde, aussi scélérat et aussi corrompu que l'est le genre humain, sans que l'on périsse; et moi, je dis que pour ne point périr il faut être bon et prudent. Les hommes ne sont, d'ordinaire, ni tout à fait bons ni tout à fait méchants; mais, et méchants, et bons, et médiocres s'accorderont tous à ménager un prince puissant, juste et habile. J'aimerais mieux faire la guerre à un tyran qu'à un bon roi, à un Louis XI qu'à un Louis XII, à un Domitien qu'à un Trajan; car le bon roi sera bien servi, et les sujets du tyran se joindront à mes troupes. Que j'aille en Italie avec dix mille hommes contre un<125> Alexandre VI, la moitié de l'Italie sera pour moi; que j'y entre avec quarante mille hommes contre un Innocent XI, toute l'Italie se soulèvera pour me faire périr. Jamais roi bon et sage n'a été détrôné en Angleterre par de grandes armées; et tous leurs mauvais rois ont succombé sous des compétiteurs qui n'ont pas commencé la guerre avec quatre mille hommes de troupes réglées. Ne sois donc point méchant avec les méchants, mais sois vertueux et intrépide avec eux : tu rendras ton peuple vertueux comme toi, tes voisins voudront t'imiter et les méchants trembleront.
<126>CHAPITRE XVI.
Deux sculpteurs fameux, Phidias et Alcamène, firent chacun une statue de Minerve dont les Athéniens voulurent choisir la plus belle pour être placée sur le haut d'une colonne. On les présenta toutes les deux au public : celle d'Alcamène remporta les suffrages; l'autre, disait-on, était trop grossièrement travaillée. Phidias ne se déconcerta point par le jugement du vulgaire, et demanda que, comme les statues avaient été faites pour être placées sur une colonne, on les élevât toutes les deux; alors celle de Phidias remporta le prix.
Phidias devait son succès à l'étude de l'optique et des proportions. Cette règle de proportion doit être observée dans la politique : les différences des lieux font les différences des maximes; vouloir en appliquer une généralement, ce serait la rendre vicieuse; ce qui serait admirable pour un grand royaume ne conviendrait point à un petit État. Le luxe qui naît de l'abondance, et qui fait circuler les richesses par toutes les veines d'un État, fait fleurir un grand royaume; c'est lui qui entretient l'industrie, c'est lui qui multiplie les besoins des riches pour les lier par ces mêmes besoins avec les pauvres.
Si quelque politique malhabile s'avisait de bannir le luxe d'un grand empire, cet empire tomberait en langueur; le luxe, tout au contraire,<127> ferait périr un petit État; l'argent sortant en plus grande abondance du pays qu'il n'y rentrerait à proportion, ferait tomber ce corps délicat en consomption, et il ne manquerait pas de mourir étique. C'est donc une règle indispensable à tout politique de ne jamais confondre les petits États avec les grands, et c'est en quoi Machiavel pèche grièvement en ce chapitre.
La première faute que je dois lui reprocher est qu'il prend le mot de libéralité dans un sens trop vague; il ne distingue pas assez la libéralité de la prodigalité. « Un prince, dit-il, pour faire de grandes choses, doit passer pour libéral, et il doit l'être. » Je ne connais aucun héros qui ne l'ait été. Afficher l'avarice, c'est dire aux hommes, N'attendez rien de moi, je payerai toujours mal vos services; c'est éteindre l'ardeur que tout sujet a naturellement de servir son prince.
Sans doute il n'y a que l'homme économe qui puisse être libéral : il n'y a que celui qui gouverne prudemment ses biens qui puisse faire du bien aux autres.
On connaît l'exemple de François Ier, roi de France, dont les dépenses excessives furent en partie la cause de ses malheurs. Les plaisirs de François Ier absorbaient les ressources de sa gloire; ce roi n'était pas libéral, mais prodigue, et sur la fin de sa vie il devint un peu avare; au lieu d'être bon ménager, il mit des trésors dans ses coffres. Mais ce n'est pas des trésors sans circulation qu'il faut avoir, c'est un ample revenu. Tout particulier et tout roi qui ne sait qu'entasser, enterrer de l'argent, n'y entend rien : il faut le faire circuler pour être vraiment riche. Les Médicis n'obtinrent la souveraineté de Florence que parce que le grand Cosme, père de la patrie, simple marchand, fut habile et libéral. Tout avare est un petit génie, et je crois que le cardinal de Retz a raison quand il dit que dans les grandes affaires il ne faut jamais regarder à l'argent. Que le souverain se<128> mette donc en état d'en acquérir beaucoup, en favorisant le commerce et les manufactures de ses sujets, afin qu'il puisse en dépenser beaucoup à propos : il sera aimé et estimé.
Machiavel dit que la libéralité le rendra méprisable : voilà ce que pourrait dire un usurier; mais est-ce ainsi que doit parler un homme qui se mêle de donner des leçons aux princes?
<129>CHAPITRE XVII.
Le dépôt le plus précieux qui soit confié entre les mains des princes, c'est la vie de leurs sujets. Leur charge leur donne le pouvoir de condamner à mort ou de pardonner aux coupables; ils sont les arbitres suprêmes de la justice.
Les bons princes regardent ce pouvoir tant vanté sur la vie de leurs sujets comme le poids le plus pesant de leur couronne. Ils savent qu'ils sont hommes comme ceux sur lesquels ils doivent juger; ils savent que des torts, des injustices, des injures peuvent se réparer dans ce monde, mais qu'un arrêt de mort précipité est un mal irréparable : ils ne se portent à la sévérité que pour éviter une rigueur plus lâcheuse qu'ils prévoient s'ils se conduisent autrement : ils ne prennent de ces tristes résolutions que dans des cas désespérés et pareils à ceux où un homme se sentant un membre gangrené, malgré la tendresse qu'il a pour lui-même, se résoudrait à le laisser retrancher, pour garantir et pour sauver du moins par cette opération douloureuse le reste du corps.
Machiavel traite de bagatelles des choses aussi graves, aussi sérieuses, aussi importantes. Chez lui, la vie des hommes n'est comptée pour rien; l'intérêt, ce seul dieu qu'il adore, est compté pour tout;<130> il préfère la cruauté à la clémence, et il conseille à ceux qui sont nouvellement élevés à la souveraineté de mépriser plus que les autres la réputation d'être cruels.
Ce sont des bourreaux qui placent les héros de Machiavel sur le trône, et qui les y maintiennent. César Borgia est le refuge de ce politique lorsqu'il cherche des exemples de cruauté.
Machiavel cite encore quelques vers que Virgile met dans la bouche de Didon; mais cette citation est entièrement déplacée, car Virgile fait parler Didon comme quelqu'un fait parler Jocaste dans la tragédie d'Œdipe. Le poëte fait tenir à ces personnages un langage qui convient à leur caractère. Ce n'est donc point l'autorité de Didon, ce n'est donc point l'autorité de Jocaste qu'on doit emprunter dans un traité de politique; il faut l'exemple des grands hommes et d'hommes vertueux.
Le politique recommande surtout la rigueur envers les troupes; il oppose l'indulgence de Scipion à la sévérité d'Annibal, il préfère le Carthaginois au Romain, et conclut tout de suite que la rigueur est le mobile de l'ordre et de la discipline, et par conséquent du triomphe d'une armée. Machiavel n'en agit pas de bonne foi en cette occasion, car il choisit Scipion, le plus mou de tous les généraux quant à la discipline, pour l'opposer à Annibal et pour favoriser la sévérité.
J'avoue que l'ordre d'une armée ne peut subsister sans sévérité; car, comment contenir dans leur devoir des libertins, des débauchés, des scélérats, des poltrons, des téméraires, des animaux grossiers et mécaniques, si la peur des châtiments ne les arrête en partie?
Tout ce que je demande sur ce sujet à Machiavel, c'est de la modération. Qu'il sache donc que, si la clémence d'un honnête homme le porte à la bonté, la sagesse aussi ne le porte pas moins à la rigueur. Mais il en est de sa rigueur comme de celle d'un habile pilote : on<131> ne lui voit couper les mâts ni les cordages de son vaisseau que lorsqu'il y est forcé par le danger éminent où l'expose l'orage et la tempête.
Il y a des occasions où il faut être sévère, mais jamais cruel. J'aimerais mieux, un jour de bataille, être aimé que craint de mes soldats.
J'en viens à présent à son argument le plus captieux. Il dit qu'un prince trouve mieux son compte en se faisant craindre qu'en se faisant aimer, puisque la plupart du monde est porté à l'ingratitude, au changement, à la dissimulation, à la lâcheté et à l'avarice; que l'amour est un lien d'obligation que la malice et la bassesse du genre humain ont rendu très-fragile, au lieu que la crainte du châtiment assure bien plus fort du devoir des gens; que les hommes sont maîtres de leur bienveillance, mais qu'ils ne le sont pas de leur crainte; ainsi, qu'un prince prudent dépendra plutôt de lui que des autres.
Je ne nie point qu'il n'y ait des hommes ingrats et dissimulés dans le monde; je ne nie point que la sévérité ne soit, dans quelques moments, très-utile : mais j'avance que tout roi dont la politique n'aura pour but que de se faire craindre régnera sur des lâches et sur des esclaves; qu'il ne pourra point s'attendre à de grandes actions de ses sujets, car tout ce qui s'est fait par crainte et par timidité en a toujours porté le caractère. Je dis qu'un prince qui aura le don de se faire aimer régnera sur les cœurs, puisque ses sujets trouvent leur propre intérêt à l'avoir pour maître, et qu'il y a un grand nombre d'exemples, dans l'histoire, de grandes et belles actions qui se sont faites par amour et par attachement. Je dis encore que la mode des séditions et des révolutions paraît être entièrement finie de nos jours. On ne voit aucun royaume, excepté l'Angleterre, où le Roi ait le moindre sujet d'appréhender de ses peuples; encore le Roi, en Angleterre, n'a rien à craindre, si ce n'est lui qui soulève la tempête.
<132>Je conclus donc qu'un prince cruel s'expose plutôt à être trahi qu'un prince débonnaire, puisque la cruauté est insupportable, et qu'on est bientôt las de craindre, et, après tout, parce que la bonté est toujours aimable, et qu'on ne se lasse point de l'aimer.
Il serait donc à souhaiter, pour le bonheur du monde, que les princes fussent bons sans être trop indulgents, afin que la bonté fût en eux toujours une vertu, et jamais une faiblesse.
<133>CHAPITRE XVIII.
Le précepteur des tyrans ose assurer que les princes peuvent abuser le monde par leur dissimulation : c'est par où je dois commencer à le confondre.
On sait jusqu'à quel point le public est curieux; c'est un animal qui voit tout, qui entend tout, et qui divulgue tout ce qu'il a vu et ce qu'il a entendu. Si la curiosité de ce public examine la conduite des particuliers, c'est pour divertir son oisiveté; mais lorsqu'il juge du caractère des princes, c'est pour son propre intérêt. Aussi les princes sont-ils exposés plus que tous les autres hommes aux raisonnements et aux jugements du monde; ils sont comme les astres, contre lesquels un peuple d'astronomes a braqué ses secteurs à lunettes et ses astrolabes; les courtisans qui les observent font chaque jour leurs remarques; un geste, un coup d'œil, un regard les trahit,133-a et les peuples se rapprochent d'eux par des conjectures; en un mot, aussi peu que le soleil peut couvrir ses taches, aussi peu les grands princes peuvent-ils cacher leurs vices et le fond de leur caractère aux yeux de tant d'observateurs.
Quand même le masque de la dissimulation couvrirait pour un temps la difformité naturelle d'un prince, il ne se pourrait pourtant<134> point qu'il gardât ce masque continuellement, et qu'il ne le levât quelquefois, ne fût-ce que pour respirer; et une occasion seule peut suffire pour contenter les curieux.
L'artifice donc, et la dissimulation, habiteront en vain sur les lèvres de ce prince; la ruse dans ses discours et dans ses actions lui sera inutile. On ne juge pas les hommes sur leur parole, ce serait le moyen de se tromper toujours; mais on compare leurs actions ensemble, et puis leurs actions et leurs discours : c'est contre cet examen réitéré que la fausseté et la dissimulation ne pourront jamais rien.
On ne joue bien que son propre personnage; il faut avoir effectivement le caractère que l'on veut que le monde vous suppose; sans quoi celui qui pense abuser le public est lui-même la dupe.
Sixte-Quint, Philippe II, Cromwell, passèrent dans le monde pour des hommes hypocrites et entreprenants, mais jamais pour vertueux. Un prince, quelque habile qu'il soit, ne peut, quand même il suivrait toutes les maximes de Machiavel, donner le caractère de la vertu qu'il n'a pas aux crimes qui lui sont propres.
Machiavel ne raisonne pas mieux sur les raisons qui doivent porter les princes à la fourbe et à l'hypocrisie : l'application ingénieuse et fausse de la fable du centaure ne conclut rien; car, que ce centaure ait eu moitié figure humaine et moitié celle d'un cheval, s'ensuit-il que les princes doivent être rusés et féroces? Il faut avoir bien envie de dogmatiser le crime, lorsqu'on emploie des arguments aussi faibles, et qu'on les cherche d'aussi loin.
Mais voici un raisonnement plus faux que tout ce que nous avons vu. Le politique dit qu'un prince doit avoir les qualités du lion et du renard; du lion pour se défaire des loups, du renard pour être rusé; et il conclut : « Ce qui fait voir qu'un prince n'est pas obligé de garder sa parole. » Voilà une conclusion sans prémisses : le docteur du crime n'a-t-il pas honte de bégayer ainsi ses leçons d'impiété?
<135>Si l'on voulait prêter la probité et le bon sens aux pensées embrouillées de Machiavel, voici à peu près comme on pourrait les tourner. Le inonde est comme une partie de jeu où il se trouve des joueurs honnêtes, mais aussi des fourbes qui trichent; pour qu'un prince, donc, qui doit jouer à cette partie, n'y soit pas trompé, il faut qu'il sache de quelle manière l'on triche au jeu, non pas pour qu'il pratique jamais de pareilles leçons, mais pour qu'il ne soit pas la dupe des autres.
Retournons aux chutes de notre politique. « Parce que tous les hommes, dit-il, sont des scélérats, et qu'ils vous manquent à tous moments de parole, vous n'êtes point obligé non plus de leur garder la vôtre. » Voici premièrement une contradiction; car l'auteur dit, un moment après, que les hommes dissimulés trouveront toujours des hommes assez simples pour les abuser. Comment cela s'accorde-t-il? Tous les hommes sont des scélérats, et vous trouverez des hommes assez simples pour les abuser!
Il est encore très-faux que le monde ne soit composé que de scélérats. Il faut être bien misanthrope pour ne point voir que dans toute société il y a beaucoup d'honnêtes gens, et que le grand nombre n'est ni bon ni mauvais. Mais si Machiavel n'avait pas supposé le monde scélérat, sur quoi aurait-il fondé son abominable maxime? Quand même nous supposerions les hommes aussi méchants que le veut Machiavel, il ne s'ensuivrait pourtant point que nous dussions les imiter. Que Cartouche vole, pille, assassine, j'en conclus que Cartouche est un malheureux qu'on doit punir, et non pas que je dois régler ma conduite sur la sienne. S'il n'y avait plus d'honneur et de vertu dans le monde, disait Charles le Sage, ce serait chez les princes qu'on en devrait retrouver les traces.135-a
<136>Après que l'auteur a prouvé la nécessité du crime, il veut encourager ses disciples par la facilité de le commettre. « Ceux qui entendent bien l'art de dissimuler, dit-il, trouveront toujours des hommes assez simples pour être dupés : » ce qui se réduit à ceci : votre voisin est un sot, et vous avez de l'esprit; donc il faut que vous le dupiez, parce qu'il est un sot. Ce sont des syllogismes pour lesquels des écoliers de Machiavel ont été pendus et roués en Grève.
Le politique, non content d'avoir démontré, selon sa façon de raisonner, la facilité du crime, relève ensuite le bonheur de la perfidie; mais ce qu'il y a de fâcheux, c'est que ce César Borgia, le plus grand scélérat, le plus perfide des hommes, que ce César Borgia, le héros de Machiavel, a été effectivement très-malheureux. Machiavel se garde bien de parler de lui à cette occasion. Il lui fallait des exemples; mais d'où les aurait-il pris, que du registre des procès criminels, ou de l'histoire des mauvais papes et des Nérons? Il assure qu'Alexandre VI, l'homme le plus faux, le plus impie de son temps, réussit toujours dans ses fourberies, puisqu'il connaissait parfaitement la faiblesse des hommes sur la crédulité.
J'ose assurer que ce n'était pas tant la crédulité des hommes que de certains événements et de certaines circonstances qui firent réussir quelquefois les desseins de ce pape; surtout, le contraste de l'ambition française et espagnole, la désunion et la haine des familles d'Italie, les passions et la faiblesse de Louis XII n'y contribuèrent pas moins.
La fourberie est même un défaut en style de politique, lorsqu'on la pousse trop loin. Je cite l'autorité d'un grand politique : c'est don Louis de Haro, qui disait du cardinal Mazarin qu'il avait un grand défaut en politique, c'est qu'il était toujours fourbe. Ce même Mazarin voulant employer M. de Fabert à une négociation scabreuse, le maréchal de Fabert lui dit : « Souffrez, monseigneur, que<137> je refuse de tromper le duc de Savoie, d'autant plus qu'il n'y va que d'une bagatelle; on sait dans le monde que je suis honnête homme; réservez donc ma probité pour une occasion où il s'agira du salut de la France. »
Je ne parle point, dans ce moment, de l'honnêteté ni de la vertu; mais, ne considérant simplement que l'intérêt des princes, je dis que c'est une très-mauvaise politique de leur part d'être fourbes et de duper le monde : ils ne dupent qu'une fois, ce qui leur fait perdre la confiance de tous les princes.
Une certaine puissance,137-a en dernier lieu, déclara dans un manifeste les raisons de sa conduite, et agit ensuite d'une manière directement opposée. J'avoue que des traits aussi frappants que ceux-là aliènent entièrement la confiance; car, plus la contradiction se suit de près, et plus elle est grossière. L'Église romaine, pour éviter une contradiction pareille, a très-sagement fixé à ceux qu'elle place au nombre des saints le noviciat de cent années après leur mort; moyennant quoi la mémoire de leurs défauts et de leurs extravagances périt avec eux; les témoins de leur vie, et ceux qui pourraient déposer contre eux, ne subsistant plus, rien ne s'oppose à l'idée de sainteté qu'on veut donner au public.
Mais qu'on me pardonne cette digression. J'avoue, d'ailleurs, qu'il y a des nécessités fâcheuses où un prince ne saurait s'empêcher de rompre ses traités et ses alliances; mais il doit s'en séparer en honnête homme, en avertissant ses alliés à temps, et surtout n'en venir jamais à ces extrémités sans que le salut de ses peuples et une très-grande nécessité l'y oblige.
Je finirai ce chapitre par une seule réflexion. Qu'on remarque la fécondité dont les vices se propagent entre les mains de Machiavel.<138> Il veut qu'un roi incrédule couronne son incrédulité de l'hypocrisie; il pense que les peuples seront plus touchés de la dévotion d'un prince que révoltés des mauvais traitements qu'ils souffriront de lui. Il y a des personnes qui sont de son sentiment; pour moi, il me semble qu'on a toujours de l'indulgence pour des erreurs de spéculation, lorsqu'elles n'entraînent point la corruption du cœur à leur suite, et que le peuple aimera plus un prince incrédule, mais honnête homme et qui fait leur bonheur, qu'un orthodoxe scélérat et malfaisant. Ce ne sont pas les pensées des princes, ce sont leurs actions qui rendent les hommes heureux.
<139>CHAPITRE XIX.
La rage des systèmes n'a pas été la folie privilégiée des philosophes, elle l'est aussi devenue des politiques. Machiavel en est infecté plus que personne : il veut prouver qu'un prince doit être méchant et fourbe; ce sont là les paroles sacramentales de sa religion. Machiavel a toute la méchanceté des monstres que terrassa Hercule, mais il n'en a pas la force; aussi ne faut-il pas avoir la massue d'Hercule pour l'abattre; car, qu'y a-t-il de plus simple, de plus naturel, et de plus convenable aux princes que la justice et la bonté? Je ne pense pas qu'il soit nécessaire de s'épuiser en arguments pour le prouver. Le politique doit donc perdre nécessairement en soutenant le contraire. Car, s'il soutient qu'un prince affermi sur le trône doit être cruel, fourbe, traître, etc., il le fera méchant à pure perte; et s'il veut revêtir de tous ces vices un prince qui s'élève sur le trône, pour affermir son usurpation, l'auteur lui donne des conseils qui soulèveront tous les souverains et toutes les républiques contre lui. Car, comment un particulier peut-il s'élever à la souveraineté, si ce n'est en dépossédant un prince souverain de ses États, ou en usurpant l'autorité d'une république? Ce n'est pas assurément ainsi que l'entendent les princes de l'Europe. Si Machiavel avait composé un recueil de fourberies à l'usage des voleurs, il n'aurait pas fait un ouvrage plus blâmable que celui-ci.
<140>Je dois cependant rendre compte de quelques faux raisonnements qui se trouvent dans ce chapitre. Machiavel prétend que ce qui rend un prince odieux, c'est lorsqu'il s'empare injustement du bien de ses sujets, et qu'il attente à la pudicité de leurs femmes. Il est sûr qu'un prince intéressé, injuste, violent et cruel ne pourra point manquer d'être haï et de se rendre odieux à ses peuples; mais il n'en est pas toutefois de même de la galanterie. Jules César, que l'on appelait à Rome le mari de toutes les femmes et la femme de tous les maris, Louis XIV, qui aimait beaucoup les femmes, Auguste Ier, roi de Pologne, qui les avait en commun avec ses sujets, ces princes ne furent point haïs à cause de leurs amours; et si César fut assassiné, si la liberté romaine enfonça tant de poignards dans son flanc, ce fut parce que César était un usurpateur, et non pas à cause que César était galant.
On m'objectera peut-être l'expulsion des rois de Rome au sujet de l'attentat commis contre la pudicité de Lucrèce, pour soutenir le sentiment de Machiavel; mais je réponds que, non pas l'amour du jeune Tarquin pour Lucrèce, mais la manière violente de faire cet amour donna lieu au soulèvement de Rome; et que, comme cette violence réveillait dans la mémoire du peuple l'idée d'autres violences commises par les Tarquins, ils songèrent alors sérieusement à s'en venger, si pourtant l'aventure de Lucrèce n'est pas un roman.
Je ne dis point ceci pour excuser la galanterie des princes, elle peut être moralement mauvaise; je ne me suis ici attaché à autre chose qu'à montrer qu'elle ne rendait point odieux les souverains. On regarde l'amour, dans les bons princes, comme une faiblesse pardonnable, pourvu qu'elle ne soit point accompagnée d'injustices. On peut faire l'amour comme Louis XIV, comme Charles II, roi d'Angleterre, comme le roi Auguste; mais il ne faut imiter ni Néron ni David.
Voici, ce me semble, une contradiction en forme. Le politique veut, « Qu'un prince se fasse aimer de ses sujets, pour éviter les con<141>spirations; » et dans le chapitre dix-sept il dit, « Qu'un prince doit songer principalement à se faire craindre, puisqu'il peut compter sur une chose qui dépend de lui, et qu'il n'en est pas de même de l'amour des peuples. » Lequel des deux est le véritable sentiment de l'auteur? Il parle le langage des oracles, on peut l'interpréter comme on le veut; mais ce langage des oracles, soit dit en passant, est celui des fourbes.
Je dois dire, en général, à cette occasion, que les conjurations et les assassinats ne se commettent plus guère dans le monde; les princes sont en sûreté de ce côté-là, ces crimes sont usés, ils sont sortis de mode, et les raisons qu'en allègue Machiavel sont très-bonnes; il n'y a tout au plus que le fanatisme de quelques ecclésiastiques qui puisse leur faire commettre un crime aussi épouvantable, par pur fanatisme. Parmi les bonnes choses que Machiavel dit à l'occasion des conspirations, il y en a une très-bonne, mais qui devient mauvaise dans sa bouche; la voici. « Un conjurateur, dit-il, est troublé par l'appréhension des châtiments qui le menacent, et les rois sont soutenus par la majesté de l'empire et par l'autorité des lois. » Il me semble que l'auteur politique n'a pas bonne grâce à parler des lois, lui qui n'insinue que l'intérêt, la cruauté, le despotisme et l'usurpation. Machiavel fait comme les protestants : ils se servent des arguments des incrédules pour combattre la transsubstantiation des catholiques, et ils se servent des mêmes arguments dont les catholiques soutiennent la transsubstantiation, pour combattre les incrédules.
Machiavel conseille donc aux princes de se faire aimer, de se ménager, pour cette raison, et de gagner également la bienveillance des grands et des peuples; il a raison de leur conseiller de se décharger sur d'autres de ce qui pourrait leur attirer la haine d'un de ces deux états, et d'établir, pour cet effet, des magistrats juges entre le peuple et les grands. Il allègue le gouvernement de France pour modèle. Cet ami outré du despotisme et de l'usurpation d'autorité approuve<142> la puissance que les parlements de France avaient autrefois. Il me semble, à moi, que, s'il y a un gouvernement dont on pourrait de nos jours proposer pour modèle la sagesse, c'est celui d'Angleterre : là, le parlement est l'arbitre du peuple et du Roi, et le Roi a tout le pouvoir de faire du bien, mais il n'en a point pour faire le mal.
Machiavel entre ensuite dans une grande discussion sur la vie des empereurs romains, depuis Marc-Aurèle jusqu'aux deux Gordiens. Il attribue la cause de ces changements fréquents à la vénalité de l'empire; mais ce n'en est pas la seule cause. Caligula, Claude, Néron, Galba, Othon, Vitellius, firent une fin funeste, sans avoir acheté Rome comme Didius Julianus. La vénalité fut enfin une raison de plus pour assassiner les empereurs; mais le fond véritable de ces révolutions était la forme du gouvernement. Les gardes prétoriennes devinrent ce qu'ont été, depuis, les mameluks en Égypte, les janissaires en Turquie, les strélitz en Moscovie. Constantin cassa les gardes prétoriennes habilement; mais enfin les malheurs de l'empire exposèrent encore ses maîtres à l'assassinat et à l'empoisonnement. Je remarquerai seulement que les mauvais empereurs périrent de morts violentes; mais un Théodose mourut dans son lit, et Justinien vécut heureux quatre-vingt-quatre ans. Voilà sur quoi j'insiste. Il n'y a presque point de méchants princes heureux, et Auguste ne fut paisible que quand il devint vertueux. Le tyran Commode, successeur du divin Marc-Aurèle, fut mis à mort malgré le respect qu'on avait pour son père. Caracalla ne put se soutenir, à cause de sa cruauté. Alexandre Sévère fut tué par la trahison de ce Maximin de Thrace qui passe pour un géant, et Maximin, ayant soulevé tout le monde par ses barbaries, fut assassiné à son tour. Machiavel prétend que celui-là périt par le mépris qu'on faisait de sa basse naissance; Machiavel a grand tort : un homme élevé à l'empire par son courage n'a plus de parents; on songe à son pouvoir, et non à son extraction. Pupien était fils d'un maréchal de village; Probus, d'un jardinier;<143> Dioclétien, d'un esclave; Valentinien, d'un cordier : ils furent tous respectés. Le Sforce qui conquit Milan était un paysan; Cromwell, qui assujettit l'Angleterre et fit trembler l'Europe, était fils d'un marchand; le grand Mahomet, fondateur de la religion la plus florissante de l'univers, était un garçon marchand; Samon, premier roi d'Esclavonie, était un marchand français; le fameux Piaste, dont le nom est encore révéré en Pologne, fut élu roi ayant encore aux pieds ses sabots, et il vécut respecté longues années. Que de généraux d'armée, que de ministres et de chanceliers roturiers! L'Europe en est pleine, et n'en est que plus heureuse, car ces places sont données au mérite. Je ne dis pas cela pour mépriser le sang des Witikind, des Charlemagne et des Ottoman;143-a je dois, au contraire, par plus d'une raison, aimer le sang des héros; mais j'aime encore plus le mérite.143-b
On ne doit pas ici oublier que Machiavel se trompe beaucoup lorsqu'il croit que du temps de Sévère il suffisait de ménager les soldats pour se soutenir; l'histoire des empereurs le contredit. Plus on ménageait les prétoriens indisciplinables, plus ils sentaient leur force; et il était également dangereux de les flatter, et de les vouloir réprimer. Les troupes, aujourd'hui, ne sont pas à craindre, parce qu'elles sont toutes divisées en petits corps qui veillent les uns sur les autres, parce que les rois nomment à tous les emplois, et que la force des lois est plus établie. Les empereurs turcs ne sont si exposés au cordeau que parce qu'ils n'ont pas su encore se servir de cette politique. Les Turcs sont esclaves du sultan, et le sultan est esclave des janissaires. Dans l'Europe chrétienne, il faut qu'un prince traite également bien tous les ordres de ceux à qui il commande, sans faire de différences qui causent des jalousies funestes à ses intérêts.
Le modèle de Sévère, proposé par Machiavel à ceux qui s'élèveront à l'empire, est donc tout aussi mauvais que celui de Marc-Aurèle<144> leur peut être avantageux. Mais comment peut-on proposer ensemble Sévère, César Borgia et Marc-Aurèle pour modèles? C'est vouloir réunir la sagesse et la vertu la plus pure avec la plus affreuse scélératesse.
Je ne puis finir sans insister encore que César Borgia, avec sa cruauté si habile, fit une fin très-malheureuse, et que Marc-Aurèle ce philosophe couronné, toujours bon, toujours vertueux, n'éprouva jusqu'à sa mort aucun revers de fortune.
<145>CHAPITRE XX.
Le paganisme représentait Janus avec deux visages, ce qui signifiait la connaissance parfaite qu'il avait du passé et de l'avenir. L'image de ce dieu, prise en un sens allégorique, peut très-bien s'appliquer aux princes. Ils doivent, comme Janus, voir derrière eux dans l'histoire de tous ces siècles qui se sont écoulés, et qui leur fournissent des leçons salutaires de conduite et de devoir; ils doivent, comme Janus, voir en avant par leur pénétration et par cet esprit de force et de jugement qui combine tous les rapports, et qui lit dans les conjonctures présentes celles qui doivent les suivre.
Machiavel propose cinq questions aux princes, tant à ceux qui auront fait de nouvelles conquêtes qu'à ceux dont la politique ne demande qu'à s'affermir dans leurs possessions. Voyons ce que la prudence pourra conseiller de meilleur, en combinant le passé avec le futur, et en se déterminant toujours par la raison et la justice.
Voici la première question : si un prince doit désarmer des peuples conquis, ou non.
Il faut toujours songer combien la manière de faire la guerre a changé depuis Machiavel. Ce sont toujours des armées disciplinées, plus ou moins fortes, qui défendent leur pays; on mépriserait beaucoup une troupe de paysans armés. Si quelquefois dans des siéges la bourgeoisie prend les armes, les assiégeants ne le souffrent pas, et,<146> pour les en empêcher, on les menace du bombardement et des boulets rouges. 11 paraît, d'ailleurs, qu'il est de la prudence de désarmer pour les premiers temps, les bourgeois d'une ville prise, principalement si l'on a quelque chose à craindre de leur part. Les Romains qui avaient conquis la Grande-Bretagne, et qui ne pouvaient la retenir en paix, à cause de l'humeur turbulente et belliqueuse de ces peuples, prirent le parti de les efféminer, afin de modérer en eux cet instinct belliqueux et farouche; ce qui réussit comme on le désirait à Rome. Les Corses sont une poignée d'hommes aussi braves et aussi délibérés que ces Anglais; on ne les domptera, je crois, que par la prudence et la bonté. Pour maintenir la souveraineté de cette île, il me paraît d'une nécessité indispensable de désarmer les habitants et d'adoucir leurs mœurs. Je dis, en passant, et à l'occasion des Corses, que l'on peut voir par leur exemple quel courage, quelle vertu donne aux hommes l'amour de la liberté, et qu'il est dangereux et injuste de l'opprimer.
La seconde question roule sur la confiance qu'un prince doit avoir, après s'être rendu maître d'un nouvel État, ou en ceux de ses nouveaux sujets qui lui ont aidé à s'en rendre le maître, ou en ceux qui ont été fidèles à leur prince légitime.
Lorsqu'on prend une ville par intelligence et par la trahison de quelques citoyens, il y aurait beaucoup d'imprudence à se fier aux traîtres, qui probablement vous trahiront; et on doit présumer que ceux qui ont été fidèles à leurs anciens maîtres le seront à leurs nouveaux souverains; car ce sont, d'ordinaire, des esprits sages, des hommes domiciliés, qui ont du bien dans le pays, qui aiment l'ordre, à qui tout changement est nuisible : cependant il ne faut se confier légèrement à personne.
Mais supposons un moment que des peuples opprimés et forcés à secouer le joug de leurs tyrans appelassent un autre prince pour les gouverner. Je crois que le prince doit répondre en tout à la confiance<147> qu'on lui témoigne, et que s'il en manquait, en cette occasion, envers ceux qui lui ont confié ce qu'ils avaient de plus précieux, ce serait le trait le plus indigne d'une ingratitude qui ne manquerait pas de flétrir sa mémoire. Guillaume, prince d'Orange, conserva jusqu'à la fin de sa vie son amitié et sa confiance à ceux qui lui avaient mis entre les mains les rênes du gouvernement d'Angleterre; et ceux qui lui étaient opposés abandonnèrent leur patrie, et suivirent le roi Jacques.
Dans les royaumes électifs, où la plupart des élections se font par brigues, et où le trône est vénal, quoi qu'on en dise, je crois que le nouveau souverain trouvera la facilité, après son élévation, d'acheter ceux qui lui ont été opposés, comme il s'est rendu favorables ceux qui l'ont élu. La Pologne nous en fournit des exemples : on y trafique si grossièrement du trône, qu'il semble que cet achat se fasse aux marchés publics. La libéralité d'un roi de Pologne écarte de son chemin toute opposition; il est le maître de gagner les grandes familles par des palatinats, des starosties et d'autres charges qu'il confère. Mais comme les Polonais ont sur le sujet des bienfaits la mémoire très-courte, il faut revenir souvent à la charge; en un mot, la république de Pologne est comme le tonneau des Danaïdes : le roi le plus généreux répandra vainement ses bienfaits sur eux, il ne les remplira jamais. Cependant, comme un roi de Pologne a beaucoup de grâces à faire, il peut se ménager des ressources fréquentes, en ne faisant ses libéralités que dans les occasions où il a besoin des familles qu'il enrichit.
La troisième question de Machiavel regarde proprement la sûreté d'un prince dans un royaume héréditaire : s'il vaut mieux qu'il entretienne l'union ou la mésintelligence parmi ses sujets.
Cette question pouvait peut-être avoir lieu du temps des ancêtres de Machiavel, à Florence; mais à présent, je ne pense pas qu'aucun politique l'adoptât toute crue et sans la mitiger. Je n'aurais qu'à citer le bel apologue si connu de Ménénius Agrippa, par lequel il réunit le<148> peuple romain. Les républiques, cependant, doivent en quelque façon entretenir de la jalousie entre leurs membres, car, si aucun parti ne veille sur l'autre, la forme du gouvernement se change en monarchie
Il y a des princes qui croient la désunion de leurs ministres nécessaire pour leur intérêt; ils pensent être moins trompés par des hommes qu'une haine mutuelle tient réciproquement en garde. Mais si ces haines produisent cet effet, elles en produisent aussi un fort dangereux; car, au lieu que ces ministres devraient concourir au service du prince, il arrive que, par des vues de se nuire, ils se contrecarrent continuellement, et qu'ils confondent dans leurs querelles particulières l'avantage du prince et le salut des peuples.
Rien ne contribue donc plus à la force d'une monarchie que l'union intime et inséparable de tous ses membres, et ce doit être le but d'un prince sage de l'établir.
Ce que je viens de répondre à la troisième question de Machiavel peut en quelque sorte servir de solution à son quatrième problème; examinons cependant et jugeons en deux mots si un prince doit fomenter des factions contre lui-même, ou s'il doit gagner l'amitié de ses sujets.
C'est forger des monstres pour les combattre que de se faire des ennemis pour les vaincre; il est plus naturel, plus raisonnable, plus humain de se faire des amis. Heureux sont les princes qui connaissent les douceurs de l'amitié!148-a plus heureux sont ceux qui méritent l'amour et l'affection des peuples!
Nous voici à la dernière question de Machiavel, savoir : si un prince doit avoir des forteresses et des citadelles, ou s'il doit les raser.
Je crois avoir dit mon sentiment dans le chapitre dixième pour ce qui regarde les petits princes; venons à présent à ce qui intéresse la conduite des rois.
Dans le temps de Machiavel, le inonde était dans une fermentation<149> générale; l'esprit de sédition et de révolte régnait partout; l'on ne voyait que des factions et des tyrans : les révolutions fréquentes et continuelles obligèrent les princes de bâtir des citadelles sur les hauteurs des villes, pour contenir, par ce moyen, l'esprit inquiet des habitants.
Depuis ce siècle barbare, soit que les hommes se soient lassés de s'entre-détruire, soit plutôt parce que les souverains ont dans leurs États un pouvoir plus despotique, on n'entend plus tant parler de séditions et de révoltes, et l'on dirait que cet esprit d'inquiétude, après avoir assez travaillé, s'est mis à présent dans une assiette tranquille; de sorte que l'on n'a plus besoin de citadelles pour répondre de la fidélité des villes et du pays. Il n'en est pas de même des fortifications pour se garantir des ennemis et pour assurer davantage le repos de l'État.
Les armées et les forteresses sont d'une utilité égale pour les princes; car, s'ils peuvent opposer leurs armées à leurs ennemis, ils peuvent sauver cette armée sous le canon de leurs forteresses, en cas de bataille perdue; et le siége que l'ennemi entreprend de cette forteresse leur donne le temps de se refaire et de ramasser de nouvelles forces, qu'ils peuvent encore, s'ils les amassent à temps, employer pour faire lever le siége à l'ennemi.
Les dernières guerres en Flandre, entre l'Empereur et la France, n'avançaient presque point, à cause de la multitude des places fortes; et des batailles de cent mille hommes, remportées sur cent mille hommes, n'étaient suivies que par la prise d'une ou de deux villes; la campagne d'après, l'adversaire, ayant eu le temps de réparer ses pertes, reparaissait de nouveau, et l'on remettait en dispute ce que l'on avait décidé l'année auparavant. Dans des pays où il y a beaucoup de places fortes, des armées qui couvrent deux milles de terre feront la guerre trente années, et gagneront, si elles sont heureuses, pour prix de vingt batailles dix milles de terrain.
<150>Dans des pays ouverts, le sort d'un combat ou de deux campagnes décide de la fortune du vainqueur, et lui soumet des royaumes entiers. Alexandre, César, Gengis-Kan, Charles XII, devaient leur gloire à ce qu'ils trouvèrent peu de places fortifiées dans les pays qu'ils conquirent; le vainqueur de l'Inde ne fit que deux siéges en ses glorieuses campagnes; l'arbitre de la Pologne n'en fit jamais davantage. Eugène, Villars, Marlborough, Luxembourg, étaient de grands capitaines; mais les forteresses émoussèrent en quelque façon le brillant de leurs succès. Les Français connaissent bien l'utilité des forteresses, car, depuis le Brabant jusqu'au Dauphiné, c'est comme une double chaîne de places fortes; la frontière de la France, du côté de l'Allemagne, est comme une gueule ouverte de lion, qui présente deux rangées de dents menaçantes, qui a l'air de vouloir tout engloutir.
Cela suffit pour faire voir le grand usage des villes fortifiées.
<151>CHAPITRE XXI.
Ce chapitre de Machiavel contient du bon et du mauvais. Je relèverai premièrement les fautes de Machiavel; je confirmerai ce qu'il dit de bon et de louable; et je hasarderai ensuite mon sentiment sur quelques sujets qui appartiennent naturellement à cette matière.
L'auteur propose la conduite de Ferdinand d'Aragon et de Bernard de Milan pour modèle à ceux qui veulent se distinguer par de grandes entreprises et par des actions rares et extraordinaires. Machiavel cherche ce merveilleux dans la hardiesse des entreprises et dans la rapidité de l'exécution. Cela est grand., j'en conviens; mais cela n'est louable qu'à proportion que l'entreprise du conquérant est juste. « Toi qui te vantes d'exterminer les voleurs, disaient les ambassadeurs scythes à Alexandre, tu es toi-même le plus grand voleur de la terre, car tu as pillé et saccagé toutes les nations que tu as vaincues. Si tu es un dieu, tu dois faire le bien des mortels, et non pas leur ravir ce qu'ils ont; si tu es un homme, songe toujours à ce que tu es. » 151-a
Ferdinand d'Aragon ne se contentait pas toujours de faire simplement la guerre, mais il se servait de la religion comme d'un voile pour couvrir ses desseins; il abusait de la foi des serments; il ne parlait que de justice, et ne commettait que des injustices. Machiavel loue en lui tout ce qu'on y blâme.
<152>Machiavel allègue, en second lieu, l'exemple de Bernard de Milan pour insinuer aux princes qu'ils doivent récompenser et punir d'une manière éclatante, afin que toutes leurs actions aient un caractère de grandeur imprimé en elles. Les princes généreux ne manqueront point de réputation, principalement lorsque leur libéralité est une suite de leur grandeur d'âme, et non de leur amour-propre.
La bonté de leurs cœurs peut les rendre plus grands que toutes les autres vertus. Cicéron152-a disait à César : « Vous n'avez rien de plus grand dans votre fortune que le pouvoir de sauver tant de citoyens, ni de plus digne de votre bonté que la volonté de le faire. » Il faudrait donc que les peines qu'un prince inflige fussent toujours au-dessous de l'offense, et que les récompenses qu'il donne fussent toujours au-dessus du service.
Mais voici une contradiction : le docteur de la politique veut, en ce chapitre, que ses princes tiennent leurs alliances, et dans le dix-huitième chapitre il les dégageait formellement de leur parole. Il fait comme ces diseurs de bonne aventure qui disent blanc aux uns et noir aux autres.
Si Machiavel raisonne mal sur tout ce que nous venons de dire, il parle bien sur la prudence que les princes doivent avoir de ne se point engager légèrement avec d'autres princes plus puissants qu'eux, qui, au lieu de les secourir, pourraient les abîmer.
C'est ce que savait un grand prince d'Allemagne, également estimé de ses amis et de ses ennemis. Les Suédois entrèrent dans ses États lorsqu'il en était éloigné avec toutes ses troupes pour secourir l'Empereur au Bas-Rhin, dans la guerre qu'il soutenait contre la France. Les ministres de ce prince lui conseillaient, à la nouvelle de cette irruption soudaine, d'appeler le czar de Russie à son secours. Mais ce prince, plus pénétrant qu'eux, leur répondit que les Moscovites étaient comme des ours qu'il ne fallait point déchaîner, de crainte de ne<153> pouvoir remettre leurs chaînes;153-a il prit généreusement sur lui les soins de la vengeance, et il n'eut pas lieu de s'en repentir.
Si je vivais dans le siècle futur, j'allongerais sûrement cet article par quelques réflexions qui pourraient y convenir; mais ce n'est pas à moi à juger de la conduite des princes modernes, et dans le monde il faut savoir parler et se taire à propos.
La matière de la neutralité est aussi bien traitée par Machiavel que celle des engagements des princes. L'expérience a démontré depuis longtemps qu'un prince neutre expose son pays aux injures des deux parties belligérantes, que ses États deviennent le théâtre de la guerre, et qu'il perd toujours par la neutralité, sans que jamais il ait rien de solide à y gagner.
Il y a deux manières par lesquelles un prince peut s'agrandir : l'une est celle de la conquête, lorsqu'un prince guerrier recule par la force de ses armes les limites de sa domination; l'autre est celle du bon gouvernement, lorsqu'un prince laborieux fait fleurir dans ses États tous les arts et toutes les sciences, qui les rendent plus puissants et plus policés.
Tout ce livre n'est rempli que de raisonnements sur cette première manière de s'agrandir : disons quelque chose de la seconde, plus innocente, plus juste et tout aussi utile que la première.
Les arts les plus nécessaires à la vie sont l'agriculture, le commerce et les manufactures; ceux qui font le plus d'honneur à l'esprit hu<154>main sont : la géométrie, la philosophie, l'astronomie, l'éloquence, la poésie, la peinture, la musique, la sculpture, l'architecture, la gravure, et ce qu'on entend sous le nom de beaux-arts.
Comme tous les pays sont très-différents, il y en a où le fort consiste dans l'agriculture, d'autres dans les vendanges, d'autres dans les manufactures, et d'autres dans le commerce; ces arts se trouvent même prospérer ensemble en quelques pays.
Les souverains qui choisiront cette manière douce et aimable de se rendre plus puissants seront obligés d'étudier principalement la constitution de leur pays, afin de savoir lesquels de ces arts seront les plus propres à y réussir, et par conséquent lesquels ils doivent le plus encourager. Les Français et les Espagnols se sont aperçus que le commerce leur manquait, et ils ont médité, par cette raison, sur le moyen de ruiner celui des Anglais. S'ils réussissent, la France augmentera sa puissance plus considérablement que la conquête de vingt villes et d'un millier de villages ne l'aurait pu faire, et l'Angleterre et la Hollande, ces deux plus beaux et plus riches pays du monde, dépériront insensiblement, comme un malade qui meurt de consomption.
Les pays dont les blés et les vignes font les richesses ont deux choses à observer : l'une est de défricher soigneusement toutes les terres, afin de mettre jusqu'au moindre terrain à profit; l'autre est de raffiner sur un plus grand, un plus vaste débit, sur les moyens de transporter ces marchandises à moins de frais, et de pouvoir les vendre à meilleur marché.
Quant aux manufactures de toutes espèces, c'est peut-être ce qu'il y a de plus utile et de plus profitable à un État, puisque, par elles, on suffit aux besoins et au luxe des habitants, et que les voisins sont même obligés de payer tribut à votre industrie; elles empêchent, d'un côté, que l'argent sorte du pays, et elles en font rentrer de l'autre.
Je me suis toujours persuadé que le défaut de manufactures avait<155> causé en partie ces prodigieuses émigrations des pays du Nord, de ces Goths, de ces Vandales qui inondèrent si souvent les pays méridionaux. On ne connaissait d'art, dans ces temps reculés, en Suède, en Danemark, et dans la plus grande partie de l'Allemagne, que l'agriculture ou la chasse; les terres labourables étaient partagées entre un certain nombre de propriétaires qui les cultivaient, et qu'elles pouvaient nourrir.
Mais comme la race humaine a de tout temps été très-féconde dans ces climats froids, il arrivait qu'il y avait deux fois plus d'habitants dans un pays qu'il n'en pouvait subsister par le labourage, et ces cadets de bonne maison s'attroupaient alors; ils étaient d'illustres brigands, par nécessité; ils ravageaient d'autres pays, et en dépossédaient les maîtres. Aussi voit-on, dans l'empire d'Orient et d'Occident, que ces barbares ne demandaient, pour l'ordinaire, que des champs pour cultiver, afin de fournir à leur subsistance. Les pays du Nord ne sont pas moins peuplés qu'ils l'étaient alors; mais comme le luxe a très-sagement multiplié nos besoins, il a donné lieu à des manufactures et à tous ces arts qui font subsister des peuples entiers, qui, autrement, seraient obligés de chercher leur subsistance ailleurs.
Ces manières donc de faire prospérer un État sont comme des talents confiés à la sagesse du souverain, qu'il doit mettre à usure et faire valoir. La marque la plus sûre qu'un pays est sous un gouvernement sage et heureux, c'est lorsque les beaux-arts naissent dans son sein : ce sont des fleurs qui viennent dans un terrain gras et sous un ciel heureux, mais que la sécheresse ou le souffle des aquilons fait mourir.
Rien n'illustre plus un règne que les arts qui fleurissent sous son abri. Le siècle de Périclès est aussi fameux par les grands génies qui vivaient à Athènes que par les batailles que les Athéniens donnèrent alors. Celui d'Auguste est mieux connu par Cicéron, Ovide, Horace, Virgile, etc. que par les proscriptions de ce cruel empereur, qui doit,<156> après tout, une grande partie de sa réputation à la lyre d'Horace Celui de Louis XIV est plus célèbre par les Corneille, les Racine les Molière, les Boileau, les Des Cartes, les Le Brun, les Girardon que par ce passage du Rhin tant exagéré, par les siéges où Louis se trouva en personne, et par la bataille de Turin, que M. de Marsin fit perdre au duc d'Orléans par ordre du cabinet.
Les rois honorent l'humanité lorsqu'ils distinguent et récompensent ceux qui lui font le plus d'honneur, et qu'ils encouragent ces esprits supérieurs qui s'emploient à perfectionner nos connaissances et qui se dévouent au culte de la vérité.
Heureux sont les souverains qui cultivent eux-mêmes ces sciences, qui pensent avec Cicéron, ce consul romain, libérateur de sa patrie et père de l'éloquence : « Les lettres forment la jeunesse, et font les charmes de l'âge avancé. La prospérité en est plus brillante; l'adversite en reçoit des consolations; et dans nos maisons, dans celles des autres, dans les voyages, dans la solitude, en tout temps, en tous lieux, elles font la douceur de notre vie. »156-a
Laurent de Médicis, le plus grand homme de sa nation, était le pacificateur de l'Italie et le restaurateur des sciences; sa probité lui concilia la confiance générale de tous les princes; et Marc-Aurèle, un des plus grands empereurs de Rome, était non moins heureux guerrier que sage philosophe, et joignait la pratique la plus sévère de la morale à la profession qu'il en faisait. Finissons par ces paroles : « Un roi que la justice conduit a l'univers pour son temple, et les gens de bien en sont les prêtres et les sacrificateurs. »
<157>CHAPITRE XXII.
Il y a deux espèces de princes dans le monde : ceux qui voient tout par leurs propres yeux, et gouvernent leurs États par eux-mêmes; et ceux qui se reposent sur la bonne foi de leurs ministres, et qui se laissent gouverner par ceux qui ont pris de l'ascendant sur leur esprit.
Les souverains de la première espèce sont comme l'âme de leurs États : le poids de leur gouvernement repose sur eux seuls, comme le monde sur le dos d'Atlas; ils règlent les affaires intérieures comme les étrangères; ils remplissent à la fois les postes de premier magistrat de la justice, de général des armées, de grand trésorier. Ils ont, à l'exemple de Dieu, qui se sert d'intelligences supérieures à l'homme pour opérer ses volontés, des esprits pénétrants et laborieux pour exécuter leurs desseins et pour remplir en détail ce qu'ils ont projeté en grand; leurs ministres sont proprement des instruments dans les mains d'un sage et habile maître.
Les souverains du second ordre sont comme plongés, par un défaut de génie ou une indolence naturelle, dans une indifférence léthargique. Si l'État, prêt de tomber en défaillance par la faiblesse du souverain, doit être soutenu par la sagesse et la vivacité d'un ministre, le prince alors n'est qu'un fantôme, mais un fantôme nécessaire, car<158> il représente l'État; tout ce qui est à souhaiter, c'est qu'il fasse un choix heureux.
Il n'est pas aussi facile qu'on le pense à un souverain de bien approfondir le caractère de ceux qu'il veut employer dans les affaires; car les particuliers ont autant de facilité à se déguiser devant leurs maîtres que les princes trouvent d'obstacles pour dissimuler leur intérieur aux yeux du public.
Après tout, si Sixte-Quint a pu tromper soixante-dix cardinaux qui devaient le connaître, combien, à plus forte raison, n'est-il pas plus facile à un particulier de surprendre la pénétration du souverain qui a manqué d'occasions pour le démêler!
Un prince d'esprit peut juger sans peine du génie et de la capacité de ceux qui le servent; mais il lui est presque impossible de bien juger de leur désintéressement et de leur fidélité.
On a vu souvent que des hommes paraissent vertueux, faute d'occasions pour se démentir, mais qui ont renoncé à l'honnêteté dès que leur vertu a été mise à l'épreuve. On ne parla point mal à Rome des Tibère, des Néron, des Caligula, avant qu'ils parvinssent au trône; peut-être que leur scélératesse serait restée sans effet, si elle n'avait été mise en œuvre par l'occasion, qui développa le germe de leur méchanceté.
Il se trouve des hommes qui joignent à beaucoup d'esprit, de souplesse et de talents l'âme la plus noire et la plus ingrate; il s'en trouve d'autres qui possèdent toutes les qualités du cœur.
Les princes prudents ont ordinairement donné la préférence à ceux chez qui les qualités du cœur prévalaient, pour les employer dans l'intérieur de leur pays. Ils leur ont préféré, au contraire, ceux qui avaient plus de souplesse, pour s'en servir dans des négociations. Car, puisqu'il ne s'agit que de maintenir l'ordre et la justice dans leurs États, il suffit de l'honnêteté; et s'il faut persuader les voisins et nouer<159> des intrigues, on sent bien que la probité n'y est pas tant requise que l'adresse et l'esprit.
Il me semble qu'un prince ne saurait assez récompenser la fidélité de ceux qui le servent avec zèle; il y a un certain sentiment de justice en nous, qui nous pousse à la reconnaissance, et qu'il faut suivre. Mais, d'ailleurs, les intérêts des grands demandent absolument qu'ils récompensent avec autant de générosité qu'ils punissent avec clémence; car les ministres qui s'aperçoivent que la vertu sera l'instrument de leur fortune n'auront point assurément recours au crime, et ils préféreront naturellement les bienfaits de leur maître aux corruptions étrangères.
La voie de la justice et la sagesse du monde s'accordent donc parfaitement sur ce sujet, et il est aussi imprudent que dur de mettre, faute de récompense et de générosité, l'attachement des ministres à une dangereuse épreuve.
Il se trouve des princes qui donnent dans un autre défaut aussi dangereux : ils changent de ministres avec une légèreté infinie, et ils punissent avec trop de rigueur la moindre irrégularité de leur conduite.
Les ministres qui travaillent immédiatement sous les yeux du prince, lorsqu'ils ont été quelque temps en place, ne sauraient pas tout à fait lui déguiser leurs défauts; plus le prince est pénétrant, et plus facilement il les saisit.
Les souverains qui ne sont pas philosophes s'impatientent bientôt; ils se révoltent contre les faiblesses de ceux qui les servent, ils les disgracient et les perdent.
Les princes qui raisonnent plus profondément connaissent mieux les hommes : ils savent qu'ils sont tous marqués au coin de l'humanité, qu'il n'y a rien de parfait en ce monde, que les grandes qualités sont, pour ainsi dire, mises en équilibre par de grands défauts, et<160> que l'homme de génie doit tirer parti de tout. C'est pourquoi, à moins de prévarication, ils conservent leurs ministres avec leurs bonnes et leurs mauvaises qualités, et ils préfèrent ceux qu'ils ont approfondis aux nouveaux qu'ils pourraient avoir, à peu près comme d'habiles musiciens qui aiment mieux jouer avec des instruments dont ils connaissent le fort et le faible qu'avec de nouveaux dont la bonté leur est inconnue.
<161>CHAPITRE XXIII.
Il n'y a pas un livre de morale, il n'y a pas un livre d'histoire, où la faiblesse des princes sur la flatterie ne soit rudement censurée. On veut que les rois aiment la vérité, on veut que leurs oreilles s'accoutument à l'entendre, et l'on a raison; mais on veut encore, selon la coutume des hommes, des choses un peu contradictoires : on veut que les princes aient assez d'amour-propre pour aimer la gloire, pour faire de grandes actions, et qu'en même temps ils soient assez indifférents pour renoncer de leur gré au salaire de leurs travaux; le même principe doit les pousser à mériter la louange et à la mépriser. C'est prétendre beaucoup de l'humanité; on leur fait bien de l'honneur de supposer qu'ils doivent avoir sur eux-mêmes plus de pouvoir encore que sur les autres.
Contemptus virtutis ex contemptu famae.161-a
Les princes insensibles à leur réputation n'ont été que des indolents ou des voluptueux abandonnés à la mollesse; c'étaient des masses d'une matière vile, qu'aucune vertu n'animait. Des tyrans très-cruels ont aimé, il est vrai, la louange; mais c'était en eux une vanité odieuse, un vice de plus; ils voulaient l'estime, en méritant l'opprobre.
Chez les princes vicieux, la flatterie est un poison mortel qui multiplie les semences de leur corruption; chez les princes de mérite, la<162> flatterie est comme une rouille qui s'attache à leur gloire, et qui en diminue l'éclat. Un homme d'esprit se révolte contre la flatterie grossière; il repousse l'adulateur maladroit. Il est une autre sorte de flatterie : elle est la sophiste des défauts, sa rhétorique les diminue; c'est celle qui fournit des arguments aux passions, qui donne à l'austérité le caractère de la justice, qui fait une ressemblance si parfaite de la libéralité à la profusion, qu'on s'y méprend, qui couvre les débauches du voile de l'amusement et du plaisir; elle amplifie surtout les vices des autres, pour en ériger un trophée à ceux de son héros. La plupart des hommes donnent dans cette flatterie qui justifie leurs goûts, et qui n'est pas tout à fait mensonge; ils ne sauraient avoir de la rigueur pour ceux qui leur disent un bien d'eux-mêmes dont ils sont convaincus. La flatterie qui se fonde sur une base solide est la plus subtile de toutes; il faut avoir le discernement très-fin pour apercevoir la nuance qu'elle ajoute à la vérité. Elle ne fera point accompagner un roi à la tranchée par des poëtes qui doivent être les historiens; elle ne composera point des prologues d'opéra remplis d'hyperboles, des préfaces fades et des épîtres rampantes; elle n'étourdira point un héros du récit ampoulé de ses victoires; mais elle prendra l'air du sentiment, elle se ménagera délicatement des entrées, elle paraîtra franche et naïve. Comment un grand homme, comment un héros, comment un prince spirituel peut-il se fâcher de s'entendre dire une vérité que la vivacité d'un ami semble laisser échapper? Comment Louis XIV, qui sentait que son air seul en imposait aux hommes, et qui se complaisait dans cette supériorité, pouvait-il se fâcher contre un vieil officier qui, en lui parlant, tremblait et bégayait, et qui, en s'arrêtant au milieu de son discours, lui dit : « Au moins, Sire, je ne tremble pas ainsi devant vos ennemis. »
Les princes qui ont été hommes avant de devenir rois, peuvent se ressouvenir de ce qu'ils ont été, et ne s'accoutument pas si facilement aux aliments de la flatterie. Ceux qui ont régné toute leur vie<163> ont toujours été nourris d'encens comme les dieux, et ils mourraient d'inanition, s'ils manquaient de louange.
Il serait donc plus juste, ce me semble, de plaindre les rois que de les condamner; ce sont les flatteurs, et plus queux encore les calomniateurs, qui méritent la condamnation et la haine du public, de même que tous ceux qui sont assez ennemis des princes pour leur déguiser la vérité. Mais que l'on distingue la flatterie de la louange : Trajan était encouragé à la vertu par le panégyrique de Pline; Tibère était confirmé dans le vice par les flatteries des sénateurs.
<164>CHAPITRE XXIV.
La fable de Cadmus, qui sema en terre les dents du serpent qu'il venait de vaincre, et dont naquit un peuple de guerriers qui se détruisirent, est l'emblème de ce qu'étaient les princes italiens du temps de Machiavel. Les perfidies et les trahisons qu'ils commettaient les uns envers les autres ruinèrent leurs affaires. Qu'on lise l'histoire d'Italie de la fin du quatorzième siècle jusqu'au commencement du quinzième : ce ne sont que cruautés, séditions, violences, ligues pour s'entre-détruire, usurpations, assassinats, en un mot, un assemblage énorme de crimes dont l'idée seule inspire de l'horreur.
Si, à l'exemple de Machiavel, on s'avisait de renverser la justice et l'humanité, on bouleverserait tout l'univers; l'inondation de crimes réduirait dans peu ce continent dans une vaste solitude. C'était l'iniquité et la barbarie des princes d'Italie qui leur firent perdre leurs États, ainsi que les faux principes de Machiavel perdront à coup sûr ceux qui auront la folie de les suivre.
Je ne déguise rien : la lâcheté de quelques-uns de ces princes d'Italie peut avoir également avec leur méchanceté concouru à leur perte; la faiblesse des rois de Naples, il est sûr, ruina leurs affaires. Mais qu'on me dise, d'ailleurs, en politique tout ce que l'on voudra,<165> argumentez, faites des systèmes, alléguez des exemples, employez toutes les subtilités, vous serez obligé d'en revenir à la justice malgré vous.
Je demande à Machiavel ce qu'il veut dire par ces paroles : « Si l'on remarque dans un souverain nouvellement élevé sur le trône, ce qui veut dire dans un usurpateur, de la prudence et du mérite, on s'attachera bien plus à lui qu'à ceux qui ne sont redevables de leur grandeur qu'à leur naissance. La raison de cela, c'est qu'on est bien plus touché du présent que du passé; et quand on y trouve de quoi se satisfaire, on ne va pas plus loin. »
Machiavel suppose-t-il que, de deux hommes également valeureux et sages, toute une nation préférera l'usurpateur au prince légitime? ou l'entend-il d'un souverain sans vertus, et d'un ravisseur vaillant et plein de capacité? Il ne se peut point que la première supposition soit celle de l'auteur; elle est opposée aux notions les plus ordinaires du bon sens : ce serait un effet sans cause que la prédilection d'un peuple en faveur d'un homme qui commet une action violente pour se rendre leur maître, et qui, d'ailleurs, n'aurait aucun mérite préférable à celui du souverain légitime.
Ce ne saurait être non plus la seconde supposition; car, quelque qualité qu'on donne à un usurpateur, on m'avouera que l'action violente par laquelle il élève sa puissance est une injustice.
A quoi peut-on s'attendre d'un homme qui débute par le crime, si ce n'est à un gouvernement violent et tyrannique? Il en est de même que d'un homme qui se marierait, et qui éprouverait une infidélité de sa femme le jour même de ses noces : je ne pense pas qu'il augurât bien de la vertu de sa nouvelle épouse pour le reste de sa vie.
Machiavel prononce sa condamnation en ce chapitre. Il dit clairement que, sans l'amour des peuples, sans l'affection des grands, et sans une armée bien disciplinée, il est impossible à un prince de se<166> soutenir sur le trône. La vérité semble le forcer de lui rendre cet hommage, à peu près comme les théologiens l'assurent des anges maudits, qui reconnaissent un Dieu, mais qui le blasphèment.
Voici en quoi consiste la contradiction : pour gagner l'affection des peuples et des grands, il faut avoir un fonds de vertu; il faut que le prince soit humain et bienfaisant, et qu'avec ces qualités du cœur on trouve en lui de la capacité pour s'acquitter des pénibles fonctions de sa charge.
Il en est de cette charge comme de toutes les autres : les hommes, quelque emploi qu'ils exercent, n'obtiennent jamais la confiance, s'ils ne sont justes et éclairés; les plus corrompus souhaitent toujours d'avoir affaire à un homme de bien, de même que les plus incapables de se gouverner s'en rapportent à celui qui passe pour le plus prudent. Quoi! le moindre bourgmestre, le moindre échevin d'une ville aura besoin d'être honnête homme et laborieux, s'il veut réussir, et la royauté serait le seul emploi où le vice serait autorisé! Il faut être tel que je viens de le dire pour gagner les cœurs, et non pas, comme Machiavel l'enseigne dans le cours de cet ouvrage, injuste, cruel, ambitieux, et uniquement occupé du soin de son agrandissement.
C'est ainsi qu'on peut voir démasqué ce politique que son siècle fit passer pour un grand homme, que beaucoup de ministres ont reconnu dangereux, mais qu'ils ont suivi, dont on a fait étudier les abominables maximes aux princes, à qui personne n'avait encore répondu en forme, et que beaucoup de politiques suivent, sans vouloir qu'on les en accuse.
Heureux serait celui qui pourrait détruire entièrement le machiavélisme dans le monde! J'en ai fait voir l'inconséquence; c'est à ceux qui gouvernent la terre à la convaincre par leurs exemples. Ils sont obligés de guérir le public de la fausse idée dans laquelle on se trouve sur la politique, qui ne doit être que le système de la sagesse, mais<167> que l'on soupçonne communément d'être le bréviaire de la fourberie. C'est à eux de bannir les subtilités et la mauvaise foi des traités, et de rendre la vigueur à l'honnêteté et à la candeur, qui, à dire vrai, ne se trouve guère entre les souverains. C'est à eux de montrer qu'ils sont aussi peu envieux des provinces de leurs voisins que jaloux de la conservation de leurs propres États. Le prince qui veut tout posséder est comme un estomac qui se surcharge de viandes sans songer qu'il ne pourra pas les digérer. Le prince qui se borne à bien gouverner est comme un homme qui mange sobrement, et dont l'estomac digère bien.
<168>CHAPITRE XXV.
La question sur la liberté de l'homme est un de ces problèmes qui pousse la raison des philosophes à bout, et qui a souvent tiré des anathèmes de la bouche des théologiens. Les partisans de la liberté disent que si les hommes ne sont pas libres, Dieu agit en eux; que c'est Dieu qui, par leur ministère, commet les meurtres, les vols et tous les crimes; ce qui est manifestement opposé à sa sainteté. En second lieu, que si l'Être suprême est le père des vices et l'auteur des iniquités qui se commettent, on ne pourra plus punir les coupables, et il n'y aura ni crimes ni vertus dans le monde. Or, comme on ne saurait penser à ce dogme affreux sans en apercevoir toutes les contradictions, on ne saurait prendre de meilleur parti qu'en se déclarant pour la liberté de l'homme.
Les partisans de la nécessité absolue disent, au contraire, que Dieu serait pire qu'un ouvrier aveugle et qui travaille dans l'obscurité, si, après avoir créé ce monde, il eût ignoré ce qui devait s'y faire. Un horloger, disent-ils, connaît l'action de la moindre roue d'une montre, puisqu'il sait le mouvement qu'il lui a imprimé, et à quelle destination il l'a faite; et Dieu, cet être infiniment sage, serait le spectateur curieux et impuissant des actions des hommes! Comment ce même Dieu, dont les ouvrages portent tous un caractère d'ordre, et qui sont tous asservis à de certaines lois immuables et constantes,<169> aurait-il laissé jouir l'homme seul de l'indépendance et de la liberté? Ce ne serait plus la Providence qui gouvernerait le monde, mais le caprice des hommes. Puis donc qu'il faut opter entre le Créateur et la créature, lequel des deux est l'automate, il est plus raisonnable de croire que c'est l'être en qui réside la faiblesse que l'être en qui réside la puissance. Ainsi la raison et les passions sont comme des chaînes invisibles par lesquelles la main de la Providence conduit le genre humain pour concourir aux événements que sa sagesse éternelle avait résolus, qui devaient arriver dans le monde, pour que chaque individu remplît sa destinée.
C'est ainsi que pour éviter Charybde on s'approche trop de Scylla, et que les philosophes se poussent mutuellement dans l'abîme de l'absurdité, tandis que les théologiens ferraillent dans l'obscurité, et se damnent dévotement par charité. Ces partis se font la guerre à peu près comme les Carthaginois et les Romains se la faisaient. Lorsqu'on appréhendait de voir les troupes romaines en Afrique, on portait le flambeau de la guerre en Italie; et lorsqu'à Rome on voulut se défaire d'Annibal, que l'on craignait, on envoya Scipion à la tête des légions assiéger Carthage. Les philosophes, les théologiens et la plupart des héros d'arguments ont le génie de la nation française : ils attaquent vigoureusement, mais ils sont perdus s'ils sont réduits à la guerre défensive. C'est ce qui fit dire à un bel esprit que Dieu était le père de toutes les sectes, puisqu'il leur avait donné à toutes des armes égales, de même qu'un bon côté et un revers. Cette question sur la liberté et sur la prédestination des hommes est transportée par Machiavel de la métaphysique dans la politique; c'est cependant un terrain qui lui est tout étranger, et qui ne saurait le nourrir; car, en politique, au lieu de raisonner si nous sommes libres ou si nous ne le sommes point, si la fortune et le hasard peuvent quelque chose ou s'ils ne peuvent rien, il ne faut proprement penser qu'à perfectionner sa pénétration et sa prudence.
<170>La fortune et le hasard sont des mots vides de sens qui, selon toute apparence, doivent leur origine à la profonde ignorance dans laquelle croupissait le monde lorsqu'on donna des noms vagues aux effets dont les causes étaient inconnues.
Ce qu'on appelle vulgairement la fortune de César signifie proprement toutes les conjonctures qui ont favorisé les desseins de cet ambitieux. Ce que l'on entend par l'infortune de Caton, ce sont les malheurs inopinés qui lui arrivèrent, ces contre-temps où les effets suivirent si subitement les causes, que sa prudence ne put ni les prévoir ni les combattre.
Ce qu'on entend par le hasard ne saurait mieux s'expliquer que par le jeu des dés. Le hasard, dit-on, a fait que mes dés ont porté plutôt douze que sept. Pour décomposer ce phénomène physiquement, il faudrait avoir les yeux assez bons pour voir la manière dont on a fait entrer les dés dans le cornet, les mouvements de la main plus ou moins forts, plus ou moins réitérés qui les font tourner, et qui impriment aux dés un mouvement plus vif ou plus lent. Ce sont ces causes qui, prises ensemble, s'appellent le hasard.
Tant que nous ne serons que des hommes, c'est-à-dire, des êtres très-bornés, nous ne serons jamais supérieurs à ce qu'on appelle les coups de la fortune. Nous devons ravir ce que nous pouvons au hasard, dès l'événement; mais notre vie est trop courte pour tout apercevoir, et notre esprit trop étroit pour tout combiner.
Voici des événements qui feront voir clairement qu'il est impossible à la sagesse humaine de tout prévoir. Le premier événement est celui de la surprise de Crémone par le prince Eugène, entreprise concertée avec toute la prudence imaginable, et exécutée avec une valeur infinie. Voici comment ce dessein échoua : le prince s'introduisit dans la ville, vers le matin, par un canal à immondices que lui ouvrit un curé avec lequel il était en intelligence; il se serait infailliblement rendu maître de la place, si deux choses inopinées ne fussent arri<171>vées. Premièrement, un régiment suisse qui devait faire l'exercice le même matin se trouva sous les armes plus tôt qu'il ne devait y être, et lui fit résistance jusqu'à ce que le reste de la garnison s'assemblât. En second lieu, le guide qui devait mener le prince de Vaudemont à une porte de la ville dont ce prince devait s'emparer, manqua le chemin, ce qui fit que ce détachement arriva trop tard.
Le second événement dont j'ai voulu parler est celui de la paix particulière que les Anglais firent avec la France vers la fin de la guerre de la succession d'Espagne. Ni les ministres de l'empereur Joseph, ni les plus grands philosophes, ni les plus habiles politiques n'auraient pu soupçonner qu'une paire de gants changerait le destin de l'Europe; cela arriva cependant au pied de la lettre.
La duchesse de Marlborough exerçait la charge de grande maîtresse de la reine Anne à Londres, tandis que son époux faisait dans les campagnes de Brabant une double moisson de lauriers et de richesses. Cette duchesse soutenait par sa faveur le parti du héros, et le héros soutenait le crédit de son épouse par ses victoires. Le parti des torys, qui leur était opposé, et qui souhaitait la paix, ne pouvait rien, tandis que cette duchesse était toute-puissante auprès de la Reine. Elle perdit cette faveur par une cause assez légère : la Reine avait commandé des gants, et la duchesse en avait commandé en même temps; l'impatience de les avoir lui fit presser la gantière de la servir avant la Reine. Cependant Anne voulut avoir ses gants; une dame171-11 qui était ennemie de mylady Marlborough, informa la Reine de tout ce qui s'était passé, et s'en prévalut avec tant de malignité, que la Reine, dès ce moment, regarda la duchesse comme une favorite dont elle ne pouvait plus supporter l'insolence. La gantière acheva d'aigrir cette princesse par l'histoire des gants, qu'elle lui conta avec toute la noirceur possible. Ce levain, quoique léger, fut suffisant pour mettre toutes les humeurs en fermentation, et pour assaisonner tout ce qui<172> doit accompagner une disgrâce. Les torys, et le maréchal de Tallard à leur tête, se prévalurent de cette affaire, qui devint un coup de partie pour eux. La duchesse de Marlborough fut disgraciée peu de temps après, et avec elle tomba le parti des whigs et celui des alliés de l'Empereur. Tel est le jeu des choses les plus graves du monde : la Providence se rit de la sagesse et des grandeurs humaines; des causes frivoles et quelquefois ridicules changent souvent la fortune des États et des monarchies entières. Dans cette occasion, de petites misères de femmes sauvèrent Louis XIV d'un pas dont sa sagesse, ses forces et sa puissance ne l'auraient peut-être pu tirer, et obligèrent les alliés à faire la paix malgré eux.
Ces sortes d'événements arrivent; mais j'avoue que c'est rarement, et que leur autorité n'est pas suffisante pour décréditer entièrement la prudence et la pénétration; il en est comme des maladies, qui altèrent quelquefois la santé des hommes, mais qui ne les empêchent pas de jouir la plupart du temps des avantages d'un tempérament robuste.
Il faut donc nécessairement que ceux qui doivent gouverner le monde cultivent leur pénétration et leur prudence; mais ce n'est pas tout; car, s'ils veulent captiver la fortune, il faut qu'ils apprennent à plier leur tempérament sous les conjonctures, ce qui est très-difficile.
Je ne parle, en général, que de deux sortes de tempéraments, celui d'une vivacité hardie, et celui d'une lenteur circonspecte; et comme ces causes morales ont une cause physique, il est presque impossible qu'un prince soit si fort maître de lui-même, qu'il prenne toutes les couleurs comme un caméléon. Il y a des siècles qui favorisent la gloire des conquérants et de ces hommes hardis et entreprenants qui semblent nés pour opérer des changements extraordinaires dans l'univers. Des révolutions, des guerres, et principalement je ne sais quels esprits de vertige et de défiance qui brouillent les sou<173>verains, fournissent à un conquérant des occasions de profiter de leurs querelles. Il n'y a pas jusqu'à Fernand Cortez qui, dans la conquête du Mexique, n'ait été favorisé par les guerres civiles des Américains.
Il y a d'autres temps où le monde, moins agité, ne paraît vouloir être régi que par la douceur, où il ne faut que de la prudence et de la circonspection; c'est une espèce de calme heureux dans la politique, qui succède ordinairement après l'orage; c'est alors que les négociations sont plus efficaces que les batailles, et qu'il faut gagner par la plume ce que l'on ne saurait acquérir par l'épée.
Afin qu'un souverain pût profiter de toutes les conjonctures, il faudrait qu'il apprît à se conformer au temps comme un habile pilote.
Si un général d'armée était hardi et circonspect à propos, il serait presque indomptable. Fabius minait Annibal par ses longueurs; ce Romain n'ignorait pas que les Carthaginois manquaient d'argent et de recrues, et que, sans combattre, il suffisait de voir tranquillement fondre cette armée pour la faire périr, pour ainsi dire, d'inanition. La politique d'Annibal était, au contraire, de combattre; sa puissance n'était qu'une force d'accident, dont il fallait tirer avec promptitude tous les avantages possibles, afin de lui donner de la solidité par la terreur qu'impriment les actions brillantes et vives, et par les ressources qu'on tire des conquêtes.
En l'an 1704, si l'électeur de Bavière et le maréchal de Tallard n'étaient point sortis de Bavière pour s'avancer jusqu'à Blenheim et Höchstädt, ils seraient restés les maîtres de toute la Souabe; car l'armée des alliés, ne pouvant subsister en Bavière faute de vivres, aurait été obligée de se retirer vers le Main, et de se séparer. Ce fut donc manque de circonspection, lorsqu'il en était temps, que l'Électeur confia au sort d'une bataille à jamais mémorable et glorieuse pour la nation allemande ce qu'il ne dépendait que de lui de conserver. Cette<174> imprudence fut punie par la défaite totale des Français et des Bavarois, et par la perte de la Bavière et de tout ce pays qui est entre le Haut-Palatinat et le Rhin.
On ne parle point, d'ordinaire, des téméraires qui ont péri; on ne parle que de ceux qui ont été secondés de la fortune. Il en est comme des rêves et des prophéties : entre mille qui ont été fausses et que l'on oublie, on ne se ressouvient que du très-petit nombre qui a été accompli. Le monde devrait juger des événements par leurs causes, et non pas des causes par l'événement
Je conclus donc qu'un peuple risque beaucoup avec un prince hardi; que c'est un danger continuel qui le menace; et que le souverain circonspect, s'il n'est pas propre pour les grands exploits, semble plus né pour le gouvernement. L'un hasarde, mais l'autre conserve.
Pour que les uns et les autres soient grands hommes, il faut qu'ils viennent à propos au monde, sans quoi leurs talents leur sont plus pernicieux que profitables. Tout homme raisonnable, et principalement ceux que le ciel a destinés pour gouverner les autres, devraient se faire un plan de conduite aussi bien raisonné et lié qu'une démonstration géométrique. En suivant en tout un pareil système, ce serait le moyen d'agir conséquemment, et de ne jamais s'écarter de son but; on pourrait ramener par là toutes les conjonctures et tous les événements à l'acheminement de ses desseins; tout concourrait pour exécuter les projets que l'on aurait médités.
Mais qui sont ces princes desquels nous prétendons tant de rares talents? Ce ne seront que des hommes, et il sera vrai de dire que, selon leur nature, il leur est impossible de satisfaire à tant de devoirs; on trouverait plutôt le phénix des poëtes et les unités des métaphysiciens que l'homme de Platon. Il est juste que les peuples se contentent des efforts que font les souverains pour parvenir à la perfection. Les plus accomplis d'entre eux seront ceux qui s'éloigneront plus que les autres du prince de Machiavel. Il est juste que l'on sup<175>porte leurs défauts, lorsqu'ils sont contre-balancés par des qualités de cœur et par de bonnes intentions; il faut nous souvenir sans cesse qu'il n'y a rien de parfait dans le monde, et que l'erreur et la faiblesse sont le partage de tous les hommes. Le pays le plus heureux est celui où une indulgence mutuelle du souverain et des sujets répand sur la société cette douceur sans laquelle la vie est un poids qui devient à charge, et le monde une vallée d'amertumes au lieu d'un théâtre de plaisirs.
<176>CHAPITRE XXVI.
Des différentes sortes de négociations, et des raisons qu'on peut appeler justes de faire la guerre.
Nous avons vu, dans cet ouvrage, la fausseté des raisonnements par lesquels Machiavel a prétendu nous donner le change, en nous présentant des scélérats sous le masque de grands hommes.
J'ai fait mes efforts pour arracher aux crimes le voile de la vertu, dont Machiavel l'avait enveloppé, et pour désabuser le monde de l'erreur où sont bien des personnes sur la politique des princes. J'ai dit aux rois que leur véritable politique consistait à surpasser leurs sujets en vertu, afin qu'ils ne se vissent point obligés de condamner en d'autres ce qu'ils autorisent en leur personne. J'ai dit qu'il ne suffisait point d'actions brillantes pour établir leur réputation, mais qu'il faut des actions qui tendent au bonheur du genre humain.
J'ajouterai à ceci deux considérations : l'une regarde les négociations, et l'autre, les sujets d'entreprendre la guerre qu'on peut avec fondement appeler justes.
Les ministres des princes aux cours étrangères sont des espions privilégiés qui veillent sur la conduite des souverains chez lesquels ils sont envoyés; ils doivent pénétrer leurs desseins, approfondir leurs démarches et prévoir leurs actions, afin d'en informer leurs<177> maîtres à temps. L'objet principal de leur mission est de resserrer les liens d'amitié entre les souverains; mais au lieu d'être les artisans de la paix, ils sont souvent les organes de la guerre. Ils emploient la flatterie, la ruse et la séduction pour arracher les secrets de l'État aux ministres; ils gagnent les faibles par leur adresse, les orgueilleux par leurs paroles, et les intéressés par leurs présents; en un mot, ils font quelquefois tout le mal qu'ils peuvent, car ils peuvent pécher par devoir, et ils sont sûrs de l'impunité.
C'est contre les artifices de ces espions que les princes doivent prendre de justes mesures. Lorsque le sujet de la négociation devient plus important, c'est alors que les princes ont lieu d'examiner à la rigueur la conduite de leurs ministres, afin d'approfondir si quelque pluie de Danaé n'aurait point amolli l'austérité de leur vertu.
Dans ces temps de crise où l'on traite d'alliances, il faut que la prudence des souverains soit plus vigilante encore qu'à l'ordinaire. Il est nécessaire qu'ils dissèquent avec attention la nature des choses qu'ils doivent promettre, pour qu'ils puissent remplir leurs engagements.
Un traité envisagé sous toutes ses faces, déduit avec toutes ses conséquences, est tout autre chose que lorsqu'on se contente de le considérer en gros. Ce qui paraissait un avantage réel ne se trouve, lorsqu'on l'examine de près, qu'un misérable palliatif qui tend à la ruine de l'État. Il faut ajouter à ces précautions le soin de bien éclaircir les termes d'un traité, et le grammairien pointilleux doit toujours précéder le politique habile, afin que cette distinction frauduleuse de la parole et de l'esprit du traité ne puisse point avoir lieu.
En politique, on devrait faire un recueil de toutes les fautes que les princes ont faites par précipitation, pour l'usage de ceux qui veulent faire des traités ou des alliances : le temps qu'il leur faudrait pour le lire leur donnerait celui de faire des réflexions qui ne sauraient que leur être salutaires.
Les négociations ne se font pas toutes par des ministres accrédités;<178> on envoie souvent des personnes sans caractère dans des lieux tiers où ils font des propositions avec d'autant plus de liberté, qu'ils commettent moins la personne de leur maître. Les préliminaires de la dernière paix entre l'Empereur et la France furent conclus de cette manière, à l'insu de l'Empire et des puissances maritimes; cet accommodement se fit chez un comte178-12 dont les terres sont au bord du Rhin.
Victor-Amédée, le prince le plus habile et le plus artificieux de son temps, savait mieux que personne l'art de dissimuler ses desseins. L'Europe fut abusée plus d'une fois par la finesse de ses ruses, entre autres, lorsque le maréchal de Catinat, dans le froc d'un moine et sous prétexte de travailler au salut de cette âme royale, retira ce prince du parti de l'Empereur, et en fit un prosélyte à la France. Cette négociation entre le Roi et le général fut conduite avec tant de dextérité, que l'alliance de la France et de la Savoie qui s'ensuivit parut aux yeux de l'Europe comme un phénomène de politique inopiné et extraordinaire.
Ce n'est point pour justifier la conduite de Victor-Amédée que j'ai proposé son exemple aux rois, il s'en faut de beaucoup; je n'ai prétendu louer en sa conduite que l'habileté et la discrétion, qui, lorsqu'on s'en sert pour une fin honnête, sont des qualités absolument requises dans un souverain.
C'est une règle générale qu'il faut choisir les esprits les plus transcendants pour les employer à des négociations difficiles; qu'il faut non seulement des sujets rusés pour l'intrigue, souples pour s'insinuer, mais qui aient encore le coup d'œil assez fin pour lire sur la physionomie des autres les secrets de leur cœur, afin que rien n'échappe à leur pénétration, et que tout se découvre par la force de leur raisonnement.
Il ne faut point abuser de la ruse et de la finesse; il en est comme<179> des épiceries, dont l'usage trop fréquent dans les ragoûts émousse le goût, et leur fait à la fin perdre ce piquant qu'un palais qui s'y accoutume ne sent à la fin plus.
La probité, au contraire, est pour tous les temps; elle est semblable à ces aliments simples et naturels qui conviennent à tous les tempéraments, et qui rendent le corps robuste sans l'échauffer.
Un prince dont la candeur sera connue se conciliera infailliblement la confiance de l'Europe; il sera heureux sans fourberie, et puissant par sa seule vertu. La paix et le bonheur de l'État sont comme un centre où tous les chemins de la politique doivent se réunir, et ce doit être le but de toutes ses négociations.
La tranquillité de l'Europe se fonde principalement sur le maintien de ce sage équilibre par lequel la force supérieure d'une monarchie est contre-balancée par la puissance réunie de quelques autres souverains. Si cet équilibre venait à manquer, il serait à craindre qu'il n'arrivât une révolution universelle, et qu'une nouvelle monarchie ne s'établît sur les débris des princes que leur désunion rendrait trop faibles.
La politique des princes de l'Europe semble donc exiger d'eux qu'ils ne négligent jamais les alliances et les traités par lesquels ils peuvent égaler les forces d'une puissance ambitieuse; et ils doivent se méfier de ceux qui veulent semer parmi eux la désunion et la zizanie. Qu'on se souvienne de ce consul qui, pour montrer combien l'union était nécessaire, prit un cheval par la queue, et fit d'inutiles efforts pour la lui arracher; mais lorsqu'il la prit crin à crin, en les séparant, il en vint facilement à bout.179-a Cette leçon est aussi propre pour certains souverains de nos jours que pour les légionnaires romains : il n'y a que leur réunion qui puisse les rendre formidables, et maintenir en Europe la paix et la tranquillité.
<180>Le monde serait bien heureux, s'il n'y avait d'autres moyens que celui de la négociation pour maintenir la justice et pour rétablir la paix et la bonne harmonie entre les nations. L'on emploierait les raisons au lieu d'armes, et l'on s'entre-disputerait seulement au lieu de s'entr'égorger. Une fâcheuse nécessité oblige les princes d'avoir recours à une voie beaucoup plus cruelle; il y a des occasions où il faut défendre par les armes la liberté des peuples qu'on veut opprimer par injustice, où il faut obtenir par violence ce que l'iniquité refuse à la douceur, où les souverains doivent commettre la cause de leur nation au sort des batailles. C'est dans un des cas pareils que ce paradoxe devient véritable, qu'une bonne guerre donne et affermit une bonne paix.
C'est le sujet de la guerre qui la rend juste ou injuste. Les passions et l'ambition des princes leur offusquent souvent les yeux, et leur peignent avec des couleurs avantageuses les actions les plus violentes. La guerre est une ressource dans l'extrémité; ainsi il ne faut s'en servir qu'avec précaution et dans des cas désespérés, et bien examiner si l'on y est porté par une illusion d'orgueil ou par une raison solide et indispensable.
Il y a des guerres défensives, et ce sont sans contredit les plus justes.
Il y a des guerres d'intérêt, que les rois sont obligés de faire pour maintenir eux-mêmes les droits qu'on leur conteste; ils plaident, les armes à la main, et les combats décident de la validité de leurs raisons.
Il y a des guerres de précaution, que les princes font sagement d'entreprendre. Elles sont offensives, à la vérité, mais elles n'en sont pas moins justes. Lorsque la grandeur excessive d'une puissance semble prête à se déborder, et menace d'engloutir l'univers, il est de la prudence de lui opposer des digues, et d'arrêter le cours orageux d'un torrent, lors encore qu'on en est le maître. On voit des nuages qui s'assemblent, un orage qui se forme, les éclairs qui<181> l'annoncent; et ce souverain que ce danger menace, ne pouvant tout seul conjurer la tempête, se réunira, s'il est sage, avec tous ceux que le même péril met dans les mêmes intérêts. Si les rois d'Égypte, de Syrie, de Macédoine se fussent ligués contre la puissance romaine, jamais elle n'aurait pu bouleverser ces empires; une alliance sagement concertée et une guerre vivement entreprise aurait fait avorter ces desseins ambitieux dont l'accomplissement enchaîna l'univers.
Il est de la prudence de préférer les moindres maux aux plus grands, ainsi que de choisir le parti le plus sûr à l'exclusion de celui qui est incertain. Il vaut donc mieux qu'un prince s'engage dans une guerre offensive lorsqu'il est le maître d'opter entre la branche d'olive et la branche de laurier, que s'il attendait à des temps désespérés où une déclaration de guerre ne pourrait retarder que de quelques moments son esclavage et sa ruine. C'est une maxime certaine qu'il vaut mieux prévenir que d'être prévenu; les grands hommes s'en sont toujours bien trouvés, en faisant usage de leurs forces avant que leurs ennemis aient pris des arrangements capables de leur lier les mains et de détruire leur pouvoir.
Beaucoup de princes ont été engagés dans les guerres de leurs alliés par des traités en conséquence desquels ils ont été obligés de leur fournir un nombre de troupes auxiliaires. Comme les souverains ne sauraient se passer d'alliances, puisqu'il n'y en a aucun en Europe qui puisse se soutenir par ses propres forces, ils s'engagent à se donner un secours mutuel en cas de besoin; ce qui contribue à leur sûreté, à leur conservation. L'événement décide lequel des alliés retire les fruits de l'alliance, une heureuse occasion favorise une des parties en un temps, une conjoncture favorable seconde l'autre partie contractante dans un temps différent. L'honnêteté et la sagesse du monde exigent donc également la foi des princes, qu'ils observent religieusement la foi des traités, et qu'ils les accomplissent même avec<182> scrupule; d'autant plus que, par les alliances, ils rendent leur protection plus efficace à leurs peuples.
Toutes les guerres donc qui n'auront pour but que de repousser les usurpateurs, de maintenir des droits légitimes, de garantir la liberté de l'univers, et d'éviter les oppressions et les violences des ambitieux, seront conformes à la justice. Les souverains qui en entreprennent de pareilles n'ont point à se reprocher le sang répandu : la nécessité les fait agir; et dans de pareilles circonstances, la guerre est un moindre malheur que la paix.
Ce sujet me conduit naturellement à parler des princes qui, par un négoce inouï dans l'antiquité, trafiquent du sang de leurs peuples; leur cour est comme un encan où leurs troupes sont vendues à ceux qui offrent le plus de subsides.182-a
L'institution du soldat est pour la défense de la patrie; les louer à d'autres, comme on vend des dogues et des taureaux pour le combat, c'est, ce me semble, pervertir à la fois le but du négoce et de la guerre. On dit qu'il n'est pas permis de vendre les choses saintes : eh! qu'y a-t-il de plus sacré que le sang des hommes?
Pour les guerres de religion, si ce sont des guerres civiles, elles sont presque toujours la suite de l'imprudence du souverain, qui a mal à propos favorisé une secte aux dépens d'une autre, qui a trop resserré ou trop étendu l'exercice public de certaines religions, qui surtout a donné du poids à des querelles de parti, lesquelles ne sont que des étincelles passagères quand le souverain ne s'en mêle pas, et qui deviennent des embrasements quand il les fomente.
Maintenir le gouvernement civil avec vigueur et laisser à chacun la liberté de conscience, être toujours roi et ne jamais faire le prêtre, est le sûr moyen de préserver son État des tempêtes que l'esprit dogmatique des théologiens cherche toujours à exciter.
Les guerres étrangères de religion sont le comble de l'injustice et<183> de l'absurdité. Partir d'Aix-la-Chapelle pour aller convertir les Saxons le fer à la main, comme Charlemagne, ou équiper une flotte pour aller proposer au Soudan d'Égypte de se faire chrétien, sont des entreprises bien étranges. La fureur des croisades est passée; fasse le ciel qu'elle ne revienne jamais!
La guerre, en général, est si féconde en malheurs, l'issue en est si peu certaine, et les suites en sont si ruineuses pour un pays, que les princes ne sauraient assez réfléchir avant que de s'y engager. Les violences que les troupes commettent dans un pays ennemi ne sont rien en comparaison des malheurs qui rejaillissent directement sur les États des princes qui entrent en guerre; c'est un acte si grave et de si grande importance de l'entreprendre, qu'il est étonnant que tant de rois en aient pris si facilement la résolution.
Je me persuade que si les monarques voyaient un tableau vrai et fidèle des misères qu'attire sur les peuples une seule déclaration de guerre, ils n'y seraient point insensibles. Leur imagination n'est pas assez vive pour leur représenter au naturel des maux qu'ils n'ont point connus, et desquels leur condition les met à l'abri. Comment sentiront-ils ces impôts qui accablent les peuples, la privation de la jeunesse du pays, que les recrues emportent, ces maladies contagieuses qui désolent les armées, l'horreur des batailles et ces siéges plus meurtriers encore, la désolation des blessés que le fer ennemi a privés de quelques-uns de leurs membres, uniques instruments de leur industrie et de leur subsistance, la douleur des orphelins qui ont perdu, par la mort de leur père, l'unique soutien de leur faiblesse, la perte de tant d'hommes utiles à l'État, que la mort moissonne avant le temps?
Les princes, qui ne sont dans le monde que pour rendre les hommes heureux, devraient bien y penser avant que de les exposer, pour des causes frivoles et vaines, à tout ce que l'humanité a de plus à redouter.
<184>Les souverains qui regardent leurs sujets comme leurs esclaves les hasardent sans pitié, et les voient périr sans regret; mais les princes qui considèrent les hommes comme leurs égaux, et qui envisagent le peuple comme le corps dont ils sont l'âme, sont économes du sang de leurs sujets.
Je prie les souverains, en finissant cet ouvrage, de ne se point offenser de la liberté avec laquelle je leur parle; mon but est de dire la vérité, d'exciter à la vertu, et de ne flatter personne. La bonne opinion que j'ai des princes qui règnent à présent dans le monde me les fait juger dignes d'entendre la vérité. C'est aux Nérons, aux Alexandre VI, aux César Borgia, aux Louis XI, qu'on n'oserait la dire. Grâces au ciel, nous ne comptons point de tels hommes parmi les princes de l'Europe, et c'est faire leur plus bel éloge que de dire qu'on ose hardiment blâmer devant eux tous les vices qui dégradent la royauté, et qui sont contraires aux sentiments d'humanité et de justice.
<185>RÉFUTATION DU PRINCE DE MACHIAVEL.
AVANT-PROPOS.
Le Prince de Machiavel est en fait de morale ce qu'est l'ouvrage de Benoît Spinoza en matière de foi : Spinoza sapa les fondements de la foi, et ne tendait pas moins qu'à renverser toute la religion; Machiavel corrompit la politique, et entreprenait de détruire les préceptes de la saine morale. Les erreurs de l'un n'étaient que des erreurs de spéculation; celles de l'autre regardaient la pratique. Cependant il s'est trouvé que les théologiens ont sonné le tocsin et crié l'alarme contre Spinoza, qu'on a réfuté son ouvrage en forme, et qu'on a constaté la Divinité contre les attaques de cet impie, tandis que Machiavel n'a été que harcelé par quelques moralistes, et qu'il s'est soutenu, malgré eux et malgré sa pernicieuse morale, sur la chaire de la politique jusqu'à nos jours.
J'ose prendre la défense de l'humanité contre un monstre qui veut la détruire; et j'ai hasardé mes réflexions sur cet<186> ouvrage à la suite de chaque chapitre, afin que l'antidote se trouvât d'abord auprès du poison.
J'ai toujours regardé le Prince de Machiavel comme un des ouvrages les plus dangereux qui se soient répandus dans le monde : c'est un livre qui doit tomber naturellement entre les mains des princes et de ceux qui se sentent du goût pour la politique; et comme il est très-facile qu'un jeune homme ambitieux, et dont le cœur et le jugement n'est pas assez formé pour distinguer le bon du mauvais, soit corrompu par des maximes qui flattent ses passions impétueuses, on doit regarder tout livre qui peut y contribuer comme absolument pernicieux et contraire au bien des hommes.
S'il est mauvais de séduire l'innocence d'un particulier, qui n'influe que légèrement sur les affaires du monde, il l'est d'autant plus de pervertir des princes qui doivent gouverner des peuples, administrer la justice et en donner l'exemple à leurs sujets, être, par leur bonté, par leur magnanimité et leur miséricorde, l'image vivante de la Divinité, et qui doivent moins être rois par leur grandeur et par leur puissance que par leurs qualités personnelles et par leurs vertus.
Les inondations des fleuves qui ravagent des contrées, le feu du tonnerre qui réduit des villes en cendres, le poison mortel et contagieux de la peste qui désole des provinces, ne sont pas aussi funestes au monde que la mauvaise morale et les passions effrénées des rois; car, comme, lorsqu'ils ont la volonté de faire du bien, ils en ont le pouvoir, ainsi, lorsqu'ils<187> veulent le mal, il ne dépend que d'eux de l'exécuter. Et quelle situation déplorable que celle des peuples, lorsqu'ils doivent tout craindre de l'abus du pouvoir souverain, lorsque leurs biens sont en proie à l'avarice de leur prince, leur liberté à ses caprices, leur repos à son ambition, leur sûreté à sa perfidie, et leur vie à ses cruautés! C'est là le tableau d'un empire où régnerait un monstre politique tel que Machiavel prétend le former.
Mais quand même le venin de l'auteur ne se glisserait pas jusqu'au trône, je soutiens qu'un seul disciple de Machiavel et de César Borgia suffirait pour faire abhorrer un livre aussi abominable. Il y a eu des personnes du sentiment que Machiavel écrivait plutôt ce que les princes font que ce qu'ils doivent faire. Cette pensée a plu à cause qu'elle a quelque apparence de vérité; on s'est contenté d'une fausseté brillante, et on l'a répétée, puisqu'on l'avait dite une fois.
Qu'on me permette de prendre la cause des princes contre ceux qui veulent les calomnier, et que je sauve de l'accusation la plus affreuse ceux dont l'unique emploi doit être de travailler au bonheur des hommes.
Ceux qui ont prononcé cet arrêt contre les princes ont été séduits sans doute par les exemples de quelques mauvais princes que cite Machiavel, par l'histoire des petits princes d'Italie, ses contemporains, et par la vie de quelques tyrans qui ont pratiqué ces dangereux préceptes de politique. Je réponds à cela qu'en tout pays il y a d'honnêtes et de malhonnêtes gens,<188> comme en toutes les familles on trouve des personnes bien faites, des bossus, des aveugles, ou des boiteux; qu'ainsi il y a eu et il y aura toujours des monstres parmi les princes, indignes de porter ce nom sacré. Je pourrais encore ajouter que comme la séduction du trône est très-puissante, il faut plus qu'une vertu commune pour y résister, et qu'ainsi il n'est point étonnant de trouver si peu de bons princes. Cependant ceux qui jugent si légèrement doivent se souvenir que, parmi les Caligulas et les Tibères, on compte des Titus, des Trajans et des Antonins; ainsi, qu'il y a une injustice criante, de leur côté, d'attribuer à tout un ordre ce qui ne convient qu'à quelques-uns de ses membres.
On ne devrait conserver dans l'histoire que les noms des bons princes, et laisser mourir ceux des autres, avec leur indolence ou avec leurs injustices. Les livres d'histoire se verraient à la vérité diminués de beaucoup, mais l'humanité y profiterait, et l'honneur de vivre dans la mémoire ne serait que la récompense de la vertu. Le livre de Machiavel n'infecterait plus les écoles de politique, on apprendrait à mépriser la contradiction pitoyable dans laquelle il est toujours avec lui-même, et l'on verrait que la véritable politique des rois, fondée uniquement sur la justice et la bonté, est bien différente du système décousu, rempli d'horreurs et de trahisons, que Machiavel a eu l'impudence de présenter au public.
<189>CHAPITRE Ier.
Lorsqu'on veut raisonner juste, dans le monde, il faut commencer par approfondir la nature du sujet dont on veut parler, il faut remonter jusqu'à l'origine des choses pour en connaître, autant que l'on peut, les premiers principes; il est facile alors d'en déduire les progrès et toutes les conséquences qui peuvent s'ensuivre. Au lieu de marquer la différence des États qui ont des souverains, Machiavel aurait, ce me semble, mieux fait d'examiner l'origine des princes, d'où leur vient le pouvoir qu'ils ont, et de discuter les raisons qui ont pu engager des hommes libres à se donner des maîtres.
Peut-être qu'il n'aurait pas convenu, dans un livre où l'on se proposait de dogmatiser le crime et la tyrannie, de faire mention de ce qui devrait la détruire à jamais; il y aurait eu mauvaise grâce à Machiavel de dire que les peuples, ayant trouvé nécessaire, pour leur repos et leur conservation, d'avoir des juges pour régler leurs différends, des protecteurs pour les maintenir contre leurs ennemis dans la possession de leurs biens, des souverains pour réunir tous leurs différents intérêts en un seul intérêt commun, avaient choisi, d'entre eux, ceux qu'ils avaient crus les plus sages, les plus équitables, les plus désintéressés, les plus humains, les plus vaillants, pour les gouverner et pour prendre sur soi le fardeau pénible de toutes leurs affaires.
<190>C'est donc la justice, aurait-on dit, qui doit faire le principal objet d'un souverain; c'est donc le bien des peuples qu'il gouverne qu'il doit préférer à tout autre intérêt; c'est donc leur bonheur et leur félicité qu'il doit augmenter, ou le leur procurer, s'ils ne l'ont pas. Que deviennent alors ces idées d'intérêt, de grandeur, d'ambition, de despotisme? Il se trouve que le souverain, bien loin d'être le maître absolu des peuples qui sont sous sa domination, n'en est lui-même que le premier domestique,190-a et qu'il doit être l'instrument de leur félicité, comme ces peuples le sont de sa gloire. Machiavel sentait bien qu'un détail semblable l'aurait couvert de honte, et que cette recherche n'aurait fait que grossir le nombre de contradictions pitoyables qui se trouvent dans sa politique.
Les maximes de Machiavel sont aussi contraires à la bonne morale que le système de Des Cartes l'est à celui de Newton. L'intérêt fait tout chez Machiavel, comme les tourbillons font tout chez Des Cartes. La morale du politique est aussi dépravée que les idées du philosophe sont frivoles. Rien ne peut égaler l'effronterie avec laquelle ce politique abominable enseigne les crimes les plus affreux. Selon sa façon de penser, les actions les plus injustes et les plus atroces deviennent légitimes lorsqu'elles ont l'intérêt ou l'ambition pour but. Les sujets sont des esclaves dont la vie et la mort dépend sans restriction de la volonté du prince, à peu près comme les agneaux d'une bergerie, dont le lait et la laine est pour l'utilité de leur maître, qui les fait même égorger lorsqu'il le trouve à propos.
Comme je me suis proposé de réfuter ces principes erronés et pernicieux en détail, je me réserve d'en parler en son lieu et à mesure que la matière de chaque chapitre m'en fournira l'occasion.
Je dois cependant dire, en général, que ce que j'ai rapporté de l'origine des souverains rend l'action des usurpateurs plus atroce qu'elle ne le serait en ne considérant simplement que leur violence,<191> puisqu'ils contreviennent entièrement à l'intention des peuples, qui se sont donné des souverains pour qu'ils les protégent, et qui ne se sont soumis qu'à cette condition; au lieu qu'en obéissant à l'usurpateur, ils se sacrifient, eux et tous leurs biens, pour assouvir l'avarice et tous les caprices d'un tyran souvent très-cruel et toujours détesté. Il n'y a donc que trois manières légitimes pour devenir maître d'un pays : ou par succession, ou par l'élection des peuples qui en ont le pouvoir, ou lorsque, par une guerre justement entreprise, on fait la conquête de quelques provinces sur l'ennemi.
Je prie le lecteur de ne point oublier ces remarques sur le premier chapitre de Machiavel, puisqu'elles sont comme un pivot sur lequel rouleront toutes mes réflexions suivantes.
<192>CHAPITRE III.192-a
Le quinzième siècle était comme l'enfance des arts; Laurent de Médicis les fit renaître en Italie par la protection qu'il leur accorda; mais ces arts et ces sciences étaient encore faibles, du temps de Machiavel, et comme relevés d'une longue maladie; la philosophie et l'esprit géométrique avaient peu ou point fait de progrès, et l'on ne raisonnait pas aussi conséquemment que l'on fait de nos jours. Les savants même étaient séduits par les brillants dehors et par tout ce qui avait de l'éclat. Alors, on préférait la funeste gloire des conquérants, et ces actions grandes et frappantes qui imposent un certain respect par leur grandeur, à la douceur, à l'équité, à la clémence et à toutes les vertus; à présent, on préfère l'humanité à toutes les qualités d'un conquérant, et l'on n'a plus la démence d'encourager par des louanges des passions furieuses et cruelles qui causent le bouleversement du monde, et qui font périr un nombre innombrable d'hommes; on soumet tout à la justice, et l'on abhorre la valeur et la capacité militaire des conquérants, toutes les fois qu'elle est fatale au genre humain. Machiavel pouvait donc dire, de son temps, qu'il est naturel à l'homme de souhaiter de faire des conquêtes, et qu'un conquérant ne saurait manquer d'acquérir de la gloire : nous lui répondons<193> aujourd'hui qu'il est naturel à l'homme de souhaiter la conservation de son bien et de l'agrandir par des voies légitimes, mais que l'envie n'est naturelle qu'à des âmes très-mal nées, et que le désir de s'agrandir des dépouilles d'un autre ne se présentera pas si facilement dans l'idée d'un honnête homme, ni à ceux qui veulent être estimés dans le monde.
La politique de Machiavel ne peut être applicable qu'à un seul homme, à la déprédation de tout le genre humain; car quelle confusion dans le monde, si beaucoup d'ambitieux voulaient s'ériger en conquérants, s'ils voulaient mutuellement s'emparer de leurs biens, si, envieux de tout ce qu'ils n'ont pas, ils ne pensaient qu'à tout envahir, à tout détruire, et à dépouiller un chacun de ce qu'il possède! On ne verrait à la fin qu'un maître dans le monde, qui aurait recueilli la succession de tous les autres, et qui ne la conserverait qu'autant que l'ambition d'un nouveau venu voudrait le lui permettre.
Je demande ce qui peut porter un homme à s'agrandir, et en vertu de quoi il peut former le dessein d'élever sa puissance sur la misère et sur la destruction d'autres hommes, et comment il peut croire qu'il se rendra illustre en ne faisant que des malheureux. Les nouvelles conquêtes d'un souverain ne rendent pas les États qu'il possédait déjà plus opulents ni plus riches, ses peuples n'en profitent point, et il s'abuse s'il s'imagine qu'il en deviendra plus heureux. Son ambition ne se bornera pas à cette seule conquête, il en sera insatiable, et par conséquent toujours peu satisfait de lui-même. Combien de grands princes ne font point, par leurs généraux, conquérir des provinces qu'ils ne voient jamais! Ce sont alors des conquêtes imaginaires, et qui n'ont que peu de réalité pour les princes qui les ont fait faire; c'est rendre bien des gens malheureux pour contenter la fantaisie d'un seul homme qui souvent ne mériterait pas seulement d'être connu de l'univers.
<194>Mais supposons que ce conquérant soumette tout le monde à sa domination. Ce monde bien soumis, pourrait-il le gouverner? Quelque grand prince qu'il soit, il n'est qu'un être très-borné, un atome, un misérable individu, qu'on ne saurait presque point apercevoir ramper sur ce globe. A peine pourra-t-il retenir le nom de ses provinces, et sa grandeur ne servira qu'à mettre en évidence sa véritable petitesse.
D'ailleurs, ce n'est point la grandeur du pays que le prince gouverne qui lui donne de la gloire, ce ne seront pas quelques lieues de plus de terrain qui le rendront illustre, sans quoi ceux qui possèdent le plus d'arpents de terre devraient être les plus estimés.
La valeur d'un conquérant, sa capacité, son expérience, et l'art de conduire les esprits, sont des qualités qu'on admirera séparément en lui; mais il ne sera jamais qu'un ambitieux et un très-méchant homme, s'il s'en sert injustement. Il ne peut acquérir de la gloire que lorsqu'il emploie ses talents pour soutenir l'équité, et lorsqu'il devient conquérant par nécessité et non pas par tempérament. Il en est des héros comme des chirurgiens, qu'on estime lorsque, par leurs opérations barbares, ils sauvent les hommes d'un présent danger, mais qu'on déteste, si, par un exécrable abus de leur métier, ils font des opérations sans nécessité et simplement pour faire admirer leur adresse.
Les hommes ne doivent jamais penser à leur seul intérêt. Si tout le monde pensait de même, il n'y aurait plus de société; car, au lieu d'abandonner des avantages particuliers pour le bien commun, on sacrifierait le bien commun aux avantages personnels. Pourquoi ne point contribuer à cette harmonie charmante qui fait la douceur de la vie et le bonheur de la société, et n'être grand qu'à force d'obliger les autres et de les combler de biens? On devrait toujours se souvenir de ne point faire aux autres ce qu'on ne voudrait pas qu'ils nous fissent; ce serait le moyen de ne nous point emparer des richesses des autres, et de nous contenter de notre état.
<195>L'erreur de Machiavel sur la gloire des conquérants pouvait être générale de son temps, mais sa méchanceté ne l'était pas assurément. Il n'y a rien de plus affreux que certains moyens qu'il propose pour conserver des conquêtes; à les bien examiner, il n'y en aura pas un qui soit raisonnable ou juste. « On doit, dit ce monstre, éteindre la race des princes qui régnaient avant votre conquête. » Peut-on lire de pareils préceptes sans frémir d'horreur et d'indignation? C'est fouler aux pieds tout ce qu'il y a de saint et de sacré dans le inonde; c'est renverser de toutes les lois celle que les hommes doivent le plus respecter; c'est ouvrir à l'intérêt le chemin à toutes les violences et à tous les crimes; c'est approuver le meurtre, la trahison, l'assassinat, et ce qu'il y a de plus détestable dans l'univers. Comment des magistrats ont-ils pu permettre à Machiavel de publier son abominable politique? et comment a-t-on pu souffrir dans le inonde ce scélérat infâme qui renverse tout droit de possession et de sûreté, ce que les hommes ont de plus sacré, les lois de plus auguste, et l'humanité de plus inviolable? Puisqu'un ambitieux se sera emparé violemment des États d'un prince, il aura le droit de le faire assassiner, empoisonner! Mais ce même conquérant introduit, en agissant ainsi, une pratique dans le monde qui ne peut tourner qu'à sa propre confusion; un autre, plus ambitieux et plus habile que lui, le punira du talion, lui envahira ses États, et le fera périr avec la même injustice qu'il fit périr son prédécesseur. Quels débordements de crimes, quelles cruautés, quelles barbaries, qui désoleraient l'humanité! Une monarchie pareille serait comme un empire de loups, dont un tigre comme Machiavel mériterait d'être le législateur. S'il n'y avait que le crime dans le monde, il détruirait le genre humain; il n'y a point de sûreté pour les hommes sans la vertu.
« Un prince doit établir sa résidence dans ses nouvelles conquêtes. » C'est la seconde maxime de Machiavel pour fortifier le conquérant<196> dans ses nouveaux États. Ceci n'est point cruel, et paraît même assez bon à quelques égards; mais l'on doit considérer que la plupart des États des grands princes sont situés de manière qu'ils ne peuvent pas trop bien en abandonner le centre sans que tout l'État s'en ressente-ils sont le premier principe d'activité dans ce corps, ainsi ils n'en peuvent quitter le centre sans que les extrémités ne languissent.
La troisième maxime du politique est, « Qu'il faut envoyer des colonies pour les établir dans les nouvelles conquêtes, qui serviront à en assurer la fidélité. » L'auteur s'appuie sur la pratique des Romains, et il croit triompher lorsqu'il trouve quelque part dans l'histoire des exemples d'injustices semblables à celles qu'il enseigne. Cette pratique des Romains était aussi injuste qu'ancienne. Par quel droit pouvaient-ils chasser de leurs maisons, de leurs terres et de leurs biens ceux qui les possédaient à juste titre? La raison de Machiavel est que l'on peut le faire avec impunité, puisque ceux que vous dépossédez sont pauvres et incapables de se venger. Quel raisonnement! Vous êtes puissant, ceux qui vous obéissent sont faibles; ainsi vous pouvez les opprimer sans crainte. Il n'y a donc que la peur, selon Machiavel, qui puisse retenir les hommes du crime. Mais quel est donc ce droit par lequel un homme puisse s'arroger un pouvoir si absolu sur ses semblables, que de disposer de leur vie, de leurs biens, et de les rendre misérables quand bon lui semble? Le droit de conquête ne s'étend pas assurément jusque-là. Les sociétés ne sont-elles formées que pour servir de victimes à la fureur d'un infâme intéressé ou ambitieux? Et ce monde n'est-il fait que pour assouvir la folie et la rage d'un tyran dénaturé? Je ne pense pas qu'un homme raisonnable soutienne jamais une semblable cause, à moins qu'une ambition immodérée ne l'aveugle et n'obscurcisse en lui les lumières du bon sens et de l'humanité.
Il est très-faux qu'un prince puisse faire le mal impunément; car, quand même ses sujets ne l'en puniraient pas d'abord, quand même<197> les foudres du ciel ne l'écraseraient pas à point nommé, sa réputation n'en sera pas moins déchirée du public, son nom sera cité parmi ceux qui font horreur à l'humanité, et l'abomination de ses sujets sera sa punition. Quelles maximes de politique : ne point faire le mal à demi, exterminer totalement un peuple, ou du moins le réduire, après l'avoir maltraité, à la dure sujétion de ne pouvoir désormais plus vous être redoutable, étouffer jusqu'aux moindres étincelles de la liberté, pousser le despotisme jusque sur les biens, et la violence jusque sur la vie des souverains! Non, il ne se peut rien de plus affreux. Ces maximes sont aussi indignes d'un être raisonnable que; d'un homme de probité. Comme je me propose de réfuter cet article plus au long dans le cinquième chapitre, j'y renvoie le lecteur.
Examinons à présent si ces colonies pour l'établissement desquelles Machiavel fait commettre tant d'injustices à son prince, si ces colonies sont aussi utiles que l'auteur le dit. Ou vous envoyez dans le pays nouvellement conquis de puissantes colonies, ou vous y en envoyez de faibles. Si ces colonies sont fortes, vous dépeuplez votre État considérablement, et vous chassez un grand nombre de vos nouveaux sujets de vos conquêtes, ce qui affaiblit vos forces, puisque la plus grande puissance d'un prince consiste dans le grand nombre d'hommes qui lui obéissent. Si vous envoyez des colonies faibles dans ce pays conquis, elles vous en garantiront mal la sûreté, puisque ce petit nombre d'hommes ne peut être comparable à celui des habitants. Ainsi vous aurez rendu malheureux ceux que vous chassez de leurs biens, sans en rien profiter.
On fait donc beaucoup mieux d'envoyer des troupes dans les pays que l'on vient de se soumettre, qui, moyennant la discipline et le bon ordre, ne pourront point fouler les peuples, ni être à charge aux villes où on les met en garnison. Je dois dire cependant, pour ne point trahir la vérité, que du temps de Machiavel les troupes étaient<198> tout autre chose que ce qu'elles sont à présent : les souverains n'entretenaient point de grandes armées; ces troupes n'étaient pour la plupart qu'un amas de bandits, qui pour l'ordinaire ne vivaient que de violences et de rapines; on ne connaissait point alors ce que c'était que des casernes et mille autres règlements qui mettent en temps de paix un frein à la licence et au dérèglement du soldat.
Dans des cas fâcheux, les moyens les plus doux, selon moi, me paraissent toujours les meilleurs.
« Un prince doit attirer à lui et protéger les petits princes ses voisins, semant la dissension parmi eux afin d'élever ou d'abaisser ceux qu'il veut. » C'est la quatrième maxime de Machiavel, et c'est la politique d'un homme qui croirait que l'univers n'est créé que pour lui. La fourberie et la scélératesse de Machiavel sont répandues dans cet ouvrage comme l'odeur empestée d'une voirie, qui se communique à l'air d'alentour. Un honnête homme serait le médiateur de ces petits princes, il terminerait leurs différends à l'amiable, et gagnerait leur confiance par sa probité, et par les marques d'une impartialité entière dans leurs démêlés et d'un désintéressement parfait pour sa personne. Sa puissance le rendrait comme le père de ses voisins au lieu de leur oppresseur, et sa grandeur les protégerait au lieu de les abîmer.
Il est vrai, d'ailleurs, que des princes qui en ont voulu élever d'autres se sont abîmés eux-mêmes; notre siècle en a fourni deux exemples. L'un est celui de Charles XII, qui éleva Stanislas sur le trône de Pologne, et l'autre est plus récent.198-a Je conclus donc que l'usurpation ne méritera jamais de gloire, que les assassinats seront toujours abhorrés du genre humain, et que les princes qui commettent des injustices et des violences envers leurs nouveaux sujets s'aliéneront tous les esprits par cette conduite, au lieu de les gagner. Il n'est pas possible de justifier le crime, et tous ceux qui en voudront<199> faire l'apologie raisonneront aussi pitoyablement que Machiavel. On mérite bien de perdre la raison et de parler en insensé lorsqu'on entreprend de faire un aussi abominable usage de l'art de raisonner que de le tourner contre le bien de l'humanité. C'est se blesser d'une épée qui ne nous est donnée que pour nous défendre.
Je répète ce que j'ai dit dans le premier chapitre : les princes sont nés juges des peuples, c'est de la justice qu'ils tirent leur grandeur : ils ne doivent donc jamais renier le fondement de leur puissance et l'origine de leur institution.
<200>CHAPITRE IV.
Pour bien juger du génie des nations, il n'y a qu'à les comparer les unes avec les autres. Machiavel fait dans ce chapitre un parallèle des Turcs et des Français, très-différents de coutumes, de mœurs et d'opinions; il examine les raisons qui rendent la conquête de ce premier empire difficile à faire, mais aisée à conserver; de même qu'il remarque ce qui peut contribuer à faire subjuguer la France sans peine, et ce qui, la remplissant de troubles continuels, menace sans cesse le repos du possesseur.
L'auteur n'envisage les choses que d'un point de vue : il ne s'arrête qu'à la constitution des gouvernements; il paraît croire que la puissance de l'empire turc et persan n'était fondée que sur l'esclavage général de ces nations, et sur l'élévation unique d'un seul homme qui en est le chef; il est dans l'idée qu'un despotisme sans restriction, bien établi, est le moyen le plus sûr qu'ait un prince pour régner sans trouble et pour résister vigoureusement à ses ennemis.
Du temps de Machiavel, on regardait en France les grands et les nobles comme de petits souverains qui partageaient en quelque manière la puissance du prince, ce qui donnait lieu aux divisions, ce qui fortifiait les partis, et ce qui fomentait de fréquentes révoltes. Je ne sais cependant point si le Grand Seigneur n'est pas exposé plutôt à être détrôné qu'un roi de France. La différence qu'il y a entre eux,<201> c'est qu'un empereur turc est ordinairement étranglé par les janissaires, et que les rois de France qui ont péri ont eu coutume d'être assassinés par des moines. Mais Machiavel parle plutôt, en ce chapitre, de révolutions générales que de cas particuliers; il a deviné à la vérité quelques ressorts d'une machine très-composée, mais il n'a parlé qu'en politique. Voyons ce qu'on pourrait y ajouter en philosophe.
La différence des climats, des aliments et de l'éducation des hommes établit une différence totale entre leur façon de vivre et de penser; de là vient qu'un sauvage d'Amérique agit d'une manière tout opposée à celle d'un Chinois lettré, que le tempérament d'un Anglais, Sénèque profond, mais hypocondre, est tout différent du courage et de l'orgueil stupide et ridicule d'un Espagnol, et qu'un Français se trouve avoir aussi peu de ressemblance avec un Hollandais que la vivacité d'un singe en a avec le flegme d'une tortue.
On a remarqué de tout temps que le génie des peuples orientaux était un esprit de constance pour leurs pratiques et leurs anciennes coutumes, dont ils ne se départent jamais. Leur religion, différente de celle des Européens, les oblige encore en quelque façon à ne point favoriser l'entreprise de ceux qu'ils appellent les infidèles, au préjudice de leurs maîtres, et d'éviter avec soin tout ce qui pourrait porter atteinte à leur religion et bouleverser leurs gouvernements. Ainsi la sensualité de leur religion et l'ignorance qui en partie les attache si inviolablement à leurs coutumes assure le trône de leurs maîtres contre l'ambition des conquérants; et leur façon de penser, plus que leur gouvernement, contribue à la perpétuité de leur puissante monarchie.
Le génie de la nation française, tout différent de celui des Musulmans, est tout à fait ou du moins en partie cause des fréquentes révolutions de cet empire : la légèreté et l'inconstance a fait de tout temps le caractère de cette aimable nation; les Français sont inquiets,<202> libertins et très-enclins à s'ennuyer de tout ce qui ne leur paraît pas nouveau; leur amour pour le changement s'est manifesté jusque dans les choses les plus graves. Il paraît que ces cardinaux haïs et estimés des Français, qui successivement ont gouverné cet empire, ont profité des maximes de Machiavel pour rabaisser les grands, et de la connaissance du génie de la nation pour détourner ces orages fréquents dont la légèreté des sujets menaçait sans cesse le trône des souverains.
La politique du cardinal de Richelieu n'avait pour but que d'abaisser les grands pour élever la puissance du Roi et pour la faire servir de base au despotisme; il y réussit si bien qu'en ce moment il ne reste plus de vestiges en France de la puissance des seigneurs et des nobles, et de ce pouvoir dont les rois prétendaient que les grands abusaient quelquefois.
Le cardinal Mazarin marcha sur les traces de Richelieu; il essuya beaucoup d'oppositions, mais il y réussit, et dépouilla, de plus, le parlement de ses anciennes prérogatives, de sorte que ce corps respectable n'a plus, de nos jours, que l'ombre de son ancienne autorité; c'est un fantôme à qui il arrive encore quelquefois de s'imaginer qu'il pourrait bien être un corps, mais qu'on fait ordinairement repentir de ses erreurs.
La même politique qui porta ces deux grands hommes à l'établissement d'un despotisme absolu en France leur enseigna l'adresse d'amuser la légèreté et l'inconstance de la nation pour la rendre moins dangereuse; mille occupations frivoles, la bagatelle et le plaisir donnèrent le change au génie des Français, de sorte que ces mêmes hommes qui auraient révolté sous César, qui auraient appelé les étrangers à leur secours du temps des Valois, qui se seraient ligués contre Henri IV, qui auraient cabalé sous la minorité, ces mêmes Français, dis-je, ne sont occupés de nos jours qu'à suivre le torrent de la mode, à changer très-soigneusement de goûts, à mépriser aujourd'hui ce qu'ils ont admiré hier, à mettre l'inconstance et la légèreté en tout<203> ce qui dépend d'eux, à changer de maîtresses, de lieux, d'amusements, de sentiments et de folie. Ceci n'est pas tout, car de puissantes armées et un très-grand nombre de forteresses assurent à jamais la possession de ce royaume à ses souverains, et ils n'ont à présent rien à redouter des guerres intestines, aussi bien que des conquêtes que leurs voisins pourraient faire sur eux.
Il est à croire que le ministère français, après s'être si bien trouvé de quelques maximes de Machiavel, ne restera pas en si beau chemin, et qu'il ne manquera point de mettre en pratique toutes les leçons de ce politique. On n'a pas lieu de douter du succès, vu la sagesse et l'habileté du ministre qui est à présent au timon des affaires. Mais finissons, comme disait le curé de Colignac, de peur de dire des sottises.
<204>CHAPITRE V.
L'homme est un animal raisonnable, à deux pieds et sans plumes : voilà ce que l'école a décidé de notre être. Cette définition peut être juste par rapport à quelques individus; mais elle est très-fausse à l'égard du grand nombre, puisque peu de personnes sont raisonnables, et que, lors même qu'elles le sont sur un sujet, il y en a une infinité d'autres sur lesquels c'est tout le contraire. L'homme est un animal, pourrait-on dire, qui conçoit et qui combine des idées; c'est ce qui convient généralement à tout le genre, et ce qui peut rapprocher le sage de l'insensé, l'homme qui pense bien de celui qui pense mal, l'ami de l'humanité de celui qui en est le persécuteur, le respectable archevêque de Cambrai de l'infâme politique de Florence.
Si jamais Machiavel a renoncé à la raison, si jamais il a pensé d'une manière indigne de son être, c'est dans ce chapitre : il y propose trois moyens pour conserver un État libre et républicain dont un prince aura fait la conquête.
Le premier est sans sûreté pour le prince; le second n'est d'usage que pour un furieux; et le troisième, moins mauvais que les deux autres, n'est pas sans obstacles.
Pourquoi conquérir cette république, pourquoi mettre tout le genre humain aux fers, pourquoi réduire à l'esclavage des hommes<205> libres? Pour manifester votre injustice et votre méchanceté à toute la terre, et pour détourner à votre intérêt un pouvoir qui devait faire le bonheur des citoyens; abominables maximes qui ne manqueraient pas de détruire l'univers, si elles faisaient beaucoup de sectateurs. Tout le monde voit assez combien Machiavel pèche contre la bonne morale : voyons à présent comme il pèche contre le sens et la prudence.
« On doit rendre un État libre, nouvellement conquis, tributaire, en y établissant en autorité un petit nombre de gens qui vous le conservent. » C'est la première maxime du politique, par laquelle un prince ne trouverait jamais aucune sûreté; car il n'est pas apparent qu'une république retenue simplement par le frein de quelque peu de personnes attachées au nouveau souverain lui resterait fidèle. Elle doit naturellement préférer sa liberté à l'esclavage, et se soustraire à la puissance de celui qui l'a rendue tributaire; la révolution ne tarderait donc d'arriver que jusqu'à ce que la première occasion favorable s'en présentât.
« Il n'est point de moyen bien assuré pour conserver un État libre qu'on aura conquis, que de le détruire. » C'est le moyen le plus sûr pour ne point craindre de révolte. Un Anglais eut la démence de se tuer, il y a quelques années, à Londres; on trouva un billet sur sa table, où il justifiait son étrange action, et où il marquait qu'il s'était ôté la vie pour ne jamais devenir malade. Je ne sais si le remède n'était pas pire que le mal. Je ne parle point d'humanité avec un monstre comme Machiavel, ce serait profaner le nom trop respectable d'une vertu qui fait le bien des hommes. Sans tous les secours de la religion et de la morale, on peut confondre Machiavel par lui-même, par cet intérêt, l'âme de son livre, ce dieu de la politique et du crime, le seul dieu qu'il adore.
Vous dites, Machiavel, qu'un prince doit détruire un pays libre nouvellement conquis, pour le posséder plus sûrement; mais répon<206>dez-moi : à quelle fin a-t-il entrepris cette conquête? Vous me direz que c'est pour augmenter sa puissance et pour se rendre plus formidable. C'est ce que je voulais entendre, pour vous prouver qu'en suivant vos maximes, il fait tout le contraire; car il se ruine en faisant cette conquête, et il ruine ensuite l'unique pays qui pouvait le dédommager de ses pertes. Vous m'avouerez qu'un pays dévasté, saccagé et dépourvu d'habitants, de monde, de villes et, en un mot, de tout ce qui constitue un État, ne saurait rendre un prince formidable et puissant par sa possession. Je crois qu'un monarque qui posséderait les vastes déserts de la Libye et du Barca ne serait guère redoutable et qu'un million de panthères, de lions et de crocodiles ne vaut pas un million de sujets, des villes riches, des ports navigables remplis de vaisseaux, des citoyens industrieux, des troupes, et tout ce que produit un pays bien peuplé. Tout le monde convient que la force d'un État ne consiste point dans l'étendue de ses bornes, mais dans le nombre de ses habitants. Comparez la Hollande avec la Russie; voyez quelques îles marécageuses et stériles qui s'élèvent du sein de l'Océan, une petite république qui n'a que quarante-huit lieues de long sur quarante de large;206-a mais ce petit corps est tout nerf, un peuple immense l'habite, et ce peuple industrieux est très-puissant et très-riche; il a secoué le joug de la domination espagnole, qui était alors la monarchie la plus formidable de l'Europe. Le commerce de cette république s'étend jusqu'aux extrémités du monde, elle figure immédiatement après les rois, elle peut entretenir en temps de guerre une armée de cent mille combattants, sans compter une flotte nombreuse et bien entretenue.
Jetez, d'un autre côté, les yeux sur la Russie : c'est un pays immense qui se présente à votre vue, c'est un monde semblable à l'uni<207>vers lorsqu'il fut tiré du chaos. Ce pays est limitrophe, d'un côté, de la Grande-Tartarie et des Indes, d'un autre, de la mer Noire et de la Hongrie, et, du côté de l'Europe, ses frontières s'étendent jusqu'à la Pologne, la Lithuanie et la Courlande; la Suède le borne du côté du nord. La Russie peut avoir trois cents milles d'Allemagne de large, sur trois cents milles de longueur; le pays est fertile en blés, et fournit toutes les denrées nécessaires à la vie, principalement aux environs de Moscou et vers la Petite-Tartarie : cependant, avec tous ces avantages, il ne contient tout au plus que quinze millions207-a d'habitants. Cette nation, autrefois barbare, et qui commence à présent à figurer en Europe, n'est guère plus puissante que la Hollande en troupes de mer et de terre, et lui est beaucoup inférieure en richesses et en ressources.
La force donc d'un État ne consiste point dans l'étendue d'un pays, ni dans la possession d'une vaste solitude ou d'un immense désert, mais dans la richesse des habitants et dans leur nombre. L'intérêt d'un prince est donc de peupler un pays, de le rendre florissant, et non de le dévaster et de le détruire. Si la méchanceté de Machiavel fait horreur, ses raisonnements font pitié, et il aurait mieux fait d'apprendre à bien raisonner que d'enseigner sa politique monstrueuse.
« Un prince doit établir sa résidence dans une république nouvellement conquise. » C'est la troisième maxime de l'auteur; elle est plus modérée que les autres; mais j'ai fait voir dans le troisième chapitre les difficultés qui peuvent s'y opposer.
II me semble qu'un prince qui aurait conquis une république après avoir eu des raisons justes de lui faire la guerre, devrait se contenter de l'avoir punie, et lui rendre ensuite sa liberté; peu de<208> personnes penseront ainsi. Pour ceux qui auraient d'autres sentiments, ils pourraient s'en conserver la possession en établissant de fortes garnisons dans les principales places de leur nouvelle conquête et en laissant, d'ailleurs, jouir le peuple de toute sa liberté.
Insensés que nous sommes! nous voulons tout conquérir, comme si nous avions le temps de tout posséder, et comme si le terme de notre durée n'avait aucune fin; notre temps passe trop vite, et souvent, lorsqu'on ne croit travailler que pour soi-même, on ne travaille que pour des successeurs indignes ou ingrats.
<209>CHAPITRE VI.
Si les hommes étaient sans passions, Machiavel serait pardonnable de leur en vouloir donner : ce serait un nouveau Prométhée qui ravirait le feu céleste pour animer des automates insensibles et incapables d'opérer le bien du genre humain. Les choses n'en sont point là effectivement, car aucun homme n'est sans passions. Lorsqu'elles sont modérées, elles contribuent toutes au bonheur de la société; mais lorsqu'on leur lâche le frein, elles deviennent dès lors nuisibles et souvent très-pernicieuses.
De tous les sentiments qui tyrannisent notre âme, il n'en est aucun de plus funeste pour ceux qui en sentent l'impulsion, de plus contraire à l'humanité et de plus fatal au repos du monde qu'une ambition déréglée, qu'un désir excessif de fausse gloire.
Un particulier qui a le malheur d'être né avec des dispositions semblables est plus misérable encore que fou. Il est insensible pour le présent, et il n'existe que dans les temps futurs; son imagination le nourrit sans cesse d'idées vagues pour l'avenir; et comme sa funeste passion n'a point de bornes, rien dans le monde ne peut le satisfaire, et l'absinthe de l'ambition mêle toujours son amertume à la douceur de ses plaisirs.
Un prince ambitieux est aussi malheureux pour le moins qu'un particulier, car sa folie, étant proportionnée à sa grandeur, n'en est<210> que plus vague, plus indocile et plus insatiable. Si les honneurs, si la grandeur, servent d'aliments à la passion des particuliers, des provinces et des royaumes nourrissent l'ambition des monarques; et comme il est plus facile d'obtenir des charges et des emplois que de conquérir des royaumes, les particuliers peuvent encore plutôt se satisfaire que les princes.
Combien ne voit-on pas dans le monde de ces esprits inquiets et remuants dont l'impétuosité et le désir de s'agrandir voudraient bouleverser la terre, et où l'amour d'une fausse et vaine gloire n'a poussé que de trop profondes racines! Ce sont des brandons qu'on devrait éteindre avec soin, et qu'on devrait bien se garder de secouer, de crainte d'un incendie. Les maximes de Machiavel leur sont d'autant plus dangereuses, qu'elles flattent leurs passions, et qu'elles leur font naître des idées qu'ils n'auraient peut-être point puisées de leur fonds sans son secours.
Machiavel leur propose les exemples de Moïse, de Cyrus, de Romulus, de Thésée et d'Hiéron; on pourrait grossir facilement ce catalogue par ceux de quelques auteurs de sectes, comme de Mahomet, de Guillaume Penn : et que MM. les jésuites du Paraguay me permettent de leur offrir ici une petite place qui ne peut que leur être glorieuse, les mettant au nombre des héros.
La mauvaise foi avec laquelle l'auteur use de ces exemples mérite d'être relevée; il est bon de découvrir toutes les finesses et toutes les ruses de cet infâme séducteur.
Un homme de probité ne doit point présenter les objets sous un point de vue simplement; mais il en doit montrer toutes les faces, afin que rien ne puisse déguiser la vérité au lecteur, quand même cette vérité se trouverait contraire à ses principes. Machiavel ne fait voir, au contraire, l'ambition qu'en son beau jour; c'est un visage fardé qu'il ne fait paraître que le soir, à la bougie, et qu'il dérobe soigneusement aux rayons du soleil; il ne parle que des ambitieux<211> qui ont été secondés de la fortune, mais il garde un profond silence sur ceux qui ont été les victimes de leurs passions, à peu près comme les couvents de vierges, qui, lorsqu'ils enrôlent de jeunes filles, leur font goûter par avance toutes les douceurs du ciel, sans leur parler de l'amertume et de la gêne qu'ils leur préparent en ce monde. Cela s'appelle en imposer au monde, c'est vouloir tromper le public, et l'on ne saurait disconvenir que Machiavel joue en ce chapitre le misérable rôle de charlatan du crime.
Pourquoi, en parlant du conducteur, du prince, du législateur des Juifs, du libérateur des Grecs, du conquérant des Mèdes, du fondateur de Rome, de qui les succès répondirent à leurs desseins, Machiavel n'y ajoute-t-il point l'exemple de quelques chefs de parti malheureux, pour montrer que, si l'ambition fait parvenir quelques hommes, elle en perd le plus grand nombre? On pourrait ainsi opposer à la fortune de Moïse le malheur de ces premiers peuples goths qui ravagèrent l'empire romain; au succès de Romulus l'infortune de Masaniello, boucher de Naples, qui s'éleva à la royauté par sa hardiesse, mais qui fut la victime de son crime; à l'ambition couronnée d'Hiéron l'ambition punie de Wallenstein; on placerait auprès du trône sanglant de Cromwell, meurtrier de son roi, le trône renversé du superbe Guise, qui fut assassiné à Blois. Ainsi l'antidote, suivant le poison de si près, préviendrait ses dangereux effets; ce serait la lance d'Achille, qui fait le mal et le guérit.
Il me semble, d'ailleurs, que Machiavel place assez inconsidérément Moïse avec Romulus, Cyrus et Thésée. Ou Moïse était inspiré, ou il ne l'était point. S'il ne l'était point, on ne peut regarder Moïse que comme un archiscélérat, un fourbe, un imposteur qui se servait de Dieu comme les poëtes des dieux de machines, qui font le dénoûment de la pièce, lorsque l'auteur est embarrassé. Moïse était, d'ailleurs, si peu habile, qu'il conduisit le peuple juif pendant quarante années par un chemin qu'ils auraient très-commodément fait en six<212> semaines; il avait très-peu profité des lumières des Égyptiens, et il était, en ce sens-là, beaucoup inférieur à Romulus, et à Thésée, et à ces héros. Si Moïse était inspiré de Dieu, on ne peut le regarder que comme l'organe aveugle de la toute-puissance divine; et le conducteur des Juifs était bien inférieur au fondateur de l'empire romain au monarque persan, et aux héros grecs qui faisaient par leur propre valeur et par leurs propres forces de plus grandes actions que l'autre n'en faisait avec l'assistance immédiate de Dieu.
J'avoue, en général, et sans prévention, qu'il faut beaucoup de génie, de courage, d'adresse et de conduite pour égaler les hommes dont nous venons de parler; mais je ne sais point si l'épithète de vertueux leur convient. La valeur et l'adresse se trouvent également chez les voleurs de grand chemin et chez les héros; la différence qu'il y a entre eux, c'est que le conquérant est un voleur illustre, qui frappe par la grandeur de ses actions, et qui se fait respecter par sa puissance, et que le voleur ordinaire est un faquin obscur, qu'on méprise d'autant plus qu'il est abject; l'un reçoit des lauriers pour prix de ses violences, l'autre est puni du dernier supplice. Nous ne jugeons jamais des choses par leur juste valeur, une infinité de nuages nous éblouissent, nous admirons dans les uns ce que nous blâmons dans les autres, et pourvu qu'un scélérat soit illustre, il peut compter sur les suffrages de la plupart des hommes.
Quoiqu'il soit vrai, toutes les fois que l'on voudra introduire des nouveautés dans le monde, qu'il se présentera mille obstacles pour les empêcher, et qu'un prophète à la tête d'une armée fera plus de prosélytes que s'il ne combattait qu'avec des arguments in barbara ou in ferio (marque de cela que la religion chrétienne ne se soutenant que par les arguments fut faible et opprimée, et qu'elle ne s'étendit en Europe qu'après avoir répandu beaucoup de sang), il n'en est pas moins vrai que l'on a vu donner cours à des opinions et à des nouveautés avec peu de peine. Que de religions, que de sectes ont été<213> introduites avec une facilité infinie! Il n'y a rien de plus propre que le fanatisme pour accréditer des nouveautés, et il me semble que Machiavel a parlé d'un ton trop décisif sur cette matière.
Il me reste à faire quelques réflexions sur l'exemple d'Hiéron de Syracuse, que Machiavel propose à ceux qui s'élèveront par le secours de leurs amis et de leurs troupes.
Hiéron se défit de ses amis et de ses soldats, qui l'avaient aidé à l'exécution de ses desseins; il lia de nouvelles amitiés, et il leva d'autres troupes. Je soutiens, en dépit de Machiavel et des ingrats, que la politique d'Hiéron était très-mauvaise, et qu'il y a beaucoup plus de prudence à se fier à des troupes dont on a expérimenté la valeur, et à des amis dont on a éprouvé la fidélité, qu'à des inconnus desquels l'on n'est point assuré. Je laisse au lecteur à pousser ce raisonnement plus loin; tous ceux qui abhorrent l'ingratitude, et qui sont assez heureux pour connaître l'amitié, ne resteront point à sec sur cette matière.
Je dois cependant avertir le lecteur de faire attention aux sens différents que Machiavel assigne aux mots. Qu'on ne s'y trompe pas lorsqu'il dit : « Sans l'occasion, la vertu s'anéantit; » cela signifie chez ce scélérat que, sans des circonstances favorables, les fourbes et les téméraires ne sauraient faire usage de leurs talents; c'est le chiffre du crime qui peut uniquement expliquer les obscurités de ce méprisable auteur.
Il me semble, en général, pour conclure ce chapitre, que les seules occasions où un particulier peut sans crime songer à sa fortune, c'est lorsqu'il est né dans un royaume électif, ou lorsqu'un peuple opprimé le choisit pour son libérateur. Le comble de la gloire serait de rendre la liberté à un peuple, après l'avoir sauvé. Mais ne peignons point les hommes d'après les héros de Corneille; contentons-nous de ceux de Racine, et encore est-ce beaucoup.
<214>CHAPITRE VII.
Il est bien difficile à un auteur de cacher le fond de son caractère : il parle trop, il s'explique sur tant de sujets, qu'il lui échappe toujours quelques traits d'imprudence et qui peignent tacitement ses mœurs.
Comparez le prince de M. de Fénelon avec celui de Machiavel : vous verrez dans l'un le caractère d'un honnête homme, de la bonté, de la justice, de l'équité, toutes les vertus, en un mot, poussées à un degré éminent; il semble que ce soit de ces intelligences pures dont on dit que la sagesse est préposée pour veiller au gouvernement du monde. Vous verrez dans l'autre la scélératesse, la fourberie, la perfidie, la trahison, et tous les crimes : c'est un monstre, en un mot, que l'enfer même aurait peine à produire. Mais s'il semble que notre nature se rapproche de celle des anges en lisant le Télémaque de M. de Fénelon, il paraît qu'elle s'approche des démons de l'enfer lorsqu'on lit le Prince de Machiavel. César Borgia, ou le duc de Valentinois, est le modèle sur lequel l'auteur forme son prince, et qu'il a l'impudence de proposer pour exemple à ceux qui s'élèvent dans le monde par le secours de leurs amis ou de leurs armes. Il est donc très-nécessaire de connaître quel était César Borgia, afin de se former une idée du héros, et de l'auteur qui le célèbre.
11 n'y a aucun crime que César Borgia n'ait commis, aucune méchanceté dont il n'ait donné l'exemple, aucune sorte d'attentats dont<215> il n'ait été coupable. Il fit assassiner son frère et son rival de gloire dans le monde et d'amour chez sa sœur; il fit massacrer les Suisses du pape, par vengeance contre quelques Suisses qui avaient offensé sa mère; il dépouilla une infinité de cardinaux et d'hommes riches, pour assouvir sa cupidité; il envahit la Romagne au duc d'Urbin, son possesseur, et fit mettre à mort le cruel d'Orco, son sous-tyran; il commit une affreuse trahison, à Sinigaglia, contre quelques princes dont il croyait la vie contraire à ses intérêts; il fit noyer une dame vénitienne dont il avait abusé. Mais que de cruautés ne se commirent point par ses ordres, et qui pourrait compter tout le nombre de ses crimes! Tel était l'homme que Machiavel préfère à tous les grands génies de son temps et aux héros de l'antiquité, et dont il trouve la vie et les actions dignes de servir d'exemple à ceux qu'élève la fortune.
J'ose prendre le parti de l'humanité contre celui qui veut la détruire, et je dois combattre Machiavel dans un plus grand détail, afin que ceux qui pensent comme lui ne trouvent plus de subterfuges, et qu'il ne reste aucun retranchement à leur méchanceté.
César Borgia fonda le dessein de sa grandeur sur la dissension des princes d'Italie; il résolut de les brouiller les uns avec les autres, afin de profiter de leurs dépouilles. C'est une complication de crimes affreux. Borgia ne trouvait rien d'injuste lorsque son ambition lui parlait; une chute après soi entraînait une autre chute.215-a Pour usurper sur les biens de mes voisins, il faut les affaiblir; et pour les affaiblir, il faut les brouiller : telle est la logique des scélérats.
Borgia voulait s'assurer d'un appui; il fallut donc qu'Alexandre VI accordât dispense de mariage à Louis XII, pour qu'il lui prêtât son secours. C'est ainsi que les ecclésiastiques se jouent souvent du monde, et qu'ils ne pensent qu'à leurs intérêts lorsqu'ils paraissent le plus attachés à celui des cieux. Si le mariage de Louis XII était de nature à être rompu, le pape l'aurait dû rompre, sans que la politique y eût<216> eu part; si ce mariage n'était pas de nature à être rompu, rien n'aurait dû y déterminer le chef de l'Église et le vicaire de Jésus-Christ.
Il fallait que Borgia se fît des créatures; aussi corrompit-il la faction des Urbins par des présents et par ses libéralités. Le corrupteur est en quelque façon aussi criminel que le corrompu, puisqu'il joue le rôle de tentateur, et que sans cette tentation l'autre ne pourrait pas succomber. Mais ne cherchons point des crimes à Borgia, et passons-lui ses corruptions, ne fût-ce que parce qu'elles ont du moins quelque ressemblance avec les bienfaits, à cette différence près, que le corrupteur est généreux pour lui-même, et que l'homme bienfaisant ne l'est que pour les autres. Borgia voulait se défaire de quelques princes de la maison d'Urbin, de Vitellozzo, d'Oliverotto de Fermo, etc.; et Machiavel dit qu'il eut la prudence de les faire venir à Sinigaglia, où il les fit périr par trahison.
Abuser de la bonne foi des hommes, dissimuler sa méchanceté, user de ruses infâmes, trahir, se parjurer, assassiner, voilà ce que le docteur de la scélératesse appelle prudence. Je ne parle point avec lui de religion, ni de morale, mais simplement de l'intérêt; il me suffira pour le confondre. Je demande s'il y a de la prudence aux hommes de montrer comme on peut manquer de foi et comme on peut se parjurer. Si vous renversez la bonne foi et le serment, quels seront les garants que vous aurez de la fidélité des hommes? Si vous renversez les serments, par quoi voulez-vous obliger les sujets et les peuples de respecter votre domination? Si vous anéantissez la bonne foi, comment pourrez-vous avoir confiance en qui que ce soit, et comment pourrez-vous faire fond sur les promesses qu'on vous fait? Donnez-vous des exemples de trahison, il se trouvera toujours des traîtres qui vous imiteront. Donnez-vous des exemples de perfidie, combien de perfides ne vous rendront pas la pareille! Enseignez-vous l'assassinat, craignez qu'un de vos disciples ne fasse son coup d'essai sur votre propre personne, et qu'ainsi il ne vous reste que l'avantage<217> d'avoir la prééminence dans le crime, et l'honneur d'en avoir enseigné le chemin à des monstres aussi dénaturés que vous-même. C'est ainsi que les vices se confondent, et qu'ils couvrent d'infamie ceux qui s'y adonnent, en leur devenant préjudiciables et dangereux. Jamais un prince n'aura le monopole du crime; ainsi il ne trouvera jamais d'impunité pour sa scélératesse. Le crime est comme un rocher dont une partie se détache, qui brise tout ce qu'il rencontre en son chemin, et qui enfin, par son poids, se fracasse lui-même. Quelle abominable erreur, quel égarement de raison peut faire goûter à Machiavel des maximes aussi contraires à l'humanité qu'elles sont détestables et dépravées?
Borgia établit le cruel d'Orco gouverneur de la Romagne, pour réprimer les désordres, les vols et les assassinats qui s'y commettaient. Quelle pitoyable contradiction! Borgia devait rougir de punir en d'autres les vices qu'il tolérait en lui-même. Le plus violent des usurpateurs, le plus faux des parjures, le plus cruel des assassins et des empoisonneurs pouvait-il condamner à mort des filous et des scélérats qui copiaient le caractère de leur nouveau maître en miniature et selon leur petite capacité?
Ce roi de Pologne dont la mort vient de causer tant de troubles en Europe agissait bien plus conséquemment et plus noblement envers ses sujets saxons. Les lois de Saxe condamnaient tout paillard à avoir la tête tranchée. Je n'approfondis point l'origine de cette loi barbare, qui paraît plus convenable à la jalousie italienne qu'à la patience allemande. Un malheureux transgresseur de cette loi, à qui l'amour avait fait affronter l'usage et le supplice, ce qui n'est pas peu, passa condamnation. Auguste devait signer l'arrêt de mort; mais Auguste était sensible à l'amour et à l'humanité : il donna sa grâce au criminel, et il abrogea une loi qui le condamnait tacitement lui-même toutes les fois qu'il avait de ces sortes d'arrêts à signer. Depuis ce temps, la galanterie obtint privilége d'impunité en Saxe.
<218>La conduite de ce roi était d'un homme sensible et humain; celle de César Borgia était d'un scélérat et d'un tyran. L'un, en père de ses peuples, avait de l'indulgence pour ces faiblesses qu'il savait être inséparables de l'humanité; l'autre, toujours rigoureux, toujours féroce, persécutait ceux de ses sujets dont il appréhendait que les vices ne fussent semblables aux siens propres; l'un pouvait soutenir la vue de ses faiblesses, et l'autre n'osait voir ses crimes. Borgia fait mettre en pièces le cruel d'Orco, qui avait si parfaitement rempli ses intentions, afin de se rendre agréable au peuple en punissant l'organe de sa barbarie et de sa cruauté. Le poids de la tyrannie ne s'appesantit jamais davantage que lorsque le tyran veut revêtir les dehors de l'innocence, et que l'oppression se fait à l'ombre des lois. Le tyran ne veut pas même laisser au peuple la faible consolation de connaître ses injustices; pour disculper ses cruautés, il faut que d'autres en soient coupables, et que d'autres en portent la peine. Il me semble voir un assassin qui, croyant abuser le public et se faire absoudre, jetterait aux flammes l'instrument de sa fureur. C'est à quoi se peuvent attendre les ministres indignes du crime des princes : quand même ils sont récompensés dans le besoin, ils servent tôt ou tard de victimes à leurs maîtres; ce qui est en même temps une belle leçon pour ceux qui se confient légèrement à des fourbes comme César Borgia, et pour ceux qui se livrent, sans réserve et sans égard à la vertu, au service de leurs souverains. Ainsi le crime porte toujours sa punition avec soi.
Borgia, poussant la prévoyance jusqu'après la mort du pape son père, commençait par exterminer tous ceux qu'il avait dépouillés de leurs biens, afin que le nouveau pape ne s'en pût servir contre lui. Voyez la cascade du crime : pour fournir aux dépenses, il faut avoir des biens; pour en avoir, il faut en dépouiller les possesseurs; et pour en jouir avec sûreté, il faut les exterminer. Le comte de Horn, exécuté en Grève, n'aurait pas dit mieux. Il en est des mauvaises actions<219> comme d'une horde de cerfs : lorsqu'un d'eux a franchi les toiles, les autres le suivent tous. Qu'on se garde donc bien contre les premiers pas.
Borgia, pour empoisonner quelques cardinaux, les prie à souper chez son père. Le pape et lui prennent par mégarde de ce breuvage : Alexandre VI en meurt, Borgia en réchappe, digne salaire d'empoisonneurs et d'assassins.
Voilà la prudence, la sagesse, l'habileté et les vertus que Machiavel ne saurait se lasser de louer. Le fameux évêque de Meaux, le célèbre évêque de Nîmes, l'éloquent panégyriste de Trajan, n'auraient pas mieux dit pour leurs héros que Machiavel pour César Borgia. Si l'éloge qu'il en fait n'était qu'une ode, ou une figure de rhétorique, on admirerait sa subtilité, en méprisant son choix; mais c'est tout le contraire : c'est un traité de politique qui doit passer à la postérité la plus reculée, c'est un ouvrage très-sérieux, dans lequel Machiavel est si impudent que d'accorder des louanges au monstre le plus abominable que l'enfer ait vomi sur la terre. C'est s'exposer de sang-froid à la haine du genre humain et à l'horreur des honnêtes gens.
César Borgia aurait été parfait, selon Machiavel, s'il n'avait pas souscrit à l'élévation du cardinal de Saint-Pierre aux liens219-a au pontificat, « puisque, dit-il, chez les grands hommes les bienfaits présents n'effacent jamais les injures passées. » Je ne conçois point le grand homme à la définition qu'en fait l'auteur. Tous ceux qui pensent bien renonceraient à jamais au titre de grand, si on ne pouvait le mériter que par un esprit vindicatif, par l'ingratitude ou par la perfidie.
Les peines et les soins de César Borgia pour son agrandissement et pour son ambition furent mal récompensés, car il perdit, après la mort du pape, la Romagne et tous ses biens; il se réfugia chez le<220> roi de Navarre en Espagne, où il périt par une de ces trahisons dont il avait tant fait d'usage pendant le cours de sa vie.
Ainsi s'évanouirent tant de desseins ambitieux et tant de projets prudemment conçus et secrètement cachés; ainsi tant de combats de meurtres, de cruautés, de parjures et de perfidies devinrent inutiles; tant de dangers personnels, tant de situations fâcheuses, tant de cas embarrassants dont Borgia se tira avec bonheur, ne servirent de rien à sa fortune, et rendirent sa chute plus grande et plus remarquable. Telle est l'ambition : ce fantôme promet des biens qu'il n'est pas en état de donner, et qu'il ne possède pas lui-même. L'homme ambitieux est comme un second Tantale qui, dans le fleuve même où il nage, ne peut et ne pourra jamais se désaltérer.
Est-ce la gloire que cherche un ambitieux? Cela est faux; car la fausse gloire est celle après laquelle on court, et la véritable même n'est qu'une once de fumée. Les grands hommes de nos jours se perdent parmi le nombre innombrable de ceux qui ont fait des actions grandes et héroïques, comme les eaux de ces petites rivières qu'on aperçoit tant qu'elles roulent dans leur lit, mais que l'on perd de vue lorsqu'à leur embouchure elles vont se confondre parmi les flots d'un immense océan.
Est-ce donc le bonheur que cherchent les ambitieux? Ils le trouveront encore moins que la gloire : leur chemin est semé d'épines et de ronces, et ils ne rencontrent que des soins, des chagrins et des travaux sans nombre. Le véritable bonheur est aussi peu naturellement attaché à la fortune que le corps d'Hector l'était au char d'Achille. Il n'y a de bonheur pour l'homme que dans l'homme même, et ce n'est que la sagesse qui lui fait découvrir ce trésor.
<221>CHAPITRE VIII.
On regarde en Europe les Philippiques de M. de La Grange221-a comme un des libelles diffamatoires les plus forts qui se soient composés, et l'on n'a pas tort. Cependant ce que j'ai à dire contre Machiavel est plus vif que ce qu'a dit M. de La Grange, car son ouvrage n'était proprement qu'une calomnie contre le régent de la France, et ce que j'ai à reprocher à Machiavel sont des vérités. Je me sers de ses propres paroles pour le confondre. Que pourrais-je dire de lui de plus atroce, sinon qu'il a donné des règles de politique pour ceux que leurs crimes élèvent à la grandeur suprême? C'est le titre de ce chapitre.
Si Machiavel enseignait le crime dans un séminaire de scélérats, s'il dogmatisait la perfidie dans une université de traîtres, il ne serait pas étonnant qu'il traitât des matières de cette nature; mais il parle à tous les hommes. Car un auteur qui se fait imprimer se communique à tout l'univers; et il s'adresse principalement à ceux d'entre les humains qui doivent être les plus vertueux, puisqu'ils sont destinés à gouverner les autres. Qu'y a-t-il donc de plus infâme, de plus insolent, que de leur enseigner la trahison, la perfidie, le meurtre et tous les crimes? Il serait plutôt à souhaiter, pour le bien de l'univers, que des exemples pareils à ceux d'Agathocles et d'Oliverotto de Fermo, que Machiavel se fait un plaisir de citer, ne se rencontrassent jamais, ou du moins que l'on pût en effacer le souvenir à perpétuité de la mémoire des hommes.
<222>Rien n'est plus séduisant que le mauvais exemple. La vie d'un Agathocles ou d'un Oliverotto de Fermo sont capables de développer en un homme que son instinct porte à la scélératesse ce germe dangereux qu'il renferme en soi sans le bien connaître. Combien de jeunes gens qui se sont gâté l'esprit par la lecture des romans, qui ne voyaient et ne pensaient plus que comme Gandalin ou Médor! Il y a quelque chose d'épidémique dans la façon de penser, s'il m'est permis de m'exprimer ainsi, qui se communique d'un esprit à l'autre. Cet homme extraordinaire, ce roi aventurier digne de l'ancienne chevalerie, ce héros vagabond dont toutes les vertus, poussées à un certain excès, dégénéraient en vices, Charles XII, en un mot, portait depuis sa plus tendre enfance la vie d'Alexandre le Grand sur soi,222-a et bien des personnes qui ont connu particulièrement cet Alexandre du Nord assurent que c'était Quinte-Curce qui ravagea la Pologne, que Stanislas devint roi d'après Porus,222-b et que la bataille d'Arbèles occasionna la défaite de Poltawa.
Me serait-il permis de descendre d'un aussi grand exemple à de moindres? Il me semble que, lorsqu'il s'agit de l'histoire de l'esprit humain, les différences des conditions et des états disparaissant, les rois ne sont que des hommes en philosophie, et tous les hommes sont égaux; il ne s'agit que des impressions ou des modifications, en général, qu'ont produites de certaines causes extérieures sur l'esprit humain.
Toute l'Angleterre sait ce qui arriva à Londres il y a quelques années : on y représenta une assez mauvaise comédie sous le titre de Cartouche; le sujet de cette pièce était l'imitation de quelques tours de souplesse et de filouteries de ce célèbre voleur. Il se trouva que beaucoup de personnes s'aperçurent, au sortir de ces représentations, de la perte de leurs bagues, de leurs tabatières ou de leurs<223> montres, et Cartouche fit si promptement des disciples, qu'ils pratiquaient ses leçons dans le parterre même; ce qui obligea la police d'interdire la trop dangereuse représentation de cette comédie. Ceci prouve assez, ce me semble, qu'on ne saurait trop user de circonspection et de prudence en produisant des exemples, et combien il est pernicieux d'en citer de mauvais.
La première réflexion de Machiavel sur Agathocles et sur Fermo roule sur les raisons qui les soutinrent dans leurs États malgré leurs cruautés. L'auteur l'attribue à ce qu'ils avaient commis ces cruautés à propos : or, être prudemment barbare et exercer la tyrannie conséquemment signifie, selon ce politique abominable, exécuter à la fois et tout d'un coup toutes les violences et tous les crimes que l'on juge utiles à ses intérêts.
Faites assassiner ceux qui vous sont suspects, ceux dont vous vous méfiez, et ceux qui se déclarent vos ennemis, mais ne faites point traîner votre vengeance. Machiavel approuve des actions semblables aux Vêpres siciliennes, à l'affreux massacre de la Saint-Barthélémy, où des cruautés se commirent qui font rougir l'humanité. Ce monstre dénaturé ne compte pour rien l'horreur de ces crimes, pourvu qu'on les commette d'une manière qui en impose au peuple et qui effraye au moment où ils sont récents; et il en donne pour raison que les idées s'en évanouissent plus facilement chez le public que de ces cruautés successives et continuées des princes, par lesquelles ils propagent toute leur vie le souvenir de leur férocité et de leur barbarie : comme s'il n'était pas également mauvais et abominable de faire périr mille personnes en un jour, ou de les faire assassiner par intervalles. La barbarie déterminée et prompte des premiers imprime plus de frayeur et de crainte; la méchanceté plus lente, plus réfléchie des seconds inspire plus d'aversion et d'horreur. La vie de l'empereur Auguste aurait dû être citée par Machiavel, cet empereur qui monta sur le trône, tout dégouttant encore du sang de ses citoyens et souillé<224> par la perfidie de ses proscriptions, mais qui, par les conseils de Mécène et d'Agrippa, fit succéder la douceur à tant de cruautés, et dont on dit qu'il aurait dû, ou ne jamais naître, ou ne jamais mourir. Peut-être que Machiavel a eu quelque regret de ce qu'Auguste avait mieux fini qu'il n'avait commencé, et que par là même il l'a trouvé indigne d'être placé parmi ses grands hommes.
Mais quelle abominable politique n'est pas celle de cet auteur! L'intérêt d'un seul particulier bouleversera le monde, et son ambition aura le choix des méchancetés, et le déterminera au bien comme aux crimes; affreuse prudence des monstres qui ne connaissent qu'eux et n'aiment qu'eux dans l'univers, et qui enfreignent tous les devoirs de la justice et de l'humanité pour suivre le torrent furieux de leurs caprices et de leurs débordements!
Ce n'est pas tout que de confondre l'affreuse morale de Machiavel; il faut encore le convaincre de fausseté et de mauvaise foi.
Il est premièrement faux, comme le rapporte Machiavel, qu'Agathocles ait joui en paix du fruit de ses crimes : il a été presque toujours en guerre contre les Carthaginois; il fut même obligé d'abandonner son armée en Afrique, qui massacra ses enfants après son départ; et il mourut lui-même d'un breuvage empoisonné que son petit-fils lui fit prendre. Oliverotto de Fermo périt par la perfidie de Borgia, digne salaire de ses crimes; et comme ce fut une année après son élévation, sa chute paraît si accélérée, qu'elle semble avoir prévenu par sa punition ce que lui préparait la haine publique.
L'exemple d'Oliverotto de Fermo ne devait donc point être cité par l'auteur, puisqu'il ne prouve rien. Machiavel voudrait que le crime fût heureux, et il se flatte par là d'avoir quelque bonne raison de l'accréditer, ou du moins un argument passable à produire.
Mais supposons que le crime puisse se commettre avec sécurité, et qu'un tyran puisse exercer impunément sa scélératesse : quand même il ne craindra point une mort tragique, il sera également<225> malheureux de se voir l'opprobre du genre humain; il ne pourra point étouffer ce témoignage intérieur de sa conscience qui dépose contre lui; il ne pourra point imposer silence à cette voix puissante qui se fait entendre sur les trônes des rois comme sur les tribunaux des tyrans; il ne pourra point éviter cette funeste mélancolie qui, frappant son imagination, lui fera voir sortis de leurs tombeaux ces mânes sanglants que sa cruauté y avait fait descendre, et qui ne lui paraîtront ainsi forcer les lois de la nature que pour lui servir de bourreaux en ce monde, et venger après leur mort leur fin malheureuse et tragique.
Qu'on lise la vie d'un Denys, d'un Tibère, d'un Néron, d'un Louis XI, d'un Iwan Basiliewitsch, et l'on verra que ces monstres, également insensés et furieux, finirent de la manière du monde la plus funeste et la plus malheureuse. L'homme cruel est d'un tempérament misanthrope et atrabilaire; si dès son jeune âge il ne combat pas cette malheureuse disposition de son corps, il ne saurait manquer de devenir aussi furieux qu'insensé. Quand même donc il n'y aurait point de justice sur la terre et point de Divinité aux cieux, il faudrait d'autant plus que les hommes fussent vertueux, puisque la vertu les unit et leur est absolument nécessaire pour leur conservation, et que le crime ne peut que les rendre infortunés et les détruire.
Machiavel manque de sentiment, de bonne foi et de raison. J'ai développé sa mauvaise morale et son infidélité dans ses citations d'exemples. Je le convaincrai à présent de contradictions grossières et manifestes. Que le plus intrépide commentateur, que le plus subtil interprète concilie ici Machiavel avec lui-même. Il dit dans ce chapitre, « Qu'Agathocles soutint sa grandeur avec un courage héroïque; cependant on ne peut pas donner le nom de vertu aux assassinats et aux trahisons qu'il a commis. » Et dans le chapitre septième il dit de César Borgia, « Qu'il attendit l'occasion de se défaire des Ursins, et qu'il s'en servit prudemment. » Ibid. « Si l'on examine, en général,<226> toutes les actions de Borgia, il est difficile de le blâmer. » Ibid. « Il ne pouvait se conduire autrement qu'il a fait. » Me serait-il permis de demander à l'auteur en quoi Agathocles diffère de César Borgia? Je ne vois en eux que mêmes crimes et même méchanceté. Si l'on faisait le parallèle, on ne serait embarrassé que de décider lequel des deux fut le plus scélérat.
La vérité oblige cependant Machiavel de faire de temps en temps des aveux où il paraît faire amende honorable à la vertu. La force de l'évidence l'oblige de dire, « Qu'un prince doit se conduire d'une manière toujours uniforme, afin qu'en des temps malheureux il ne se voie point obligé de relâcher quelque chose pour faire plaisir à ses sujets, car en ce cas sa douceur extorquée serait sans mérite, et ses peuples ne lui en sauraient aucun gré. » Ainsi, Machiavel, la cruauté et l'art de se faire craindre ne sont donc point les uniques ressorts de la politique, comme vous paraissez l'insinuer, et vous convenez vous-même que l'art de gagner les cœurs est le fondement le plus solide de la sûreté d'un prince et de la fidélité de ses sujets. Je n'en demande pas davantage; cet aveu de la bouche de mon ennemi doit me suffire. C'est peu se respecter soi-même et le public que de produire et de publier un ouvrage informe, sans liaison, sans ordre, et rempli de contradictions. Le Prince de Machiavel, en faisant même abstraction de sa pernicieuse morale, ne peut mériter que du mépris à l'auteur, ce n'est proprement qu'un rêve où toutes sortes d'idées s'entre-heurtent et s'entre-choquent, ce sont des accès de rage d'un insensé qui a quelquefois des intervalles de bon sens.
Telle est la récompense de la scélératesse, que ceux qui suivent le crime au préjudice de la vertu, s'ils échappent même à la rigueur des lois, perdent comme Machiavel le jugement et la raison.
<227>CHAPITRE IX.
Il n'y a point de sentiment plus inséparable de notre être que celui de la liberté; depuis l'homme le plus policé jusqu'au plus barbare, tous en sont pénétrés également; car, comme nous naissons sans chaînes, nous prétendons vivre sans contrainte, et comme nous ne voulons dépendre que de nous-mêmes, nous ne voulons point nous assujettir aux caprices des autres. C'est cet esprit d'indépendance et de fierté qui a produit tant de grands hommes dans le monde, et qui a donné lieu à ces sortes de gouvernements qu'on appelle républicains, qui, par l'appui de sages lois, soutiennent la liberté des citoyens contre tout ce qui peut l'opprimer, et qui établissent une espèce d'égalité entre les membres d'une république, ce qui les rapproche beaucoup de l'état naturel.
Machiavel donne, en ce chapitre, de bonnes et d'excellentes maximes de politique à ceux qui s'élèvent à la puissance suprême par l'assistance des chefs d'une république ou du peuple; ce qui me fournira deux réflexions, l'une pour la politique, et l'autre pour la morale.
Quoique les maximes de l'auteur soient très-convenables à ceux qui s'élèveront par la faveur de leurs concitoyens, il me semble néanmoins que les exemples de ces sortes d'élévations sont très-rares dans l'histoire. L'esprit républicain, jaloux à l'excès de sa liberté, prend<228> ombrage de tout ce qui peut lui donner des entraves, et se révolte contre la seule idée d'un maître. On connaît dans l'Europe des peuples qui ont secoué le joug de leurs tyrans pour jouir d'une heureuse indépendance; mais on n'en connaît point qui, de libres qu'ils étaient se soient assujettis à un esclavage volontaire.
Plusieurs républiques sont retombées, par la suite des temps, sous le despotisme; il paraît même que ce soit un malheur inévitable, qui les attend toutes, et ce n'est qu'un effet de ces vicissitudes et de ces changements qu'éprouvent toutes les choses de ce monde. Car, comment une république résisterait-elle éternellement à toutes les causes qui minent sa liberté? Comment pourrait-elle contenir toujours l'ambition des grands qu'elle nourrit dans son sein, cette ambition qui renaît sans cesse et qui ne meurt jamais? Comment pourra-t-elle à la longue veiller sur les séductions et les sourdes pratiques de ses voisins, et sur la corruption de ses membres, tant que l'intérêt est tout-puissant chez les hommes? Comment peut-elle espérer de sortir toujours heureusement des guerres qu'elle aura à soutenir? Comment pourra-t-elle prévenir ces conjonctures fâcheuses pour la liberté, ces moments critiques et décisifs, et ces hasards qui favorisent les téméraires et les audacieux? Si ses troupes sont commandées par des chefs lâches et timides, elle deviendra la proie de ses ennemis; et si elles ont à leur tête des hommes vaillants et hardis, ils ne seront pas moins entreprenants en temps de paix qu'en temps de guerre; le défaut de leur constitution les fera donc périr tôt ou tard.
Mais si les guerres civiles sont funestes à un État monarchique, elles le sont d'autant plus à un État libre; c'est une maladie qui leur est mortelle : à leur faveur, les Sylla conservèrent la dictature à Rome, les César se rendirent les maîtres par les armes qu'on leur avait mises en les mains, et les Cromwell vinrent à bout d'escalader le trône.
Les républiques se sont presque toutes élevées de l'abîme de la tyrannie au comble de la liberté, et elles sont presque toutes retom<229>bées de cette liberté dans l'esclavage. Ces mêmes Athéniens qui, du temps de Démosthène, outrageaient Philippe de Macédoine, rampèrent devant Alexandre; ces mêmes Romains qui abhorraient la royauté après l'expulsion des rois, souffrirent patiemment, après la révolution de quelques siècles, toutes les cruautés de leurs empereurs; et ces mêmes Anglais qui mirent à mort Charles Ier, puisqu'il empiétait sur leurs droits, plièrent la roideur de leur courage sous la puissance altière de leur protecteur. Ce ne sont donc point ces républiques qui se sont donné des maîtres par leur choix, mais des hommes entreprenants qui, aidés de quelques conjonctures favorables, les ont soumises contre leur volonté et par force.
De même que les hommes naissent, vivent un temps, et meurent par maladies ou par l'âge, de même les républiques se forment, fleurissent quelques siècles, et périssent enfin par l'audace d'un citoyen ou par les armes de leurs ennemis. Tout a son période, tous les empires et les plus grandes monarchies même n'ont qu'un temps, et il n'est rien dans l'univers qui ne soit assujetti aux lois du changement et de la destruction. Le despotisme porte le coup mortel à la liberté, et il termine tôt ou tard le sort d'une république. Les unes se soutiennent plus longtemps que les autres, selon la force de leur tempérament; elles reculent, autant qu'il dépend d'elles, le moment fatal de leur ruine, et se servent de tous les remèdes qu'indique la sagesse pour prolonger leur destinée; mais il faut céder enfin aux lois éternelles et immuables de la nature, et il faut qu'elles périssent lorsque la chaîne des événements entraîne leur perte.
Ce n'est pas, d'ailleurs, à des hommes qui savent ce que c'est d'être heureux, et qui veulent l'être, qu'on doit proposer de renoncer à la liberté.
On ne persuadera jamais à un républicain, à Caton ou à Littleton, que le gouvernement monarchique est la meilleure forme de gouvernement lorsqu'un roi a l'intention de remplir son devoir, puisque sa<230> volonté et sa puissance rendent sa bonté efficace. J'en conviens vous dira-t-il; mais où trouver ce phénix des princes? C'est l'homme de Platon, c'est la Vénus de Médicis qu'un sculpteur habile forma de l'assemblage de quarante beautés différentes, et qui n'exista jamais qu'en marbre. Nous savons ce que comporte l'humanité, et qu'il est peu de vertus qui résistent à la puissance illimitée de satisfaire ses désirs, et aux séductions du trône. Votre monarchie métaphysique serait un paradis sur la terre, s'il en existait une; mais le despotisme, comme il est réellement, change du plus au moins ce monde en véritable enfer. Ma seconde réflexion regarde la morale de Machiavel. Je ne saurais m'empêcher de lui reprocher que l'intérêt, selon lui, est le nerf de toutes les actions tant bonnes que mauvaises. Il est vrai, selon l'opinion commune, que l'intérêt entre pour beaucoup dans un système despotique, la justice et la probité pour rien; mais on devrait exterminer à jamais l'affreuse politique qui ne se plie point sur les maximes d'une morale saine et épurée. Machiavel veut que tout se fasse dans le monde par intérêt, comme les jésuites veulent sauver les hommes uniquement par la crainte du diable, à l'exclusion de l'amour de Dieu. La vertu devrait être l'unique motif de nos actions, car qui dit la vertu dit la raison; ce sont des choses inséparables, et qui le seront toujours lorsqu'on voudra agir conséquemment. Soyons donc raisonnables, puisque ce n'est qu'un peu de raison qui nous distingue des bêtes, et que ce n'est que la bonté qui nous rapproche de cet être infiniment bon dont nous tenons tous notre existence.
<231>CHAPITRE X.
Depuis le temps où Machiavel écrivait son Prince politique, le monde est si fort changé, qu'il n'est presque plus reconnaissable. Les arts et les sciences, qui commençaient alors à renaître de leurs cendres, se ressentaient encore de la barbarie où l'établissement du christianisme, les fréquentes invasions des Goths en Italie et une suite de guerres cruelles et sanglantes les avaient plongés. A présent, les nations ont presque toutes troqué leurs anciennes coutumes contre de nouvelles, des princes faibles sont devenus puissants, les arts se sont perfectionnés, et la face de l'Europe est entièrement différente de ce qu'elle était au siècle de Machiavel.
Si un philosophe de ces temps reculés revenait au monde, il se trouverait très-idiot et très-ignorant : il n'entendrait pas même jusqu'au jargon de la nouvelle philosophie; il trouverait des cieux et une terre nouvelle; au lieu de cette inaction, au lieu de cette quiétude qu'il supposait à notre globe, il verrait le monde et tous les astres asservis aux lois du mouvement projectile et de l'attraction, qui, dans des ellipses différentes, tournent autour du soleil, qui lui-même a un mouvement spiral sur son axe; à la place des grands mots bizarres dont l'orgueilleuse emphase enveloppait de son obscurité le non-sens de ses pensées, et qui cachaient sa superbe ignorance, on lui apprendrait à connaître la vérité et l'évidence simplement et clairement; et<232> pour son misérable roman de physique on lui donnerait des expériences admirables, certaines et étonnantes.
Si quelque habile capitaine de Louis XII reparaissait de nos jours il serait entièrement désorienté : il verrait qu'on fait la guerre avec des armées innombrables, que l'on ne peut souvent pas même faire subsister en campagne à cause de leur nombre, mais que les princes entretiennent pendant la paix comme dans la guerre; au lieu que de son temps, pour frapper les grands coups et pour exécuter les grandes entreprises, une poignée de monde suffisait, qui étaient congédiés dès lors que la guerre était finie. Au lieu de ces vêtements de fer, de ces lances, de ces mousquets, dont il connaissait l'usage, il trouverait des habits d'ordonnance, des fusils et des baïonnettes, des méthodes nouvelles pour faire la guerre, une infinité d'inventions meurtrières pour l'attaque et la défense des places, et l'art de faire subsister des troupes tout aussi nécessaire à présent que le pouvait être autrefois celui de battre l'ennemi.
Mais que ne dirait pas Machiavel lui-même, s'il pouvait voir la nouvelle forme du corps politique de l'Europe, tant de grands princes qui figurent à présent dans le monde, qui n'y étaient pour rien alors, la puissance des rois solidement établie, la manière de négocier des souverains, ces espions privilégiés entretenus mutuellement dans toutes les cours, et cette balance qu'établit en Europe l'alliance de quelques princes considérables pour s'opposer aux ambitieux, qui subsiste par sagesse, qui entretient l'égalité, et qui n'a pour but que le repos du monde!
Toutes ces choses ont produit un changement si général et si universel, qu'elles rendent la plupart des maximes de Machiavel inapplicables à notre politique moderne, et d'aucun usage. C'est ce que fait voir principalement ce chapitre. Je dois en rapporter quelques exemples.
Machiavel suppose, « Qu'un prince dont le pays est étendu, qui<233> avec cela a beaucoup d'argent et de troupes, peut se soutenir par ses propres forces, sans l'assistance d'aucun allié, contre les attaques de ses ennemis. »
C'est ce que j'ose très-modestement contredire; je dis même plus, et j'avance qu'un prince, quelque redoutable qu'il soit, ne saurait lui seul résister à des ennemis puissants, et qu'il lui faut nécessairement le secours de quelque allié. Si le plus grand, le plus formidable, le plus puissant prince de l'Europe, si Louis XIV fut sur le point de succomber dans la guerre de la succession d'Espagne, et que, faute d'alliances, il ne put presque plus résister à la ligue redoutable d'une infinité de rois et de princes, qui pensa l'accabler, à plus forte raison tout souverain qui lui est inférieur ne peut-il, sans hasarder beaucoup, demeurer isolé et sans avoir de bonnes et de fortes alliances.
On dit, et cela se répète sans beaucoup de réflexion, que les traités sont inutiles, puisqu'on n'en remplit presque jamais tous les points, et qu'on est moins scrupuleux là-dessus dans notre siècle qu'en tout autre. Je réponds à ceux qui pensent ainsi, que je ne doute nullement qu'ils ne trouvent des exemples anciens et même très-récents de princes qui n'ont point rempli exactement leurs engagements; mais cependant qu'il est toujours très-avantageux de faire des traités, que les alliés que vous vous faites seront, si ce n'est autre chose, autant d'ennemis que vous aurez de moins, et que, s'ils ne vous sont d'aucun secours, vous les réduisez toujours certainement à observer une exacte neutralité.
Machiavel parle ensuite des principini, de ces souverains en miniature qui, n'ayant que de petits États, ne peuvent point mettre d'armée en campagne; et l'auteur appuie beaucoup sur ce qu'ils doivent fortifier leur capitale, afin de s'y enfermer avec leurs troupes en cas de guerre.
Les princes dont parle Machiavel ne sont proprement que des hermaphrodites de souverains et de particuliers; ils ne jouent le rôle<234> de grands seigneurs qu'avec leurs domestiques. Ce qu'on pourrait leur conseiller de meilleur serait, ce me semble, de diminuer en quelque chose l'opinion infinie qu'ils ont de leur grandeur, de la vénération extrême qu'ils ont pour leur ancienne et illustre race, et du zèle inviolable qu'ils ont pour leurs armoiries. Les personnes sensées disent qu'ils feraient mieux de ne figurer dans le monde que comme des particuliers qui sont bien à leur aise, de quitter une bonne fois les échasses sur lesquelles leur orgueil les monte, de n'entretenir tout au plus qu'une garde suffisante pour chasser les voleurs de leurs châteaux, en cas qu'il y en eût d'assez affamés pour y chercher subsistance, et de raser les remparts, les murailles et tout ce qui peut donner l'air d'une place forte à leur résidence.
En voici les raisons : la plupart des petits princes, et nommément ceux d'Allemagne, se ruinent par la dépense, excessive à proportion de leurs revenus, que leur fait faire l'ivresse de leur vaine grandeur; ils s'abîment pour soutenir l'honneur de leur maison, et ils prennent par vanité le chemin de la misère et de l'hôpital; il n'y a pas jusqu'au cadet du cadet d'une ligne apanagée qui ne s'imagine d'être quelque chose de semblable à Louis XIV : il bâtit son Versailles, il baise sa Maintenon, et il entretient ses armées.
Il y a actuellement un certain prince d'Allemagne apanagé d'une grande maison234-a qui, par un raffinement de grandeur, entretient exactement à son service tous les corps de troupes qui composent la maison du Roi, mais cela si fort en diminutif, qu'il faut un microscope pour apercevoir chacun de ces corps en particulier; son armée serait peut-être assez forte pour représenter une bataille sur le théâtre de Vérone; mais passé cela, ne lui en demandez pas davantage.
J'ai dit, en second lieu, que les petits princes faisaient mal de fortifier leur résidence, et la raison en est toute simple : ils ne sont pas dans le cas de pouvoir être assiégés par leurs semblables, puisque des<235> voisins plus puissants qu'eux se mêlent d'abord de leurs démêlés, et leur offrent une médiation qu'il ne dépend pas d'eux de refuser; ainsi, au lieu de sang répandu, deux coups de plume terminent leurs petites querelles.
A quoi leur serviraient donc leurs forteresses? Quand même elles seraient en état de soutenir un siége de la longueur de celui de Troie contre leurs petits ennemis, elles n'en soutiendraient pas un comme celui de Jéricho devant les armées d'un roi ou d'un monarque puissant. Si, d'ailleurs, de grandes guerres se font dans leur voisinage, il ne dépend pas d'eux de rester neutres, ou ils sont totalement ruinés; et s'ils embrassent le parti d'une des puissances belliqueuses, leur capitale devient la place de guerre de ce prince.
Victor-Amédée, infiniment supérieur par sa puissance à l'ordre des princes desquels nous venons de parler, éprouva dans toutes les guerres d'Italie un sort très-fâcheux pour ses forteresses; Turin éprouva même comme un flux et reflux de domination tantôt française et tantôt impériale.
L'avantage des villes ouvertes est qu'en temps de guerre personne ne s'en embarrasse, qu'on les regarde comme inutiles, et qu'ainsi on en laisse tranquillement la possession à ceux à qui elles appartiennent.
L'idée que Machiavel nous donne des villes impériales d'Allemagne est toute différente de ce qu'elles sont à présent; un pétard suffirait, et au défaut de celui-là un mandement de l'Empereur, pour le rendre maître de ces villes. Elles sont toutes mal fortifiées, la plupart avec d'anciennes murailles flanquées en quelques endroits par de grosses tours, et entourées par des fossés que des terres écroulées ont presque entièrement refermés. Elles ont peu de troupes, et celles qu'elles entretiennent sont mal disciplinées; leurs officiers sont, ou le rebut de l'Allemagne, ou de vieilles gens qui ne sont plus en état de servir. Quelques-unes de ces villes impériales ont une assez bonne artillerie;<236> mais cela ne suffirait point pour s'opposer à l'Empereur, qui a coutume de leur faire sentir assez souvent leur infériorité.
En un mot, faire la guerre, livrer des batailles, attaquer ou défendre des forteresses, est uniquement l'affaire des grands princes; et ceux qui veulent les imiter sans en avoir la puissance donnent dans le ridicule de Domitien,236-a qui contrefaisait le bruit du tonnerre, et pensait persuader par là au peuple romain qu'il était Jupiter.
<237>CHAPITRE XI.
J'ai toujours trouvé fort étrange que ceux qui se disent les successeurs des apôtres, j'entends de quelques gueux, prêcheurs d'humilité et de repentance, possédassent de grands biens, raffinassent sur le luxe, et remplissent des postes plus propres à satisfaire la vanité du siècle et l'ostentation des grands qu'à occuper des hommes qui doivent méditer sur le néant de la vie humaine et sur l'œuvre de leur salut. On trouve cependant que le clergé de l'Église romaine est puissamment riche, que des évêques occupent le rang de princes souverains, et que la puissance temporelle et spirituelle du premier évêque des chrétiens le rend en quelque façon l'arbitre des rois et la quatrième personne de la Divinité.
Les ecclésiastiques ou les théologiens distinguent plus scrupuleusement que tout autre les attributs de l'âme de ceux du corps; mais c'est sur le sujet de leur ambition qu'on devrait rétorquer leurs arguments. Vous, pourrait-on leur dire, dont la vocation renferme les devoirs de votre ministère au spirituel, comment l'avez-vous si grossièrement confondu avec le temporel? Vous qui employez si subtilement le distinguo lorsqu'il s'agit de l'esprit, que vous ne connaissez point, et de la matière, que vous connaissez très-peu, d'où vient que vous rejetez ces distinctions lorsqu'il s'agit de vos intérêts? C'est que ces messieurs s'embarrassent peu du jargon inintelligible qu'ils parlent, et beaucoup des gros revenus qu'ils tirent. C'est que leur<238> façon de raisonner doit être conforme à l'orthodoxie, comme leur façon d'agir aux passions dont ils sont animés, et que les objets palpables de la nature l'emportent autant sur l'intellectuel que le bonheur réel de cette vie sur le bonheur idéal de l'autre monde.
Cette puissance étonnante des ecclésiastiques fait le sujet de ce chapitre, de même que tout ce qui regarde leur gouvernement temporel.
Machiavel trouve que les princes ecclésiastiques sont fort heureux puisqu'ils n'ont à craindre ni la mutinerie de leurs sujets ni l'ambition de leurs voisins : le nom respectable et imposant de la Divinité les met à l'abri de tout ce qui pourrait s'opposer à leur intérêt et à leur grandeur; les princes qui les attaqueraient craignent le sort des Titans, et les peuples qui leur désobéiraient redoutent le destin des sacriléges. La pieuse politique de cette espèce de souverains s'applique à persuader au inonde ce que Despréaux exprime si bien dans ce vers : Qui n'aime pas Cotin n'aime Dieu ni le Roi.238-a
Ce qu'il y a d'étrange, c'est que ces princes trouvent assez de dupes dont la crédulité se repose sur leur bonne foi, et qui adhèrent sans autre examen à ce que les ecclésiastiques jugent à propos de leur faire croire.
Il est certain cependant qu'aucun pays ne fourmille plus de mendiants que ceux des prêtres; c'est là qu'on peut voir un tableau touchant de toutes les misères humaines, non pas de ces pauvres que la libéralité et les aumônes des souverains y attirent, de ces insectes qui s'attachent aux riches et qui rampent à la suite de l'opulence, mais de ces gueux faméliques que la charité de leurs évêques prive du nécessaire, pour prévenir la corruption et les abus que le peuple a coutume de faire de la superfluité.
<239>Ce sont sans doute les lois de Sparte, où l'argent était défendu, sur lesquelles se fondent les principes de ces gouvernements ecclésiastiques, à la différence près que les prélats se réservent l'usage des biens dont ils dépouillent très-dévotement leurs sujets. Heureux, disent-ils, sont les pauvres, car ils hériteront du royaume des cieux! Et comme ils veulent que tout le monde se sauve, ils ont soin de rendre tout le monde indigent. O piété ecclésiastique, jusqu'où ne s'étend point votre sage prévoyance!
Rien ne devrait être plus édifiant que l'histoire des chefs de l'Église, ou des vicaires de Jésus-Christ; on se persuade d'y trouver les exemples de mœurs irréprochables et saintes; cependant c'est tout le contraire : ce ne sont que des obscénités, des abominations et des sources de scandale; et l'on ne saurait lire la vie des papes sans détester leurs cruautés et leurs perfidies.
On y voit en gros leur ambition à augmenter leur puissance temporelle et leur grandeur, leur avarice sordide à faire passer de grands biens, sous des prétextes injustes et malhonnêtes, dans leurs familles, pour enrichir leurs neveux, leurs maîtresses ou leurs bâtards.
Ceux qui réfléchissent peu trouvent singulier que les peuples souffrent avec tant de docilité et de patience l'oppression de cette espèce de souverains, qu'ils n'ouvrent point les yeux sur les vices et les excès des ecclésiastiques qui les dégradent, et qu'ils endurent d'un front tondu ce qu'ils ne souffriraient point d'un front couronné de lauriers. Ce phénomène paraît moins étrange à ceux qui connaissent le pouvoir de la superstition sur les idiots, et du fanatisme sur l'esprit humain; ils savent que la religion est une ancienne machine qui ne s'usera jamais, dont on s'est servi de tout temps pour s'assurer de la fidélité des peuples et pour mettre un frein à l'indocilité de la raison humaine; ils savent que l'erreur peut aveugler les hommes les plus pénétrants, et qu'il n'y a rien de plus triomphant que la politique de ceux qui mettent le ciel et l'enfer, Dieu et les démons en œuvre pour<240> parvenir à leurs desseins. Tant il est vrai que la vraie religion même cette source la plus pure de tous nos biens, devient souvent, par un trop déplorable abus, l'origine et le principe de tous nos maux.
L'auteur remarque très-judicieusement ce qui contribua le plus à l'élévation du saint-siége. Il en attribue la raison principale à l'habile conduite d'Alexandre VI, de ce pontife qui poussait sa cruauté et son ambition à un excès énorme, et qui ne connaissait de justice que la perfidie. On ne saurait donc confondre sans une espèce de blasphème l'édifice de l'ambition de ce pontife avec l'ouvrage de la Divinité. Le ciel ne pouvait donc point avoir de part immédiate à l'élévation de cette grandeur temporelle, et ce n'est que l'ouvrage d'un homme très-méchant et très-dépravé; on ne saurait ainsi mieux faire que de distinguer toujours soigneusement dans les ecclésiastiques, quelque rang qu'ils occupent, le maquignon de la parole de Dieu, en tant qu'ils annoncent les ordres divins, de l'homme corrompu, en tant qu'ils ne pensent qu'à satisfaire leurs passions.
L'éloge de Léon X fait la conclusion de ce chapitre; mais cet éloge n'a guère de poids, puisque Machiavel était le contemporain de ce pape. Toute louange d'un sujet à l'égard de son maître, ou d'un auteur à un prince, paraît, quoi qu'on en dise, s'approcher beaucoup de la flatterie. Notre sort, tant que nous sommes, ne doit être décidé que par la postérité, qui juge sans passions et sans intérêt. Machiavel devait moins tomber dans le défaut de la flatterie que tout autre, car il n'était pas juge compétent du vrai mérite, ne connaissant pas même ce que c'est que la vertu; et je ne sais s'il aurait été plus avantageux d'être loué ou d'être blâmé par lui. J'abandonne cette question au lecteur; c'est à lui d'en juger.
<241>CHAPITRE XII.
Tout est varié dans l'univers : la fécondité de la nature se plaît à se manifester par des productions qui, dans un même genre, sont cependant différentes les unes des autres; cela se voit non seulement dans les plantes, dans les animaux, dans les paysages, dans les traits, le coloris, la figure et la constitution des hommes, mais cette opération de la nature est si universelle, si générale, qu'elle s'étend jusqu'au tempérament des empires et des monarchies, s'il m'est permis de m'exprimer ainsi. J'entends, en général, par le tempérament d'un empire son étendue, le nombre des peuples qui l'habitent, sa situation à l'égard de ses voisins et de son commerce, ses coutumes, ses lois, son fort, son faible, ses richesses et ses ressources.
Cette différence de gouvernement est très-sensible, et elle est infinie lorsqu'on veut descendre jusque dans les détails. De même que les médecins ne possèdent aucun secret, aucune panacée pour guérir toutes les maladies, ni aucun remède qui convienne à toutes les complexions, de même les politiques les plus experts et les plus habiles ne sauraient-ils prescrire des règles générales de politique dont l'application soit à l'usage de toutes les formes de gouvernement et de chaque pays en particulier.
Cette réflexion me conduit naturellement à examiner le senti<242>ment de Machiavel sur les troupes étrangères et mercenaires. L'auteur en rejette entièrement l'usage, s'appuyant sur des exemples par lesquels il prétend prouver que ces troupes ont été plus préjudiciables aux États qui s'en sont servis qu'elles ne leur ont été de quelque secours.
Il est sûr, et l'expérience a fait voir, en général, que les meilleures troupes d'un État quelconque sont les nationales. On pourrait appuyer ce sentiment par les exemples de la valeureuse résistance de Léonidas aux Thermopyles, par l'infériorité que les Lacédémoniens eurent sous les autres Grecs lorsque c'étaient leurs esclaves qui combattaient pour eux, et par les progrès étonnants de l'empire romain lorsque ses légions n'étaient composées que de citoyens de Rome. Ce furent les nations, et non pas les étrangers, qui soumirent le monde entier à la domination de cette superbe et fière république. Cette maxime de Machiavel peut donc convenir à tous les peuples assez riches d'habitants pour qu'ils puissent fournir un nombre suffisant de soldats pour leur défense. Je suis persuadé, comme l'auteur, qu'un empire est mal servi par des mercenaires, et que la fidélité et le courage de soldats possessionnés dans le pays les surpasse de beaucoup. Il est principalement dangereux de laisser languir dans l'inaction et de laisser efféminer ses sujets par la mollesse, dans les temps que les fatigues de la guerre et les combats aguerrissent ses voisins.
On a remarqué plus d'une fois que les États qui sortaient des guerres civiles ont été infiniment supérieurs à leurs ennemis, puisque tout est soldat dans une guerre civile, que le mérite s'y distingue indépendamment de la faveur, et que les hommes sont des animaux de coutume, chez qui l'habitude décide de tout.
Cependant il y a des cas qui semblent demander exemption de cette règle. Si des royaumes ou des empires ne produisent pas une aussi grande multitude d'hommes qu'il en faut pour les armées et<243> qu'en consume la guerre, la nécessité oblige de recourir aux mercenaires, comme à l'unique moyen de suppléer au défaut de l'État.
On trouve alors des expédients qui lèvent la plupart des difficultés, et, ce que Machiavel trouve de vicieux dans cette espèce de milice, on la mêle soigneusement avec les nationaux, pour les empêcher de faire bande à part, pour les habituer au même ordre, à la même discipline et à la même fidélité; et l'on porte sa principale attention sur ce que le nombre d'étrangers n'excède point le nombre des nationaux.
Il y a un roi du Nord dont l'armée est composée de cette sorte de mixtes,243-a et qui n'en est pas moins puissant et formidable. La plupart des troupes européennes sont composées de nationaux et de mercenaires; ceux qui cultivent les terres, ceux qui habitent les villes, moyennant une certaine taxe qu'ils payent pour l'entretien des troupes qui doivent les défendre, ne vont plus à la guerre. Les soldats ne sont composés que de la plus vile partie du peuple, de fainéants qui aiment mieux l'oisiveté que le travail, de débauchés qui cherchent la licence et l'impunité dans les troupes, de ceux qui manquent de docilité et d'obéissance envers leurs parents, de jeunes écervelés qui s'enrôlent par libertinage, et qui, ne servant que par légèreté, ont aussi peu d'inclination et d'attachement pour leur maître que les étrangers. Que ces troupes sont différentes de ces Romains qui conquirent le monde! Ces désertions si fréquentes de nos jours dans toutes les armées étaient quelque chose d'inconnu chez les Romains; ces hommes qui combattaient pour leurs familles, pour leurs pénates, pour la bourgeoisie romaine, et pour tout ce qu'ils avaient de plus cher dans cette vie, ne pensaient pas à trahir tant d'intérêts à la fois par une lâche désertion.
Ce qui fait la sûreté des grands princes de l'Europe, c'est que leurs troupes sont à peu près toutes semblables, et qu'ils n'ont, de ce côté-là,<244> aucuns avantages les uns sur les autres. Il n'y a que les troupes suédoises qui soient bourgeois, paysans et soldats en même temps;244-a mais lorsqu'ils vont à la guerre, personne ne reste dans l'intérieur du pays pour labourer la terre. Ainsi leur puissance n'est aucunement formidable, puisqu'ils ne peuvent rien à la durée sans se ruiner eux-mêmes plus que leurs ennemis.
Voilà pour les mercenaires. Quant à la manière dont un grand prince doit faire la guerre, je me range entièrement du sentiment de Machiavel. Effectivement, qu'est-ce qui ne doit point engager un grand prince à prendre sur lui la conduite de ses troupes et à présider dans son armée comme dans sa résidence! Son intérêt, son devoir, sa gloire, tout l'y engage. Comme il est chef de la justice distributive, il est également le protecteur et le défenseur de ses peuples; et il doit regarder la défense de ses sujets comme un des objets les plus importants de son ministère, et qu'il ne doit, par cette raison, confier qu'à lui-même. Son intérêt semble requérir nécessairement qu'il se trouve en personne à son armée, puisque tous les ordres émanent de sa personne, et qu'alors le conseil et l'exécution se suivent avec une rapidité extrême. La présence auguste du prince met fin, d'ailleurs, à la mésintelligence des généraux, si funeste aux armées et si préjudiciable aux intérêts du maître; elle met plus d'ordre pour ce qui regarde les magasins, les munitions et les provisions de guerre, sans lesquelles un César, à la tête de cent mille combattants, ne fera jamais rien de grand ni d'héroïque; et comme c'est le prince qui fait livrer les batailles, il semble que ce serait aussi à lui d'en diriger l'exécution et de communiquer par sa présence l'esprit de valeur et d'assurance à ses troupes; c'est à lui de montrer comme la victoire est inséparable de ses desseins, et comme la fortune est enchaînée par sa prudence, et de leur donner un illustre exemple comme il faut mé<245>priser les périls, les dangers et la mort même, lorsque c'est le devoir, l'honneur et une réputation immortelle qui le demandent.
Quelle gloire n'est point attachée à l'habileté, à la sagesse et à la valeur d'un prince, lorsqu'il garantit ses États de l'incursion des ennemis, qu'il triomphe par son courage et sa dextérité des entreprises violentes de ses adversaires, et qu'il soutient par sa fermeté, par sa prudence et par ses vertus militaires les droits qu'on veut lui contester par injustice et par usurpation!
Toutes ces raisons réunies doivent, ce me semble, obliger les princes à se charger eux-mêmes de la conduite de leurs troupes et à partager avec leurs sujets tous les périls et les dangers où ils les exposent.
Mais, dira-t-on, tout le monde n'est pas né soldat, et beaucoup de princes n'ont ni l'esprit ni l'expérience nécessaire pour commander une armée. Cela est vrai, je l'avoue; cependant cette objection ne doit pas m'embarrasser beaucoup; car il se trouve toujours des généraux entendus dans une armée, et le prince n'a qu'à suivre leurs conseils; la guerre s'en fera toujours mieux que lorsque le général est sous la tutelle du ministère, qui, n'étant point à l'armée, est hors de portée de juger des choses, et qui met souvent le plus habile général hors d'état de donner des marques de sa capacité.
Je finirai ce chapitre après avoir relevé une phrase de Machiavel qui m'a paru très-singulière. « Les Vénitiens, dit-il, se défiant du duc de Carmagnole, qui commandait leurs troupes, furent obligés de le faire sortir de ce monde. »
Je n'entends point, je l'avoue, ce que c'est que d'être obligé de faire sortir quelqu'un de ce monde, à moins que ce ne soit le trahir, l'empoisonner, l'assassiner, en un mot, le faire mettre à mort. C'est ainsi que ce docteur de la scélératesse croit rendre les actions les plus noires et les plus coupables innocentes, en adoucissant les termes.
<246>Les Grecs avaient coutume de se servir de périphrases lorsqu'ils parlaient de la mort, puisqu'ils ne pouvaient pas soutenir sans une secrète horreur tout ce que le trépas a d'épouvantable; et Machiavel périphrase les crimes, puisque son cœur, révolté contre son esprit ne saurait digérer toute crue l'exécrable morale qu'il enseigne.
Quelle triste situation lorsqu'on rougit de se montrer à d'autres tel que l'on est, et lorsque l'on fuit le moment de s'examiner soi-même!
<247>CHAPITRE XIII.
De tous les philosophes de l'antiquité, les plus sages, les plus judicieux, les plus modestes étaient sans contredit ceux de la nouvelle Académie; circonspects dans leurs décisions, ils ne se précipitaient jamais de nier ou d'affirmer une chose, et ils ne laissaient entraîner leurs suffrages ni par l'erreur de la présomption, ni par la fougue de leur tempérament.
Il aurait été à souhaiter que Machiavel eût profité de la modération de ces philosophes, et qu'il ne se fût pas abandonné aux saillies impétueuses de son imagination, qui l'ont si souvent égaré du chemin de la raison et du bon sens.
Machiavel pousse l'hyperbole à un point extrême en soutenant qu'un prince prudent aimerait mieux périr avec ses propres troupes que de vaincre avec des secours étrangers. Il n'est pas possible de pousser l'extravagance plus loin, et je soutiens que depuis que le monde est monde, il ne s'est pas dit de plus grande absurdité, si ce n'est que le Prince de Machiavel est un bon livre.
Une proposition aussi hasardée que l'est celle de l'auteur ne peut lui attirer que du blâme; elle est aussi peu conforme à la politique qu'à l'expérience. Quel est le souverain qui ne préférerait pas la conservation de ses États à leur ruine, indépendamment des moyens et des personnes à qui il en pourrait être redevable?
<248>Je pense qu'un homme en danger de se noyer ne prêterait pas l'oreille aux discours de ceux qui lui diraient qu'il serait indigne de lui de devoir la vie à d'autres qu'à lui-même, et qu'ainsi il devrait plutôt périr que d'embrasser la corde ou le bâton que d'autres lui tendent pour le sauver. L'expérience nous fait voir que le premier soin des hommes est celui de leur conservation, et le second, celui de leur bien-être; ce qui détruit entièrement le paralogisme emphatique de l'auteur.
En approfondissant cette maxime de Machiavel, on trouve que ce n'est qu'une jalousie travestie que cet infâme corrupteur s'efforce d'inspirer aux princes; c'est cependant la jalousie des princes envers leurs généraux ou envers des auxiliaires qui venaient à leur secours et qu'ils ne voulaient pas attendre, crainte de partager leur gloire, qui de tout temps fut très-préjudiciable à leurs intérêts. Une infinité de batailles ont été perdues par cette raison, et de petites jalousies ont souvent plus fait de tort aux princes que le nombre supérieur et les avantages de leurs ennemis.
L'envie est un des vices les plus nuisibles à la société, et il est de tout une autre conséquence lorsqu'il se trouve chez les princes que chez les particuliers. Un État où gouverne un prince envieux de ses sujets ne fournira que des citoyens timides, au lieu d'hommes habiles et capables de faire de grandes actions. Les princes envieux étouffent comme dans leur germe ces génies que le ciel paraît avoir formés pour d'illustres entreprises; de là la décadence des empires et enfin leur chute totale. L'empire d'Orient devait autant sa perte à la jalousie que les empereurs témoignaient des heureux succès de leurs généraux qu'à la pédanterie religieuse des derniers princes qui y régnèrent; au lieu de récompenser les habiles généraux, on les punissait de leurs succès, et les capitaines peu expérimentés accéléraient la ruine de l'État. Cet empire ne pouvait donc manquer de périr.
Le premier sentiment qu'un prince doit avoir est l'amour de la<249> patrie, et l'unique volonté qui lui convienne est d'opérer quelque chose d'utile et de grand pour le bien de l'État. C'est à quoi il doit sacrifier son amour-propre et toutes ses passions, et profiter de tous les avis, de tous les secours et de tous les grands hommes qu'il trouve, en un mot, de tout ce qui est capable de contribuer à l'exécution de ses bonnes intentions pour le bonheur de ses sujets.
Les puissances qui peuvent se passer de troupes mixtes ou d'auxiliaires font bien de les exclure de leurs armées; mais comme peu de princes de l'Europe sont dans une pareille situation, je crois qu'ils ne risquent rien avec les auxiliaires, tant que le nombre des nationaux leur est supérieur.
Machiavel n'écrivait que pour de petits princes. Son ouvrage n'est composé que de concetti politiques; il n'y a presque pas un endroit où l'auteur n'ait l'expérience contre lui. Je pourrais alléguer une infinité d'exemples d'armées composées d'auxiliaires, qui ont été heureuses, et de princes qui se sont bien trouvés de leurs services.
Ces guerres de Brabant, du Rhin et d'Italie, où l'Empereur, réuni avec l'Empire, l'Angleterre et la Hollande, gagnait des batailles sur les Français, les chassait d'Allemagne et d'Italie, et les matait en Flandre, ces guerres ne se firent qu'avec des auxiliaires. L'entreprise par laquelle trois rois du Nord dépouillèrent Charles XII d'une partie de ses États d'Allemagne s'exécuta pareillement avec des troupes de différents maîtres réunis par des alliances; et dans la guerre de l'année 1734, que la France commença249-a sous le prétexte de soutenir les droits de ce roi de Pologne toujours élu et toujours détrôné, les Français joints aux Savoyards firent la conquête du Milanais et de la plus grande partie de la Lombardie.
Que reste-t-il à Machiavel après tant d'exemples, et à quoi se réduit l'allégorie, tout ingénieuse qu'elle est, des armes de Saül, que David refusa à cause de leur pesanteur, lorsqu'il devait combattre<250> Goliath?250-a Ce n'est que de la crême fouettée. J'avoue que les auxiliaires incommodent quelquefois les princes; mais je demande si l'on ne s'incommode pas volontiers, lorsqu'on y gagne des villes et des provinces.
A l'occasion de ces auxiliaires, Machiavel jette son venin sur les Suisses qui sont au service de France. Je dois dire un petit mot sur le sujet de ces braves troupes, car il est indubitable que les Français ont gagné plus d'une bataille par leur secours, qu'ils ont rendu des services signalés à cet empire, et que si la France congédiait les Suisses et les Allemands qui servent dans son infanterie, ses armées seraient beaucoup moins redoutables qu'elles ne le sont à présent.
Voilà pour les erreurs de jugement; voyons à présent celles de morale. Les mauvais exemples que Machiavel propose aux princes sont de ces méchancetés qu'on ne saurait lui passer. Il allègue en ce chapitre Hiéron de Syracuse, qui, considérant que ses troupes étaient également dangereuses à garder ou à congédier, les fit toutes tailler en pièces. Des faits pareils révoltent lorsqu'on les trouve dans l'histoire; mais on se sent indigné de les voir rapportés dans un livre qui doit être pour l'instruction des princes.
La cruauté et la barbarie sont souvent fatales aux particuliers, ainsi ils en ont horreur pour la plupart; mais les princes, que la Providence a placés si loin des destinées vulgaires, en ont d'autant moins d'aversion, qu'ils ne les ont pas à craindre. Ce serait donc à tous ceux qui doivent gouverner les hommes que l'on devrait inculquer le plus d'éloignement pour tous les abus qu'ils peuvent faire d'une puissance illimitée.
Ce même Machiavel qui dit dans ce chapitre, « Qu'il n'y a rien de si fragile que le crédit et la réputation de ceux qui en ont, lorsqu'elle n'est pas fondée sur leur propre vertu, » éprouve aujourd'hui que la fragilité de sa réputation s'est évanouie, et que, si son esprit<251> le fit estimer pendant sa vie, sa méchanceté le fait détester après sa mort. Tant il est vrai que l'on ne peut éblouir que pour un temps les yeux du public; ce public, bon appréciateur de réputations, quand même il fait grâce en un temps, il ne le fait pas toujours, et il juge aussi sévèrement les hommes après leur mort, quelque rang qu'ils aient occupé, que, dit-on, étaient jugés les anciens rois d'Égypte après leur mort.
Il n'y a donc qu'un moyen sûr et infaillible de conserver une bonne réputation dans le monde : c'est d'être effectivement tel qu'on veut le paraître aux yeux du public.
<252>CHAPITRE XIV.
Il y a une espèce de pédanterie commune à tous les métiers, qui ne vient que de l'excès et de l'intempérance de ceux qui s'y livrent; elle fait extravaguer, et donne du ridicule à ceux qui en sont affectés.
On regarde avec des yeux d'indulgence ces portefaix de la république des lettres qui s'enterrent dans la docte poussière de l'antiquité pour le progrès des sciences, qui du fond de ces ténèbres répandent, pour ainsi dire, leur lumière sur le genre humain, et qui vivent avec les morts et les auteurs de l'antiquité, qu'ils connaissent beaucoup, pour l'utilité des vivants et des gens de leur siècle, qu'ils connaissent très-peu.
Cette pédanterie, qu'on excuse en quelque manière chez les savants du premier ordre, en ce que leur profession les empêche de se répandre dans le siècle et parmi un monde qui pourrait les civiliser, cette pédanterie est entièrement insupportable chez des hommes de guerre, et cela par la raison des contraires.
Un soldat est pédant lorsqu'il s'attache trop à la minutie, ou lorsqu'il est fanfaron et qu'il donne dans le don-quichottisme. Ces défauts le rendent autant ridicule en sa profession que la poudre du cabinet et les manières du pays latin peuvent le rendre un savant.
L'enthousiasme de Machiavel expose son prince à ce ridicule : il exagère si fort la matière, qu'il veut que son prince ne soit unique<253>ment que soldat; il en fait un Don Quichotte complet, qui n'a l'imagination remplie que de champs de bataille, de retranchements, de la manière d'investir des places, de faire des lignes, des attaques, des postes et des fortifications. Je m'étonne que l'auteur ne se soit point avisé de le nourrir de soupes en avant-faces, de pâtés en bombes et de tartes en ouvrage à corne, et qu'il ne lui ait fait attaquer des moulins à vent, des brebis et des autruches, comme l'aimable extravagant de Michel de Cervantes.
Tels sont les travers dans lesquels on donne lorsqu'on s'éloigne de ce sage milieu qui est à l'égard de la morale ce qu'est le centre de gravité en fait de mécanique.
Un prince ne remplit que la moitié de sa vocation, s'il ne s'applique qu'au métier de la guerre; il est évidemment faux qu'il ne doit être que soldat, et l'on peut se souvenir de ce que j'ai dit sur l'origine des princes, au premier chapitre de cet ouvrage. Ils sont juges d'institution; et s'ils sont généraux, ce n'en est qu'un accessoire. Machiavel est comme les dieux d'Homère, que l'on dépeignait forts, robustes et puissants, mais jamais justes et équitables. Cet auteur ignore jusqu'au catéchisme de la justice; il ne connaît que l'intérêt et la violence.
L'auteur ne présente que de petites idées; son génie rétréci n'embrasse que des sujets propres pour la politique des petits princes. Rien de plus pitoyable que les raisons dont il se sert pour recommander la chasse aux princes : il est dans l'opinion que les princes apprendront par ce moyen à connaître les situations et les passages de leur pays.
Si un roi de France, si un Empereur prétendait acquérir de cette manière la connaissance de ses États, il leur faudrait autant de temps dans le cours de leur chasse qu'en emploie l'univers dans la grande révolution de l'année solaire.
Qu'on me permette d'entrer en un plus grand détail sur cette<254> matière. Ce sera comme une espèce de digression à l'occasion de la chasse; et puisque ce plaisir est la passion presque générale des nobles des grands seigneurs et des rois, il me semble qu'elle mérite quelque discussion.
La plupart des rois et des princes passent du moins les trois quarts254-a de leur vie à courir les bois, à poursuivre les animaux et à les tuer. Si cet ouvrage tombe entre leurs mains, quoique je n'aie pas assez d'amour-propre pour présumer qu'ils veuillent sacrifier à cette lecture un temps qu'ils emploient, d'ailleurs, si utilement pour le bien du genre humain, je les prie de souffrir que l'amour de la vérité qui me conduit fasse l'apologie de mes sentiments, en cas qu'ils se trouvent contraires aux leurs. Je ne compose point un éloge flatteur, ma plume n'est point vénale, mon dessein est, en écrivant cet ouvrage, de me satisfaire en disant avec toute la liberté possible les vérités dont je suis convaincu, ou les choses qui me paraissent raisonnables. S'il se trouve, après tout, un lecteur d'un goût assez dépravé pour ne point aimer la vérité, ou pour ne point vouloir que l'on combatte sa façon de penser, il n'a qu'à jeter mon livre, personne assurément ne l'obligera de le lire.
Je reviens à mon sujet. La chasse est un de ces plaisirs sensuels qui agitent beaucoup le corps, et qui ne disent rien à l'esprit; c'est un exercice et une adresse meurtrière qui se met en usage aux dépens des animaux sauvages; c'est une dissipation continuelle, un plaisir tumultueux qui remplit le vide de l'âme, et qui la rend incapable, en ce temps, de toute autre réflexion; c'est un désir vif et ardent de poursuivre quelque bête fauve, et une satisfaction cruelle et sanguinaire de la tuer : en un mot, c'est un amusement qui rend le corps robuste et dispos, et qui laisse l'esprit en friche et sans culture.
Les chasseurs me reprocheront, sans doute, que je prends les choses sur un ton trop sérieux, que je fais le critique grave et sévère,<255> et que je suis dans le cas des prêtres, qui, ayant le privilége de parler seuls dans les chaires, ont la facilité de prouver tout ce que bon leur semble, sans appréhender d'opposition.
Je ne me prévaudrai point de ces avantages, et j'alléguerai de bonne foi les raisons spécieuses qu'allèguent les amateurs de la chasse. Ils me diront d'abord que la chasse est le plaisir le plus noble et le plus ancien des hommes; que des patriarches et même beaucoup de grands hommes ont été chasseurs; et qu'en chassant, les hommes continuent à exercer ce même pouvoir sur les bêtes, que Dieu daigna donner lui-même à Adam. Je conviens que la chasse peut être aussi ancienne, s'ils veulent, que le monde; cela prouve qu'on a chassé dès longtemps; mais pour cela, ce qui est vieux n'en est pas meilleur. De grands hommes ont aimé la chasse, je l'avoue; ils ont eu leurs défauts comme leurs faiblesses : imitons ce qu'ils ont eu de grand, et ne copions point leurs minuties.
Les patriarches ont chassé, c'est une vérité; j'avoue encore qu'ils ont épousé leurs sœurs, que la polygamie était en usage de leur temps. Mais ces bons patriarches et nos chers ancêtres se ressentaient beaucoup des siècles barbares dans lesquels ils vivaient : ils étaient très-grossiers et très-ignorants; c'étaient des gens oisifs qui, ne sachant point s'occuper, et pour tuer le temps qui leur paraissait toujours trop long, promenaient leurs ennuis à la chasse; ils perdaient dans les bois, à la poursuite des bêtes, les moments qu'ils n'avaient ni la capacité ni l'esprit de passer en compagnie de personnes raisonnables.
Je demande si ce sont des exemples à imiter, si la grossièreté doit instruire la politesse, ou si ce n'est pas plutôt aux siècles éclairés à servir de modèle aux autres.
Qu'Adam ait reçu l'empire sur les bêtes, ou non, c'est ce que je ne recherche pas; mais je sais bien que nous sommes plus cruels et plus rapaces que les bêtes mêmes, et que nous usons très-tyranniquement de ce prétendu empire. Si quelque chose devait nous donner de<256> l'avantage sur les animaux, c'est assurément notre raison; et ceux pour l'ordinaire, qui font profession de la chasse, n'ont leur cervelle meublée que de chevaux, de chiens et de toute sorte d'animaux. Ils sont, pour l'ordinaire, grossiers, et ils contractent la très-dangereuse habitude de se livrer sans réserve à l'enthousiasme de leur passion; et il est à craindre qu'ils deviennent aussi inhumains envers les hommes qu'ils le sont à l'égard des bêtes, ou que du moins la cruelle coutume de faire souffrir avec indifférence ne les rende moins compatissants aux malheurs de leurs semblables. Est-ce là ce plaisir dont on nous vante tant la noblesse? Est-ce là cette occupation si digne d'un être pensant?
On m'objectera peut-être que la chasse est salutaire pour la santé; que l'expérience a fait voir que ceux qui chassent deviennent vieux; que c'est un plaisir innocent et qui convient aux grands seigneurs, puisqu'il étale leur magnificence, puisqu'il dissipe leurs chagrins, et qu'en temps de paix il leur présente les images de la guerre, et qu'un prince apprend, en chassant, les situations du terrain, les passages et, en un mot, tout ce qui regarde un pays.
Si vous me disiez que la chasse est une passion, je vous plaindrais de l'avoir préalablement à une autre, je vous excuserais même en quelque manière, et je me bornerais simplement à vous conseiller de modérer une passion que vous ne sauriez détruire. Si vous me disiez que la chasse est un plaisir, je répondrais que vous feriez bien d'en user sans excès; car à Dieu ne plaise que je condamne aucun plaisir! Je voudrais plutôt ouvrir, au contraire, toutes les portes de l'âme par lesquelles le plaisir peut venir à l'homme. Mais lorsque vous me dites que la chasse est très-utile et très-bonne, pour cent raisons que vous suggère l'illusion de votre amour-propre et le langage trompeur des passions, je vous réponds que je ne me paye point de vos raisons frivoles, que c'est un fard que vous appliquez sur un vilain visage, pour en cacher la difformité, et que, ne pouvant pas prouver, vous voulez<257> du moins éblouir. A quoi peut servir à la société la longue vie d'un homme oisif et fainéant? Souvenons-nous de ces vers :
Et ne mesurons point au nombre des années
La course des héros.257-a
Il ne s'agit point qu'un homme traîne jusqu'à l'âge de Mathusalem le fil indolent et inutile de ses jours; mais plus il aura réfléchi, mais plus il aura fait d'actions belles et utiles, et plus il aura vécu.
D'ailleurs, la chasse est de tous les amusements celui qui convient le moins aux princes. Ils peuvent manifester leur magnificence d'une manière beaucoup plus utile pour leurs sujets; et s'il se trouvait que l'abondance du gibier ruinât les gens de la campagne, le soin de détruire ces animaux pourrait très-bien se commettre aux chasseurs. Les princes ne devraient proprement être occupés que du soin de s'instruire, afin d'acquérir d'autant plus de connaissances, et de pouvoir d'autant plus combiner d'idées. Leur profession est de penser bien et juste; c'est à quoi ils devraient tous exercer leur esprit; mais comme les hommes dépendent beaucoup des habitudes qu'ils contractent, et que leurs occupations influent infiniment sur leur façon de penser, il paraîtrait naturel qu'ils préférassent la compagnie de gens sensés, qui leur donnent de la douceur, à celle des bêtes, qui ne peuvent que les rendre farouches et sauvages. Car quels avantages n'ont point ceux qui ont monté leur esprit sur le ton de la réflexion, sur ceux qui assujettissent leur raison sous l'empire des sens! La modération, cette vertu si nécessaire aux princes, ne se trouve point chez les chasseurs, et cela serait suffisant pour rendre la chasse odieuse.
Je dois ajouter encore, pour répondre à toutes les objections qu'on pourrait me faire, et pour retourner à Machiavel, qu'il n'est point nécessaire d'être chasseur pour être grand capitaine; que Gustave-Adolphe, mylord Marlborough et le prince Eugène, à qui on ne disputera pas la qualité d'hommes illustres et d'habiles officiers, n'ont<258> point été chasseurs tous ensemble, et qu'on peut faire, en se promenant, des réflexions plus judicieuses et plus solides sur les différentes situations, relativement à l'art de la guerre, que lorsque des perdrix des chiens couchants, des cerfs, une meute de toutes sortes d'animaux, etc., et l'ardeur de la chasse vous distraient. Un grand prince258-a qui a fait la seconde campagne en Hongrie avec les Impériaux, a risqué d'être fait prisonnier des Turcs pour s'être égaré à la chasse. On devrait même défendre la chasse dans les armées, car elle a causé beaucoup de désordre dans les marches : que d'officiers, au lieu de s'attacher à leur troupe, ont négligé leur devoir et se sont écartés de côtés et d'autres! Des détachements ont même risqué d'être surpris et taillés en pièces par l'ennemi pour des raisons semblables.
Je conclus donc qu'il est pardonnable aux princes d'aller à la chasse, pourvu que ce ne soit que rarement, et pour les distraire de leurs occupations sérieuses et quelquefois chagrinantes.
La chasse est proprement pour ceux qui en font profession l'instrument de leur intérêt; mais les hommes raisonnables sont dans le monde pour penser et pour agir, et leur vie est trop brève pour qu'ils puissent prodiguer si mal à propos des moments qui leur sont si précieux.
J'ai dit plus haut que le premier devoir d'un prince était l'administration de la justice; j'ajoute ici que le second et celui qui le suit immédiatement est la protection et la défense de ses États.
Les souverains sont obligés d'entretenir l'ordre et la discipline dans les troupes; ils doivent même s'appliquer sérieusement au métier de la guerre, afin qu'ils sachent commander des armées, qu'ils puissent soutenir les fatigues, prendre des camps, faire naître partout l'abondance des vivres, faire de sages et bonnes dispositions, prendre des résolutions promptes et justes, trouver en eux-mêmes des expédients et des ressources dans des cas embarrassants, profiter de la bonne<259> comme de la mauvaise fortune, et ne manquer jamais de conseil ni de prudence.
C'est à la vérité beaucoup exiger de l'humanité; on peut cependant se le promettre plutôt d'un prince qui tourne son attention à fortifier son esprit que de ceux qui ne pensent que matériellement et selon les impulsions plus ou moins grossières des sens. Il en est, en un mot, de l'esprit comme du corps : si vous l'exercez à la danse, il prendra de l'air, il deviendra souple et adroit; si vous le négligez, il se courbe, il perd sa grâce, il deviendra lourd et pesant, et, avec le temps, incapable d'aucun exercice.
<260>CHAPITRE XV.
Les peintres et les historiens ont cela de commun entre eux, que les premiers peignent les traits et les coloris des hommes, et les autres, leurs caractères, leurs actions et l'histoire de l'esprit humain, pour le transmettre à la postérité la plus reculée. Il y a des peintres dont le pinceau, conduit par la main des Grâces, corrige les négligences de la belle nature, supplée aux défauts de l'âge, et radoucit la difformité de ses originaux. Les langues éloquentes des Bossuet et des Fléchier ont plus d'une fois donné de ces coups de grâce; elles ont redressé les défauts de l'humanité, et ceux qui n'étaient que de grands hommes, elles en ont fait autant de héros. Il y a au contraire des peintres qui n'attrapent qu'en laid; leur coloris salit les lis et les roses du plus beau teint; ils donnent je ne sais quoi de disgracieux aux contours et aux traits les plus réguliers, de sorte qu'on méconnaîtrait dans leurs copies la Vénus grecque et le petit Amour, chefs-d'œuvre de Praxitèle. L'esprit de parti fait tomber les écrivains dans le même défaut. Le père Daniel, dans son Histoire de France, défigure entièrement les événements qui regardent les religionnaires, et quelques auteurs protestants, aussi peu modérés et aussi peu sages que ce révérend père, ont eu la lâcheté de préférer les mensonges que leur suggéraient leurs passions au témoignage impartial qu'ils devaient à la vérité, sans considérer que le premier devoir d'un historien est de rapporter fidèle<261>ment les faits sans les travestir et les changer. Des peintres différents encore des deux ordres que je viens de marquer ont mêlé l'histoire à la fiction pour représenter des monstres plus hideux que l'enfer n'en saurait enfanter; leurs pinceaux semblaient presque n'avoir de capacité que pour attraper les figures de diables, leur toile a été empreinte de ce que l'imagination la plus féconde et la plus funeste en même temps a pu créer de sombre et de farouche au sujet des damnés et des monstres d'enfer. Ce que les Callot, ce que les Pierre Testa sont en ce genre de peinture, Machiavel l'est en ce genre d'auteurs. Il représente l'univers comme un enfer, et tous les hommes comme des démons; on dirait que ce politique misanthrope et hypocondre a voulu calomnier tout le genre humain par haine pour l'espèce entière, ou qu'il ait pris à tâche d'anéantir la vertu, peut-être pour rendre tous les habitants de ce continent ses semblables.
Machiavel parlant de la vertu s'expose au ridicule de ceux qui raisonnent sur ce qu'ils n'entendent point, et il donne, de plus, dans l'excès qu'il condamne en d'autres; car, si quelques auteurs ont fait le monde trop bon, il le représente d'une méchanceté outrée; en partant d'un principe posé en son ivresse, il n'en peut découler que de fausses conséquences; il est aussi impossible de raisonner juste sans que le premier principe soit véritable, qu'il est impossible de faire un cercle sans un centre commun.
La morale politique de l'auteur se réduit à n'avoir de vices que ceux qui se trouvent profitables à l'intérêt, en sacrifiant les autres à l'ambition, et à se conformer à la scélératesse du monde pour éviter une perte qui autrement serait infaillible.
L'intérêt est le mot de l'énigme de ce système politique; c'est le tourbillon de Des Cartes, c'est la gravitation de Newton. Selon Machiavel, l'intérêt est l'âme de ce monde, tout doit s'y plier, jusqu'aux passions mêmes. C'est cependant pécher grièvement contre la connaissance du monde que de supposer que les hommes puissent se<262> donner ou abolir leurs passions. Le mécanisme du corps humain démontre que notre gaieté, notre tristesse, notre douceur, notre colère notre amour, notre indifférence, notre sobriété, ou notre intempérance, en un mot, toutes nos passions ne dépendent que de l'arrangement de certains organes de notre corps, de la construction plus ou moins déliée de quelques petites fibres et de quelques membranes de l'épaisseur ou de la fluidité de notre sang, de la facilité ou de l'embarras de sa circulation, de la force de notre cœur, de la nature de notre bile, de la grandeur de notre estomac, etc. Or, je demande si toutes ces parties de notre corps seront assez dociles pour se conformer aux lois de notre intérêt, et s'il n'est pas plus raisonnable de présumer qu'elles n'en feront rien. Machiavel trouverait, d'ailleurs, beaucoup d'hérétiques qui préféreraient le dieu d'Épicure au dieu de César.
L'unique raison légitime qui puisse engager un être raisonnable à lutter contre les passions qui le flattent, c'est le propre bien qu'il en retire et l'avantage de la société. Les passions avilissent notre nature lorsque nous nous y abandonnons, et elles ruinent notre corps, si nous leur lâchons le frein : il faut les modérer sans les détruire, et les tourner toutes au bien de la société, en les faisant simplement changer d'objet; et quand même nous ne remporterions pas sur elles des batailles rangées, le moindre avantage doit nous suffire à l'envisager comme un commencement de l'empire que nous exerçons sur nous-mêmes.
Je dois encore faire remarquer au lecteur une contradiction très-grossière où Machiavel tombe en ce chapitre. Il a dit dans le commencement, « Qu'il y a si loin de ce que l'on fait à ce qu'on devrait faire, que tout homme qui réglera sa conduite sur l'idée du devoir des hommes, et non pas sur ce qu'ils sont en effet, ne manquera pas de périr. » L'auteur avait peut-être oublié la façon dont il s'exprime dans son sixième chapitre; il dit : « Comme il est impossible d'arriver<263> parfaitement jusqu'au modèle qu'on s'est proposé, il faut qu'un homme sage ne s'en propose jamais que de très-grands, afin que, s'il n'a pas la force de les imiter en tout, il puisse au moins en donner la teinture à ses actions. » Machiavel est à plaindre de l'infidélité de sa mémoire, s'il ne l'est plus encore du peu de connexion et de suite qu'ont ses idées et ses raisonnements.
Machiavel pousse encore plus loin ses erreurs et les maximes de son abominable et fausse sagesse. Il avance qu'il n'est pas possible d'être tout à fait bon dans un monde aussi scélérat et corrompu que l'est le genre humain, sans que l'on périsse. On a dit que si les triangles faisaient un Dieu, il aurait trois côtés; ce monde si méchant et si corrompu se ressent de même de la création de Machiavel.
Un honnête homme peut avoir l'esprit transcendant, il peut être circonspect et prudent, sans que cela déroge à sa candeur; sa prévoyance et sa pénétration suffisent pour lui faire connaître les desseins de ses ennemis, et sa sagesse féconde en expédients peut toujours lui faire éviter les piéges que leur malice lui tend.
Mais qu'est-ce que n'être pas tout à fait bon parmi des scélérats? Ce n'est autre chose qu'être scélérat soi-même. Un homme qui commence à n'être plus tout à fait bon finit, pour l'ordinaire, par être très-méchant, et il aura le sort du Danube, qui, en courant le inonde, n'en devient pas meilleur : il commence par être suisse, et il finit par être tartare.
On apprend, je l'avoue, des choses toutes nouvelles et toutes singulières dans Machiavel : j'étais assez stupide et assez grossier pour ignorer, jusqu'à la lecture du Prince politique, qu'il y avait des cas où il était permis à un honnête homme de devenir scélérat; j'avais ignoré dans ma simplicité que c'était aux Catilinas, aux Cartouches, aux Mir-Weis263-a à servir de modèles au monde, et je me persuadais, avec la plu<264>part des personnes, que c'était à la vertu à donner l'exemple et au vice à le recevoir.
Faudra-t-il disputer, faudra-t-il argumenter pour démontrer les avantages de la vertu sur le vice, de la bienfaisance sur l'envie de nuire, et de la générosité sur la trahison? Je pense que tout homme raisonnable connaît assez ses intérêts pour sentir lequel est le plus profitable des deux, et pour abhorrer un homme qui ne met point cette question en doute, qui ne balance point, mais qui décide pour le crime.
<265>CHAPITRE XVI.
Deux sculpteurs fameux, Phidias et Alcamène, firent chacun une statue de Minerve dont les Athéniens voulurent choisir la plus belle pour être placée sur le haut d'une colonne. On les présenta toutes les deux au public : celle d'Alcamène remporta les suffrages; l'autre, disait-on, était trop grossièrement travaillée. Phidias ne se décontenançant pas du jugement du vulgaire, en appela hardiment, et demanda que, comme les statues avaient été faites pour être placées sur une colonne, on les y élevât toutes les deux, pour décider alors de leur beauté. On éleva effectivement les deux statues, et ce fut alors qu'on trouva les règles de la proportion, de la perspective, et l'élégance du dessin bien mieux observées dans celle de Phidias que dans celle de son adversaire.
Phidias devait son succès à l'étude de l'optique et à l'étude des proportions; ce qui doit être placé sur une élévation doit être soumis à des règles différentes que ce qui doit être vu au niveau. Mais cette règle de proportion doit être aussi bien observée dans la politique que dans la sculpture. En politique, les différences des endroits font les différences des maximes; vouloir en appliquer une généralement, ce serait la rendre vicieuse : ce qui serait admirable pour un grand royaume ne conviendrait point à un petit État; ce qui servirait le<266> plus à l'élévation de l'un contribuerait le plus à la chute de l'autre. Si l'on confondait des intérêts si différents, on tomberait dans d'étranges fautes, et l'on ne pourrait manquer de faire de fausses applications de principes qui en eux-mêmes seraient bons et salutaires. Le luxe qui naît de l'abondance, et qui fait circuler les richesses par toutes les veines d'un État, fait fleurir un grand royaume; c'est lui qui entretient l'industrie, c'est lui qui multiplie les besoins des riches et des opulents pour les lier par ces mêmes besoins avec les pauvres et les indigents; le luxe est, relativement à un grand empire, ce qu'est le mouvement de diastole et de systole impugné au cœur, par rapport au corps humain. C'est ce ressort qui envoie le sang par les grandes artères jusqu'aux extrémités de nos membres, et qui le fait circuler par les petites veines, qui le ramènent au cœur pour qu'il le distribue de nouveau dans les différentes parties dont notre corps est composé.
Si quelque politique malhabile s'avisait de bannir le luxe d'un grand État, cet État tomberait en langueur et s'affaiblirait considérablement; l'argent, devenu inutile, resterait dans les coffres des richards, le commerce languirait, les manufactures tomberaient faute de débit, l'industrie périrait, les familles riches le resteraient à perpétuité, et les indigents n'auraient aucune ressource pour se tirer de leur misère.
Le luxe, tout au contraire, ferait périr un petit État; les particuliers se minent par leurs dépenses, et l'argent sortant en plus grande abondance du pays qu'il n'y rentre à proportion, ferait tomber ce corps délicat en consomption, et il ne manquerait pas de mourir étique. C'est donc une règle indispensable à tout politique de ne jamais confondre les petits États avec les grands, et c'est en quoi Machiavel pèche grièvement en ce chapitre.
La première faute que je dois lui reprocher est qu'il prend le mot<267> de libéralité dans un sens trop vague; il y a une différence sensible entre un homme prodigue et un homme libéral : le premier dépense tout son bien avec profusion, avec désordre et mal à propos; c'est un excès condamnable, c'est une espèce de folie, c'est un défaut de jugement, et par conséquent il n'est point du caractère d'un prince sage d'être prodigue. L'homme libéral, au contraire, est généreux, il fait tout par raison, la recette est chez lui le baromètre de la dépense, et quoiqu'il soit bienfaisant avec économie, sa compassion pour les malheureux le pousse à s'incommoder et à se priver du superflu pour leur être secourable. Sa bonté n'a d'autres limites que ses forces. C'est là, je le soutiens, une des premières qualités d'un grand prince et de tous ceux qui sont nés pour secourir et pour soulager les misères des autres.
La seconde faute que je reproche à Machiavel, c'est une erreur de caractère. J'appelle une erreur de caractère l'ignorance qui lui fait attribuer à la libéralité les défauts de l'avarice. « Un prince, dit-il, pour soutenir sa réputation d'homme libéral, surchargera ses sujets, recherchera des moyens de confiscation, et sera obligé d'en venir à des voies indignes pour remplir ses coffres. » C'est là précisément le caractère d'un avare; ce fut Vespasien, et non pas Trajan, qui mit des impôts sur le peuple romain. L'avarice est une faim dévorante qui ne se rassasie jamais; c'est un chancre qui ronge toujours à l'entour de lui, et qui consume tout. Un homme avare désire les richesses; il les envie à ceux qui les possèdent, et, s'il peut, il se les approprie. Les hommes intéressés se laissent tenter par l'appât du gain, et les juges avares sont soupçonnés de corruption. Tel est le caractère de ce vice, qu'il éclipse les plus grandes vertus lorsqu'il se trouve réuni dans le même objet.
L'homme libéral est justement l'opposé de l'avare; la bonté et la compassion servent de base à sa générosité. S'il fait du bien, c'est<268> pour secourir des malheureux et pour contribuer à la félicité des personnes de mérite à qui la fortune n'est pas aussi favorable que la nature. Un prince de ce caractère, bien loin de presser les peuples et de dépenser pour ses plaisirs ce que ses sujets ont amassé par leur industrie, ne pense qu'à augmenter les ressources de leur opulence; des actions injustes et mauvaises ne se font qu'à son insu, et son bon cœur l'excite à procurer à tous les peuples de sa domination tout le bonheur que l'état dans lequel ils sont peut comporter.
Voilà le sens qu'on attache pour l'ordinaire à la libéralité et à l'avarice. De petits princes dont le domaine est resserré, et qui se voient surchargés de famille, font bien de pousser l'économie jusqu'à un point que des personnes peu subtiles ne puissent la distinguer de l'avarice. Des souverains qui, pour avoir quelques États, ne sont pas des plus grands princes, sont obligés d'administrer leurs revenus avec ordre et de mesurer leurs libéralités selon leurs forces; mais plus les princes sont puissants, et plus doivent-ils être libéraux.
Peut-être m'objectera-t-on l'exemple de François Ier, roi de France, dont les dépenses excessives furent en partie la cause de ses malheurs. Il est connu que les plaisirs de François Ier absorbaient les ressources de sa gloire. Mais il y a cependant deux choses à répondre à cette objection : la première est que, du temps de ce roi, la France n'était point comparable, par rapport à sa puissance, à ses revenus et à ses forces, à ce qu'elle est à présent; et la seconde est que ce roi n'était pas libéral, mais prodigue.
Bien loin de vouloir condamner le bon ordre et l'économie d'un souverain, je suis le premier à l'en louer. Un prince, comme tuteur de ses sujets, a l'administration des deniers publics; il en est responsable à ses sujets, et il faut, s'il est sage, qu'il assemble des fonds suffisants pour qu'en temps de guerre il puisse fournir aux dépenses nécessaires sans qu'il soit obligé d'imposer de nouvelles charges. Il faut<269> de la prudence et de la circonspection dans l'administration des biens de l'État; mais c'est toujours pour le bien de l'État qu'un prince est libéral et généreux; c'est par là qu'il encourage l'industrie, qu'il donne de la consistance à la gloire, et qu'il anime la vertu même.
Il ne me reste plus qu'à relever une erreur de morale dans laquelle Machiavel est tombé. « La libéralité, dit-il, rend pauvre et par conséquent méprisable. » Quel pitoyable raisonnement, quelles fausses idées de ce qui est digne de louange ou de blâme! Quoi! Machiavel, les trésors d'un riche serviront d'équilibre à l'estime publique! Un métal méprisable en soi-même, et qui n'a qu'un prix arbitraire, rendra celui qui le possède digne d'éloge! Ce n'est donc point l'homme, mais c'est le monceau d'or qu'on tient en honneur! Conçoit-on qu'une pareille idée puisse entrer dans le cerveau d'une tête pensante? On acquiert des richesses par industrie, par succession, ou, ce qui est pis encore, par violence. Tous ces biens acquis sont hors de l'homme, il les possède, et il peut les perdre. Comment peut-on donc confondre des objets si différents en eux-mêmes que la vertu et une vile monnaie? Le duc de Newcastle, Samuel Bernard, ou pels,269-a sont connus par leurs richesses; mais il y a une différence entre être connu ou être estimé. L'orgueilleux Crésus et ses trésors, l'avare Crassus et ses richesses ont frappé la vue du peuple par leur opulence comme des phénomènes singuliers, sans rien dire au cœur et sans être estimés. Le juste Aristide et le sage Philopœmen, le maréchal de Turenne et M. de Catinat, dignes des mœurs qu'on suppose aux premiers siècles, furent l'admiration de leurs contemporains et l'exemple des honnêtes gens de tous les âges, malgré leur frugalité et leur désintéressement.
Ce n'est donc point la puissance, la force ou la richesse qui gagnent les cœurs des hommes, mais ce sont les qualités personnelles, la bonté et la vertu qui ont ce privilége. Ainsi la pauvreté ni<270> l'indigence ne sauraient avilir la vertu, aussi peu que des avantages extérieurs sauraient ennoblir ou réhabiliter le vice.
Le vulgaire et les indigents ont un certain respect pour la richesse qui leur vient proprement faute de la connaître, et par ignorance; les personnes riches, au contraire, et ceux qui pensent juste, ont un mépris souverain pour tout ce qui vient de la faveur de la fortune ou du hasard, et, pour posséder les biens de ce monde, ils en connaissent mieux la vanité et le néant.
Il ne s'agit point d'éblouir le public pour surprendre, pour ainsi dire, son estime; mais il s'agit de la mériter.
<271>CHAPITRE XVII.
Le dépôt le plus précieux qui soit confié entre les mains des princes, c'est la vie de leurs sujets. Leur charge leur donne le pouvoir de condamner à mort ou de pardonner aux coupables; ils sont les arbitres suprêmes de la justice. Un mot de leur bouche fait marcher devant eux ces organes sinistres de la mort et de la destruction, un mot de leur bouche fait voler au secours les agents de leurs grâces, ces ministres qui annoncent de bonnes nouvelles. Mais qu'un pouvoir aussi absolu demande de circonspection, de prudence et de sagesse pour n'en point abuser!
Les tyrans ne comptent pour rien la vie des hommes. L'élévation dans laquelle les a placés la fortune les empêche de compatir à des malheurs qu'ils ne connaissent point; ils sont comme ceux qui ont la vue basse, et qui ne voient qu'à deux pas d'eux; ils ne voient qu'eux-mêmes, et n'aperçoivent point le reste des humains; peut-être, si leurs sens étaient frappés par l'horreur des supplices infligés par leur ordre, par les cruautés qu'ils font commettre loin de leurs yeux, par tout ce qui devance et qui accompagne la mort d'un malheureux, que leurs cœurs ne seraient pas assez endurcis pour renier constamment l'humanité, et qu'ils ne seraient pas d'un sang-froid assez dénaturé pour ne point être attendris.
Les bons princes regardent ce pouvoir non limité sur la vie de leurs sujets comme le poids le plus pesant de leur couronne. Ils savent<272> qu'ils sont hommes comme ceux sur lesquels ils doivent juger; ils savent que des torts, des injustices, des injures peuvent se réparer dans le monde, mais qu'un arrêt de mort précipité est un mal irréparable; ils ne se portent à la sévérité que pour éviter une rigueur plus fâcheuse qu'ils prévoient s'ils se conduisaient autrement; et ils ne prennent de ces résolutions funestes que dans des cas désespérés et pareils à ceux où un homme se sentant un membre gangrené, malgré la tendresse qu'il a pour lui-même, se résoudrait à le laisser retrancher, pour garantir et pour sauver du moins par cette opération douloureuse le reste de son corps. Ce n'est donc pas sans la plus grande nécessité qu'un prince doit attenter à la vie de ses sujets; c'est donc sur quoi il doit être le plus circonspect et le plus scrupuleux.
Machiavel traite des choses aussi graves, aussi sérieuses, aussi importantes, en bagatelles. Chez lui, la vie des hommes n'est comptée pour rien, et l'intérêt, ce seul dieu qu'il adore, est compté pour tout; il préfère la cruauté à la clémence, et il conseille à ceux qui sont nouvellement élevés à la souveraineté de mépriser plus que les autres la réputation d'être cruels.
Ce sont des bourreaux qui placent les héros de Machiavel sur le trône, et c'est la force et la violence qui les y maintiennent. César Borgia est le refuge de ce politique lorsqu'il cherche des exemples de cruauté, comme Télémaque l'est de M. de Fénelon lorsqu'il enseigne le chemin de la vertu.
Machiavel cite encore quelques vers que Virgile met dans la bouche de Didon; mais cette citation est entièrement déplacée, car Virgile fait parler Didon comme M. de Voltaire fera parler Jocaste en son Œdipe. Le poëte fait tenir à ces personnages un langage qui convient à leur caractère. Ce n'est donc point l'autorité de Didon, ce n'est donc point l'autorité de Jocaste qu'on doit emprunter dans un traité de politique; il faut l'exemple des grands hommes et d'hommes vertueux.
<273>Pour répondre en un mot à l'auteur, il me suffira d'une réflexion : c'est que les crimes ont une enchaînure si funeste, qu'ils se suivent nécessairement dès qu'une fois les premiers sont commis. Ainsi l'usurpation attire après soi le bannissement, la proscription, la confiscation et le meurtre. Je demande s'il n'y a pas une dureté affreuse, s'il n'y a pas une ambition exécrable d'aspirer à la souveraineté, lorsqu'on prévoit les crimes qu'il faut commettre pour s'y maintenir. Je demande s'il y a un intérêt personnel dans le monde qui doive faire résoudre un homme à faire périr des innocents qui s'opposent à son usurpation, et quel appât peut avoir une couronne souillée de sang. Ces réflexions feraient peut-être peu d'impression sur Machiavel, mais je me persuade que tout l'univers n'est pas aussi corrompu que lui.
Le politique recommande surtout la rigueur envers les troupes; il oppose l'indulgence de Scipion à la sévérité d'Annibal, il préfère le Carthaginois au Romain, et conclut tout de suite que la cruauté est le mobile de l'ordre, de la discipline, et par conséquent des triomphes d'une armée. Machiavel n'en agit pas de bonne foi en cette occasion, car il choisit Scipion, le plus mou, le plus flasque de tous les généraux quant à la discipline, pour l'opposer à Annibal; pour favoriser la cruauté, l'éloquence du politique la met en contraste avec la faiblesse de ce Scipion, dont il avoue lui-même que Caton l'appelait le corrupteur de la milice romaine; et il prétend fonder un jugement solide sur la différence des succès des deux généraux, pour ensuite décrier la clémence, qu'il confond à son ordinaire avec les vices où l'excès de la bonté fait tomber.
J'avoue que l'ordre d'une armée ne peut subsister sans sévérité; car, comment contenir dans leur devoir des libertins, des débauchés, des scélérats, des poltrons, des téméraires, des animaux grossiers et mécaniques, si la peur des châtiments ne les arrête en partie?
Tout ce que je demande sur ce sujet à Machiavel, c'est de la modération. Qu'il sache donc que, si la clémence d'un honnête homme<274> le porte à la bonté, la sagesse ne le porte pas moins à la rigueur. Mais il en est de sa rigueur comme de celle d'un habile pilote : on ne lui voit couper le mât ni les cordages de son vaisseau que lorsqu'il y est forcé par le danger éminent où l'expose l'orage et la tempête.
Mais Machiavel ne s'est pas épuisé encore; j'en suis à présent à son argument le plus captieux, le plus subtil et le plus éblouissant. Il dit qu'un prince trouve mieux son compte en se faisant craindre qu'en se faisant aimer, puisque la plupart du monde est porté à l'ingratitude, au changement, à la dissimulation, à la lâcheté, à l'avarice; que l'amour est un lien d'obligation que la malice et la bassesse du genre humain ont rendu très-fragile, au lieu que la crainte du châtiment assure bien plus fort du devoir des gens; que les hommes sont maîtres de leur bienveillance, mais qu'ils ne le sont pas de leur crainte; ainsi, qu'un prince prudent dépendra plutôt de lui que des autres.
Je réponds à tout ceci que je ne nie point qu'il n'y ait des hommes ingrats et dissimulés dans le monde; je ne nie point que la crainte ne soit, dans quelques moments, très-puissante : mais j'avance que tout roi dont la politique n'aura pour but que de se faire craindre régnera sur des esclaves; qu'il ne pourra point s'attendre à de grandes actions de ses sujets, car tout ce qui s'est fait par crainte et par timidité en a toujours porté le caractère; qu'un prince qui aura le don de se faire aimer régnera sur les cœurs, puisque ses sujets trouvent leur convenance à l'avoir pour maître, et qu'il y a un grand nombre d'exemples, dans l'histoire, de grandes et de belles actions qui se sont faites par amour et par fidélité. Je dis encore que la mode des séditions et des révolutions paraît être entièrement finie de nos jours; on ne voit aucun royaume, excepté l'Angleterre, où le Roi ait le moindre sujet d'appréhender de ses peuples; et qu'encore, en Angleterre, le Roi n'a rien à craindre, si ce n'est lui qui soulève la tempête.
Je conclus donc qu'un prince cruel s'expose plutôt à être trahi<275> qu'un prince débonnaire, puisque la cruauté est insupportable, et qu'on est bientôt las de craindre, et que la bonté est toujours aimable, et qu'on ne se lasse point de l'aimer.
Il serait donc à souhaiter, pour le bonheur du monde, que les princes fussent bons sans être trop indulgents, afin que la bonté fût en eux toujours une vertu, et jamais une faiblesse.
<276>CHAPITRE XVIII.
Il est de la nature des choses que ce qui est foncièrement mauvais le restera toujours. Les Cicéron et les Démosthène épuiseraient en vain leur art pour en imposer sur ce sujet au monde : on louerait leur éloquence, et l'on blâmerait l'abus pitoyable qu'ils en font. Le but d'un orateur doit être de soutenir l'innocent contre l'oppresseur ou contre celui qui le calomnie, d'exposer les motifs qui doivent faire prendre aux hommes un parti ou une résolution préférablement à une autre, de montrer la grandeur et la beauté de la vertu avec ce que le vice a d'abject et de difforme; mais on doit abhorrer l'éloquence lorsqu'on s'en sert à un usage tout opposé.
Machiavel, le plus méchant, le plus scélérat des hommes, emploie en ce chapitre tous les arguments que lui suggère sa fureur, pour accréditer le crime; mais il bronche et il tombe si souvent dans cette infâme carrière, que je n'aurai d'autre occupation que de marquer ses chutes. Le désordre, les faux raisonnements qui se rencontrent en ce chapitre, sont sans nombre; c'est peut-être celui de tout l'ouvrage où il règne en même temps plus de malice et plus de faiblesse. La logique en est aussi mauvaise que la morale en est dépravée. Ce sophiste des crimes ose assurer que les princes peuvent abuser le monde par leur dissimulation : c'est par où je dois commencer à le confondre.
<277>On sait jusqu'à quel point le public est curieux; c'est un animal qui voit tout, qui entend tout, et qui divulgue tout ce qu'il a vu et ce qu'il a entendu. Si la curiosité de ce public examine la conduite des particuliers, c'est pour divertir son oisiveté; mais lorsqu'il juge du caractère des princes, c'est pour son propre intérêt. Aussi les princes sont-ils exposés plus que tous les autres hommes aux raisonnements et aux jugements du monde; ils sont comme les astres, contre lesquels un peuple d'astronomes a braqué ses secteurs à lunettes et ses astrolabes; les courtisans qui les observent de près font chaque jour leurs remarques; un geste, un coup d'œil, un regard les trahit,277-a et les peuples se rapprochent d'eux par des conjectures; en un mot, aussi peu que le soleil peut couvrir ses taches, la lune ses phases, Saturne ses anneaux, aussi peu les grands princes peuvent-ils cacher leurs vices et le fond de leur caractère aux yeux de tant d'observateurs.
Quand même le masque de la dissimulation couvrirait pour un temps la difformité naturelle d'un prince, il ne se pourrait pourtant point qu'il gardât ce masque continuellement, et qu'il ne le levât quelquefois, ne fût-ce que pour respirer; et une occasion seule peut suffire pour contenter les curieux.
L'artifice donc, et la dissimulation, habiteront en vain sur les lèvres de ce prince; la ruse de ses discours et de ses actions lui sera inutile. On ne juge pas les hommes sur leurs paroles, ce serait le moyen de se tromper toujours; mais on compare leurs actions ensemble, et puis leurs actions et leurs discours; et c'est contre quoi la fausseté et la dissimulation ne pourront rien jamais.
On n'est bien que soi-même; et il faut avoir effectivement le caractère que l'on veut que le monde vous suppose; sans quoi celui qui pense abuser le public en est lui-même la dupe.
Sixte-Quint, Philippe II, Cromwell, passèrent dans le monde pour des hommes fins, rusés, hypocrites et entreprenants, mais jamais<278> pour vertueux. Ainsi il n'est pas possible de se travestir; ainsi un prince, quelque habile qu'il soit, ne peut, quand même il suivrait toutes les maximes de Machiavel, donner le caractère de la vertu qu'il n'a pas aux crimes qui lui sont propres.
Machiavel, ce corrupteur de la vertu, ne raisonne pas mieux sur les raisons qui doivent porter les princes à la fourbe et à l'hypocrisie; l'application ingénieuse et fausse de la fable du centaure ne conclut rien; car, que ce centaure ait eu moitié la figure humaine et moitié celle d'un cheval, s'ensuit-il que les princes doivent être rusés et féroces? Il faut avoir bien envie de dogmatiser le crime, lorsqu'on emploie des arguments aussi faibles, et qu'on les cherche de si loin.
Mais voici un raisonnement plus pitoyable que tout ce que nous avons vu. Le politique dit qu'un prince doit avoir les qualités du lion et du renard; du lion pour se défaire des loups, du renard pour être rusé; et il conclut : « Ce qui fait voir qu'un prince n'est pas obligé de garder sa parole. » Voilà une conclusion sans prémisses; un écolier en seconde serait châtié à la rigueur par son régent, s'il argumentait ainsi, et le docteur du crime n'a-t-il pas honte de bégayer ainsi ses leçons d'impiété?
Si l'on voulait prêter la probité et le bon sens aux pensées embrouillées de Machiavel, voici à peu près comme on pourrait les tourner. Le monde est comme une partie de jeu où il se trouve des joueurs honnêtes, mais aussi des fourbes qui trichent; pour qu'un prince, donc, qui doit jouer à cette partie, n'y soit pas trompé, il faut qu'il sache de quelle manière l'on triche au jeu, non pas pour qu'il pratique jamais de pareilles leçons, mais pour qu'il ne soit pas la dupe des autres.
Retournons aux chutes de notre politique. « Parce que tous les hommes, dit-il, sont des scélérats, et qu'ils vous manquent atout moment de parole, vous n'êtes point obligé non plus de leur garder la vôtre. » Voici premièrement une contradiction en termes; car<279> l'auteur dit, un moment après, que les hommes dissimulés trouveront toujours des hommes assez simples pour les abuser. Comment cela s'accorde-t-il? Tous les hommes sont des scélérats, et vous trouverez des hommes assez simples pour les abuser! Voilà pour la contradiction. Et quant au raisonnement, il ne vaut pas mieux, car il est très-faux que le monde ne soit composé que de scélérats. Il faut être bien misanthrope pour ne point voir que dans toute société il y a beaucoup d'honnêtes gens, que le grand nombre des personnes n'est ni bon ni mauvais, et qu'il y a quelques coquins que la justice poursuit, et qu'elle châtie sévèrement, si elle les attrape. Mais si Machiavel n'avait pas supposé le monde scélérat, sur quoi aurait-il fondé son abominable maxime? On voit que l'engagement dans lequel il était de dogmatiser la fourberie l'obligeait en honneur d'agir ainsi; et il a cru qu'il était permis d'abuser les hommes lorsqu'on leur enseigne à tromper. Quand même nous supposerions les hommes aussi méchants que le veut Machiavel, il ne s'ensuivrait pourtant point que nous devons les imiter. Que Cartouche vole, pille et assassine, j'en conclus que Cartouche est un malheureux coquin, et non pas que je dois régler ma conduite sur la sienne. S'il n'y avait plus d'honneur et de vertu dans le monde, dit un historien,279-a ce serait chez les princes qu'on en devrait retrouver les traces. En un mot, aucune considération ne saurait être assez puissante pour engager un honnête homme à s'écarter de son devoir.
Après que l'auteur a prouvé la nécessité du crime, il veut encourager ses disciples par la facilité de le commettre. « Ceux qui entendent bien l'art de dissimuler, dit-il, trouveront toujours des hommes assez simples pour être dupés : » ce qui se réduit à ceci : votre voisin est un sot, et vous avez de l'esprit; donc il faut que vous le dupiez, parce qu'il est un sot. Ce sont des syllogismes pour lesquels des écoliers de Machiavel ont été pendus et roués en Grève.
<280>Le politique, non content d'avoir démontré, selon sa façon de raisonner, la facilité du crime, relève ensuite le bonheur de la perfidie; mais ce qu'il y a de fâcheux, c'est que ce César Borgia, le plus grand scélérat, le plus grand traître, le plus perfide des hommes que ce César Borgia, le héros de Machiavel, a été effectivement très-malheureux. Machiavel se garde bien de parler de lui à cette occasion. Il lui fallait des exemples; mais d'où les aurait-il pris, que du registre des procès criminels, ou de l'histoire des papes? C'est pour ces derniers qu'il se détermine, et il assure qu'Alexandre VI, l'homme le plus faux, le plus impie de son temps, réussit toujours dans ses fourberies, puisqu'il connaissait parfaitement la faiblesse des hommes sur la crédulité.
J'ose assurer que ce n'était pas tant la crédulité des hommes que de certains événements et de certaines circonstances qui firent réussir les desseins de ce pape; il y avait le contraste de l'ambition française et espagnole, la désunion et la haine des familles d'Italie, les passions et la faiblesse de Louis XII, et les sommes d'argent qu'extorquait Sa Sainteté et qui la rendirent très-puissante, qui n'y contribuèrent pas moins.
La fourberie est même un défaut en style de politique, lorsqu'on la pousse trop loin. Je cite l'autorité d'un grand politique; c'est le cardinal Mazarin, qui disait de don Louis de Haro280-a qu'il avait un grand défaut en politique, c'est qu'il était toujours fourbe. Ce même Mazarin voulant employer M. de Fabert280-b à une négociation scabreuse, le maréchal de Fabert280-b lui dit : « Souffrez, monseigneur, que<281> je refuse de tromper le duc de Savoie, d'autant plus qu'il n'y va que d'une bagatelle; on sait dans le monde que je suis honnête homme; réservez donc ma probité pour une occasion où il s'agira du salut de la France. »
Je ne parle point, en ce moment, de l'honnêteté ni de la vertu; mais, ne considérant simplement que l'intérêt des princes, je dis que c'est une très-mauvaise politique de leur part d'être fourbes et de duper le monde : ils ne dupent qu'une fois, ce qui leur fait perdre la confiance de tous les princes.
Une certaine puissance,281-a dans un manifeste, déclara positivement les raisons de sa conduite, et elle agit ensuite d'une manière qui était tout opposée à ce manifeste. J'avoue que des traits aussi frappants que ceux-là aliènent entièrement la confiance; car, plus la contradiction se suit de près, et plus elle est grossière. L'Église romaine, pour éviter une contradiction pareille, a très-sagement fixé à ceux qu'elle place au nombre des saints le noviciat de cent années après leur mort; moyennant quoi la mémoire de leurs défauts et de leurs extravagances périt avec eux; les témoins de leur vie, et ceux qui pourraient déposer contre eux, ne subsistent plus, et rien ne s'oppose à l'idée de sainteté qu'on en veut donner au public.
Mais qu'on me pardonne cette digression. J'avoue, d'ailleurs, qu'il y a des nécessités fâcheuses où un prince ne saurait s'empêcher de rompre ses traités et ses alliances; il doit cependant le faire de bonne manière, en avertissant ses alliés à temps, et non sans que le salut de ses peuples et une très-grande nécessité l'y obligent.
Ces contradictions si voisines que je viens de reprocher il y a un moment à une certaine puissance se trouvent en très-grand nombre chez Machiavel; il dit, dans un même paragraphe, premièrement : « Il est nécessaire de paraître pitoyable, fidèle, doux, religieux et droit, et il faut l'être en effet; » et ensuite : « Il est impossible à un prince<282> d'observer tout ce qui fait passer les hommes pour gens de bien; ainsi il doit prendre le parti de s'accommoder au vent et au caprice de la fortune, et, s'il le peut, ne s'éloigner jamais du bien; mais si la nécessité l'y oblige, il peut paraître quelquefois s'en écarter. » Ces pensées visent, il faut l'avouer, furieusement au galimatias; un homme qui raisonne de cette manière ne se comprend pas lui-même, et ne mérite pas qu'on se donne la peine de deviner son énigme ou de débrouiller son chaos.
Je finirai ce chapitre par une seule réflexion. Qu'on remarque la fécondité dont les vices se propagent entre les mains de Machiavel. Il ne lui suffit pas qu'un prince ait le malheur d'être incrédule, il veut encore couronner son incrédulité de l'hypocrisie; il pense que les peuples seront plus touchés de la préférence qu'un prince donne à Polignac282-a sur Lucrèce que des mauvais traitements qu'ils souffriront de lui. Il y a des personnes qui sont de son sentiment; pour moi, il me semble qu'on doit avoir quelque indulgence pour des erreurs de spéculation, lorsqu'elles n'entraînent point la corruption du cœur à leur suite, et que le peuple aimera plus un prince incrédule, mais honnête homme et qui fait leur bonheur, qu'un orthodoxe scélérat et malfaisant. Ce ne sont pas les pensées des princes, mais ce sont leurs actions qui rendent les hommes heureux.
<283>CHAPITRE XIX.
L'esprit de système a été de tout temps un écueil fatal pour la raison humaine; il a donné le change à ceux qui ont cru saisir la vérité, et qui se sont infatués de quelque idée ingénieuse dont ils ont fait la base de leurs opinions; il les a préoccupés de préjugés qui seront toujours mortels à la recherche de la vérité, quels qu'ils soient, de sorte que les artisans de systèmes ont composé plutôt des romans qu'ils n'ont fait des démonstrations.
Les cieux planétaires des anciens, les tourbillons de Des Cartes et l'harmonie préétablie de Leibniz sont de ces erreurs d'esprit causées par l'esprit systématique. Ces philosophes ont prétendu faire la carte d'un pays qu'ils ne connaissaient point, et qu'ils ne s'étaient pas seulement donné la peine de reconnaître; ils ont su le nom de quelques villes et de quelques rivières, et ils les ont situées selon qu'il a plu à leur imagination. Il est arrivé ensuite, chose assez humiliante pour ces pauvres géographes, que des curieux ont voyagé dans ces pays si bien décrits; ces voyageurs ont eu deux guides, dont l'un s'appelle l'analogie, et l'autre, l'expérience, et ils ont trouvé, à leur grand étonnement, que ces villes, ces fleuves, ces situations et les distances des lieux étaient en tout différents de ce que les autres avaient débité.
La rage des systèmes n'a pas été la folie privilégiée des philosophes, elle l'est aussi devenue des politiques. Machiavel en est infecté plus<284> que personne : il veut prouver qu'un prince doit être méchant et fourbe; ce sont là les paroles sacramentales de son pitoyable système. Machiavel a toute la méchanceté des monstres que terrassa Hercule, mais il n'en a pas la force; aussi ne faut-il pas avoir la massue d'Hercule pour l'abattre; car, qu'y a-t-il de plus simple, de plus naturel, et de plus convenable aux princes que la justice et la bonté? Je ne pense pas qu'il soit nécessaire de s'épuiser en arguments pour le prouver; tout le monde en est convaincu. Le politique doit donc perdre nécessairement en soutenant le contraire. Car, s'il soutient qu'un prince affermi sur le trône doit être cruel, fourbe, traître, etc., il le fera méchant à pure perte; et s'il veut revêtir de tous ces vices un prince qui s'élève sur le trône, pour affermir son usurpation, l'auteur donne des conseils qui soulèveront tous les souverains et toutes les républiques contre lui. Car, comment un particulier peut-il s'élever à la souveraineté, si ce n'est en dépossédant un prince souverain de ses États, ou en usurpant l'autorité dans une république? Ce n'est donc point assurément comme l'entendent les princes de l'Europe; et si Machiavel avait composé un recueil de fourberies à l'usage des voleurs de grand chemin, il n'aurait pas fait un ouvrage plus blâmable que celui-ci.
Je dois cependant rendre compte des faux raisonnements et des contradictions qui se trouvent dans ce chapitre. Machiavel prétend que ce qui rend un prince odieux, c'est lorsqu'il s'empare injustement du bien de ses sujets, et qu'il attente à la pudicité de leurs femmes. Il est sûr qu'un prince intéressé, injuste, violent et cruel ne pourra point manquer d'être haï et de se rendre odieux à ses peuples; mais il n'en est pas de même de la galanterie. Jules César, qu'on appelait à Rome le mari de toutes les femmes et la femme de tous les maris, Louis XIV, qui aimait beaucoup les femmes, Auguste Ier, roi de Pologne, qui les avait en commun avec ses sujets, ces princes ne furent point haïs à cause de leurs amours; et si César fut assassiné, si la<285> liberté romaine enfonça le poignard dans son flanc, ce fut parce que César était un usurpateur, et non pas à cause que César était galant.
On m'objectera peut-être l'expulsion des rois de Rome au sujet de l'attentat commis contre la pudicité de Lucrèce, pour soutenir le sentiment de Machiavel; mais je réponds que, non pas l'amour du jeune Tarquin pour Lucrèce, mais la manière violente de faire cet amour donna lieu au soulèvement de Rome; et que, comme cette violence réveillait dans la mémoire du peuple l'idée d'autres violences commises par les Tarquins, ils songèrent sérieusement à s'en venger.
Je ne dis point ceci pour excuser la galanterie des princes, elle peut être moralement mauvaise; je ne me suis ici attaché à autre chose qu'à montrer qu'elle ne rendait point odieux les souverains. On regarde l'amour, dans les bons princes, comme une faiblesse et de même que les gens d'esprit regardent le commentaire sur l'Apocalypse parmi les autres ouvrages de Newton.
Mais ce qui me paraît digne de quelque réflexion, c'est que ce docteur qui prêche aux princes l'abstinence des femmes était florentin; outre les autres bonnes qualités que possédait Machiavel, aurait-il eu encore celle d'être jésuite?
Venons-en à présent aux conseils qu'il donne aux princes pour qu'ils ne se rendent pas méprisables. Il veut qu'ils ne soient ni capricieux, ni changeants, ni lâches, ni efféminés, ni indéterminés; en quoi il a assurément raison; mais il continue de leur conseiller de faire paraître beaucoup de grandeur, de gravité, de courage et de fermeté. Le courage est bon; mais pourquoi les princes doivent-ils se contenter de faire paraître ces vertus? pourquoi ne les doivent-ils pas plutôt posséder en effet? Si les princes ne possèdent pas ces qualités effectivement, ils les feront toujours très-mal paraître, et l'on sentira que l'acteur et le héros qu'il représente sont deux personnages.
Machiavel veut encore qu'un prince ne se doit point laisser gouverner, afin que l'on ne puisse pas présumer que quelqu'un ait assez<286> d'ascendant sur son esprit pour le faire changer d'opinion. Il a raison en effet; mais je soutiens qu'il n'y a personne dans le monde qui ne se laisse gouverner, les uns plus, les autres moins. On dit qu'une fois la ville d'Amsterdam fut gouvernée par un chat. Par un chat? dira-t-on; comment une ville peut-elle être gouvernée par un chat? Suivez cette gradation de faveurs, et vous en jugerez. Le premier bourgmestre de la ville avait la première voix dans le conseil, et y était fort estimé. Ce premier bourgmestre avait une femme dont il suivait aveuglément les conseils; une servante avait un ascendant absolu sur l'esprit de cette femme, et un chat sur l'esprit de la servante : c'était donc le chat qui gouvernait la ville.
Il y a cependant des occasions où il est même glorieux à un prince de changer de conduite, et il le doit même toutes les fois qu'il s'aperçoit de ses fautes. Si les princes étaient infaillibles comme le pape croit l'être, ils feraient bien d'avoir une fermeté stoïque sur leurs sentiments; mais comme ils ont toutes les faiblesses de l'humanité, ils doivent penser sans cesse à se corriger et à perfectionner leur conduite. Qu'on se ressouvienne que la fermeté outrée et l'opiniâtreté de Charles XII pensèrent le perdre à Bender, et que ce fut cette fermeté inébranlable qui ruina plus ses affaires que la perte de quelques batailles.
Voici d'autres erreurs de Machiavel. Il dit, « Qu'un prince ne manquera jamais de bonnes alliances, tant qu'on pourra faire fond sur ses armées; » et cela est faux, à moins que vous n'y ajoutiez : sur ses armées et sur sa parole; car l'armée dépend du prince, et c'est de son honnêteté ou de sa malhonnêteté que dépendent l'accomplissement des alliances et les mouvements de cette armée.
Mais voici une contradiction en forme. Le politique veut, « Qu'un prince se fasse aimer de ses sujets, pour éviter les conspirations; » et dans le chapitre dix-sept il dit, « Qu'un prince doit se faire craindre, puisqu'il peut compter sur une chose qui dépend de lui, et qu'il n'en<287> est pas de même de l'amour des peuples. » Lequel des deux est le véritable sentiment de l'auteur? Il parle le langage des oracles, on peut l'interpréter comme on le veut; mais ce langage des oracles, soit dit en passant, est celui des fourbes.
Je dois dire, en général, à cette occasion, que les conjurations et les assassinats ne se commettent plus guère dans le monde; les princes sont en sûreté de ce côté-là, ces crimes sont usés, ils sont sortis de mode, et les raisons qu'en allègue Machiavel sont très-bonnes; il n'y a tout au plus que le fanatisme de quelques religieux qui puisse leur faire commettre un crime aussi épouvantable, par dévotion ou par sainteté. Parmi les bonnes choses que Machiavel dit à l'occasion des conjurations, il y en a une très-bonne, mais qui devient mauvaise dans sa bouche; la voici, « Un conjurateur, dit-il, est troublé par l'appréhension des châtiments qui le menacent, et les rois sont soutenus par la majesté de l'empire et par l'autorité des lois. » Il me semble que l'auteur politique n'a pas bonne grâce à parler des lois, lui qui n'insinue que l'intérêt, la cruauté, le despotisme et l'usurpation. Machiavel fait comme les protestants : ils se servent des arguments des incrédules pour combattre la transsubstantiation des catholiques, et ils se servent des mêmes arguments dont les catholiques soutenaient la transsubstantiation, pour combattre les incrédules. Quelle souplesse d'esprit!
Machiavel conseille donc aux princes de se faire aimer, et de ménager, pour cette raison, et de gagner également la bienveillance des grands et des peuples; il a raison de leur conseiller de se décharger sur d'autres de ce qui pourrait leur attirer la haine d'un de ces deux états, et d'établir, pour cet effet, des magistrats juges entre les peuples et les grands. Il allègue le gouvernement de France pour modèle, et cet ami outré du despotisme et de l'usurpation d'autorité approuve la puissance que le parlement de France avait autrefois. Il me semble, à moi, que, s'il y a un gouvernement dont on pourrait de nos jours<288> proposer pour modèle la sagesse, c'est celui d'Angleterre : là, le parlement est l'arbitre du peuple et du Roi, et le Roi a tout le pouvoir de faire du bien, mais il n'en a point pour faire le mal.
Machiavel répond ensuite aux objections qu'il croit qu'on pourrait lui faire sur ce qu'il a avancé du caractère des princes, et il entre dans une grande discussion sur la vie des empereurs romains, depuis Marc-Aurèle jusqu'aux deux Gordiens. Suivons-le pour examiner son raisonnement. Le politique attribue la cause de ces changements fréquents à la vénalité de l'empire. Il est sûr que depuis que la charge d'empereur fut vendue par les gardes prétoriennes, les empereurs n'étaient plus sûrs de leur vie. Les gens de guerre disposaient de cette charge, et celui qui en était revêtu périssait, s'il n'était le protecteur de leurs vexations et le ministre de leurs violences; de sorte que les bons empereurs étaient massacrés par les soldats, et les méchants par conspiration et par ordre du sénat. Ajoutons à cela que la facilité qu'il y avait alors à s'élever à l'empire contribua beaucoup à ces fréquents changements, et que c'était alors la mode à Rome de tuer les empereurs, comme ce l'est encore de nos jours en quelques pays de l'Amérique que les fils étouffent leurs pères lorsqu'ils sont surchargés d'années. Tel est le pouvoir de la coutume sur les hommes, qu'elle fait passer au-dessus des sentiments de la nature même, lorsqu'il s'agit de lui obéir. Voici une réflexion sur la vie de Pertinax, qui répond mal aux préceptes que l'auteur donne au commencement de ce chapitre. Il dit, « Qu'un souverain qui veut absolument conserver sa couronne est quelquefois obligé de s'éloigner des termes de la justice et de la bonté. » Je crois avoir fait voir qu'en ces temps malheureux la bonté ni les crimes des empereurs ne les sauvaient des assassinats. Commode, successeur de Marc-Aurèle, en tout indigne de son prédécesseur, et se rendant le mépris du peuple et des soldats, fut mis à mort. Je me réserve de parler, à la fin du chapitre, de Sévère. Je passe donc à Caracalla, qui ne put se soutenir à cause de sa cruauté,<289> et qui prodigua aux soldats les sommes que son père avait amassées, pour faire oublier le meurtre de son frère Géta, qu'il avait commis. Je passe sous silence Macrin et Héliogabale, mis à mort tous les deux, et indignes d'aucune attention de la postérité. Alexandre, leur successeur, avait de bonnes qualités; Machiavel croit qu'il perdit la vie pour être efféminé; mais il la perdit en effet pour avoir voulu rétablir la discipline parmi les soldats, que la lâcheté de ses prédécesseurs avait entièrement négligée. Lors donc que ces troupes effrénées entendirent qu'on voulait leur parler d'ordre, elles se défirent du prince. Maximin suivit Alexandre; il était grand guerrier, mais il ne conserva pas le trône. Machiavel l'attribue à ce qu'il était de basse naissance et très-cruel; il a raison quant à la cruauté, mais il se trompe beaucoup quant à la basse naissance. On suppose ordinairement qu'il faut un mérite personnel et supérieur en un homme qui se pousse sans appui, et qui se tient lui-même lieu d'ancêtres, et on l'estime d'autant plus, qu'il ne tire son lustre que de sa vertu; et il arrive souvent qu'on méprise des personnes de naissance, lorsqu'elles n'ont rien de grand en elles, ni rien qui réponde à l'idée de leur noblesse.
Revenons à présent à Sévère, dont Machiavel dit, « Qu'il était un lion féroce et un renard rusé. » Sévère avait de grandes qualités; sa fausseté et sa perfidie ne peuvent être approuvées que de Machiavel; il aurait, d'ailleurs, été grand prince, s'il avait été bon. Qu'on remarque, à cette occasion, que Sévère fut gouverné par Plautien son favori, comme Tibère le fut par Séjan, et que ces deux princes ne furent méprisés ni l'un ni l'autre. Comme il arrive très-souvent à l'auteur politique de faire de faux raisonnements, cela lui arrive encore à l'occasion de Sévère; car il dit que la réputation de cet empereur « effaçait la grandeur de ses extorsions, et le mettait à couvert de la haine publique. » Il me semble que ce sont les extorsions et les injustices présentes qui effacent la grandeur d'une réputation présente; c'est au lecteur d'en juger. Si Sévère se soutint sur le trône, il en fut<290> redevable en quelque manière à l'empereur Adrien, qui établit la discipline militaire; et si les empereurs qui suivirent Sévère ne purent se conserver, le relâchement de la discipline par Sévère en fut cause. Sévère commit encore une grande faute en politique : c'est que, par ses proscriptions, beaucoup de soldats de l'armée de Pescennius Niger se retirèrent chez les Parthes, et leur enseignèrent l'art de la guerre; ce qui, ensuite, porta un grand préjudice à l'empire. Un prince prudent doit non seulement penser à son règne, mais doit prévoir pour les règnes suivants les suites funestes de ses fautes présentes.
On ne doit donc pas oublier que Machiavel se trompe beaucoup lorsqu'il croit que du temps de Sévère il suffisait de ménager les soldats pour se soutenir; car l'histoire de ces empereurs le contredit. Dans les temps où nous vivons, il faut qu'un prince traite également bien tous les ordres de ceux à qui il a à commander, sans faire de différences qui causent des jalousies funestes à ses intérêts.
Le modèle de Sévère, proposé par Machiavel à ceux qui s'élèveront à l'empire, est donc tout aussi mauvais que celui de Marc-Aurèle leur peut être avantageux. Mais comment peut-on proposer ensemble Sévère, César Borgia et Marc-Aurèle pour modèles? C'est vouloir réunir la sagesse et la vertu la plus pure avec la plus affreuse scélératesse.
Je ne puis finir ce chapitre sans faire encore une remarque : c'est que César Borgia, malgré sa cruauté et sa perfidie, fit une fin très-malheureuse, et que Marc-Aurèle, ce philosophe couronné, toujours bon, toujours vertueux, n'éprouva jusqu'à sa mort aucun revers de fortune.
<291>CHAPITRE XX.
Le paganisme représentait Janus avec deux visages, ce qui signifiait la connaissance parfaite qu'il avait du passé et de l'avenir. L'image de ce dieu, prise en un sens allégorique, peut très-bien s'appliquer aux princes. Ils doivent, comme Janus, voir derrière eux dans l'histoire de tous ces siècles qui se sont écoulés, et qui leur fournissent des leçons salutaires de conduite et de devoir; ils doivent, comme Janus, voir en avant par leur pénétration et par cet esprit de force et de jugement qui combine tous les rapports, et qui lit dans les conjonctures présentes celles qui doivent les suivre.
L'étude du passé est si nécessaire aux princes,291-a puisqu'elle leur fournit les exemples d'hommes illustres et vertueux; c'est donc l'école de la sagesse; l'étude de l'avenir leur est utile, puisqu'elle leur fait prévoir les malheurs qu'ils ont à craindre et les coups de fortune qu'ils ont à parer; c'est donc l'école de la prudence : deux vertus qui sont aussi nécessaires aux princes que la boussole et le compas, qui conduisent les gens de mer, le sont aux pilotes.
La connaissance de l'histoire est encore utile en ce qu'elle sert à multiplier le nombre d'idées qu'on a de soi-même; elle enrichit l'esprit, et fournit comme un tableau de toutes les vicissitudes de la fortune, et des exemples salutaires de ressources et d'expédients.
<292>La pénétration dans l'avenir est bonne, puisqu'elle nous fait en quelque manière déchiffrer les mystères du destin; et en envisageant tout ce qui pourrait nous arriver, nous nous préparons à tout ce que nous pourrions faire de plus sensé à l'arrivée de l'événement.
Machiavel propose en ce chapitre cinq questions aux princes, tant à ceux qui auront fait de nouvelles conquêtes qu'à ceux dont la politique ne demande qu'à s'affermir dans leurs possessions. Voyons ce que la prudence pourra conseiller de meilleur, en combinant le passé avec le futur, et en se déterminant toujours par la raison et par la justice.
Voici la première question : si un prince doit désarmer des peuples conquis, ou non.
Je réponds que la manière de faire la guerre a beaucoup changé depuis Machiavel. Ce sont les armées des princes, plus ou moins fortes, qui défendent leurs pays; on mépriserait beaucoup une troupe de paysans armés, et il n'arrive encore que dans des siéges que la bourgeoisie prend les armes; mais les assiégeants ne souffrent pas, d'ordinaire, que les bourgeois fassent le service de soldats, et, pour les en empêcher, on les menace du bombardement et des boulets rouges. Il paraît, d'ailleurs, que c'est de la prudence de désarmer, pour les premiers temps, les bourgeois d'une ville prise, principalement si l'on a quelque chose à craindre de leur part. Les Romains, qui avaient conquis la Grande-Bretagne, et qui ne pouvaient la retenir en paix, à cause de l'humeur turbulente et belliqueuse de ces peuples, prirent le parti de les efféminer, afin de modérer en eux cet instinct belliqueux et farouche; ce qui réussit comme on le désirait à Rome. Les Corses sont une poignée d'hommes aussi braves et aussi délibérés que ces Anglais; on ne les domptera point par le courage, si ce n'est par la bonté. Je crois que, pour maintenir la souveraineté de cette île, il serait d'une nécessité indispensable de désarmer les habitants et de les amollir. Je dis, en passant, et à l'occasion des<293> Corses, que l'on peut voir par leur exemple que de courage et de vertu ne donne point aux hommes l'amour de la liberté, et qu'il est dangereux et injuste de l'opprimer.
La seconde question du politique roule sur la confiance qu'un prince doit avoir préférablement, après s'être rendu maître d'un nouvel État, ou en ceux de ses nouveaux sujets qui lui ont aidé à s'en rendre le maître, ou en ceux qui, étant fidèles à leur prince légitime, lui ont été le plus contraires.
Lorsqu'on prend une ville par intelligence et par la trahison de quelques citoyens, il y aurait beaucoup d'imprudence de se fier au traître. Cette mauvaise action qu'il a faite en votre faveur, il est toujours prêt de la faire pour un autre, et c'est l'occasion qui en décide. Au contraire, ceux qui marquent de la fidélité pour leurs souverains légitimes donnent des exemples de constance sur lesquels on peut compter, et l'on doit présumer qu'ils feront pour leurs nouveaux maîtres ce qu'ils ont fait pour ceux que la nécessité les a forcés d'abandonner. La prudence veut cependant qu'on ne se confie pas légèrement, ni sans avoir pris de bonnes précautions.
Mais supposons pour un moment que des peuples opprimés et forcés à secouer le joug de leurs tyrans appelassent un autre prince pour les gouverner, sans qu'il ait intrigué. Je crois que ce prince doit répondre en tout à la confiance qu'on lui témoigne, et que s'il en manquait, en cette occasion, envers ceux qui lui ont confié ce qu'ils avaient de plus précieux, ce serait le trait le plus indigne d'une ingratitude qui ne manquerait pas de flétrir sa mémoire. Guillaume, prince d'Orange, conserva jusqu'à la fin de sa vie son amitié et sa confiance à ceux qui lui avaient mis entre les mains les rênes du gouvernement d'Angleterre; et ceux qui lui étaient opposés abandonnèrent leur patrie, et suivirent le roi Jacques.
Dans les royaumes électifs, où la plupart des élections se font par brigues, et où le trône est vénal, quoi qu'on en dise, je crois que le<294> nouveau souverain trouvera la facilité, après son élévation, d'acheter ceux qui lui ont été opposés, comme il s'est rendu favorables ceux qui l'ont élu. La Pologne nous en fournit des exemples : on y trafique si grossièrement du trône, qu'il semble que cet achat se fasse aux marchés publics, et la libéralité d'un roi de Pologne écarte de son chemin toute opposition; il est le maître de gagner les grandes familles par des palatinats, des starosties et d'autres charges qu'il confère. Mais comme les Polonais ont sur le sujet des bienfaits la mémoire très-courte, il faut revenir souvent à la charge; en un mot, la république de Pologne est comme le tonneau des Danaïdes : le roi le plus généreux répandra vainement ses bienfaits sur eux, il ne les remplira jamais. Cependant, comme un roi de Pologne a beaucoup de grâces à faire, il peut se ménager des ressources fréquentes, en ne faisant ses libéralités que dans les occasions où il a besoin des familles qu'il enrichit.
La troisième question de Machiavel regarde proprement la sûreté d'un prince dans un royaume héréditaire : s'il vaut mieux qu'il entretienne l'union ou l'animosité parmi ses sujets.
Cette question pouvait peut-être avoir lieu du temps des ancêtres de Machiavel, à Florence; mais à présent, je ne pense pas qu'aucun politique l'adoptât toute crue et sans la mitiger. Je n'aurais qu'à citer le bel apologue si connu de Ménénius Agrippa, par lequel il réunit le peuple romain. Les républiques, cependant, doivent en quelque façon entretenir de la jalousie entre leurs membres, car, s'ils s'unissent tous, la forme de leur gouvernement change en monarchie. Cela ne doit point se communiquer aux particuliers auxquels la désunion est préjudiciable, mais seulement à ceux qui pourraient, en s'unissant le plus facilement, ravir l'autorité suprême.
Il y a des princes qui croient la désunion de leurs ministres nécessaire pour leur intérêt; ils pensent être moins trompés par des hommes qu'une haine mutuelle tient d'autant plus en garde sur leur<295> conduite. Mais si ces haines produisent cet effet d'un côté, elles en produisent aussi, d'un autre, qui sont très-préjudiciables aux intérêts de ces mêmes princes; car, au lieu que ces ministres devraient y contribuer également, il arrive que, par des vues de se nuire, ils contrecarrent leurs avis et leurs plans les plus convenables pour le bien de l'État, et qu'ils confondent dans leurs querelles particulières l'avantage du prince et le salut des peuples.
Rien ne contribue donc plus à la force d'une monarchie que l'union intime et inséparable de tous ses membres, et ce doit être le but d'un prince sage de l'établir.
Ce que je viens de répondre à la troisième question de Machiavel peut en quelque sorte servir de solution à son quatrième problème; examinons cependant et jugeons en deux mots si un prince doit fomenter des factions contre lui-même, ou s'il doit gagner l'amitié de ses sujets.
C'est forger des monstres pour les combattre que de se faire des ennemis pour les vaincre; il est plus naturel, plus raisonnable, plus humain de se faire des amis. Heureux sont les princes qui connaissent les douceurs de l'amitié!295-a plus heureux sont ceux qui méritent l'amour et l'affection de leurs peuples!
Nous voici à la dernière question de Machiavel, savoir : si un prince doit avoir des forteresses et des citadelles, ou s'il doit les raser.
Je crois avoir dit mon sentiment dans le chapitre dixième pour ce qui regarde les petits princes; venons à présent à ce qui intéresse la conduite des rois.
Dans les temps de Machiavel, le monde était dans une fermentation générale; l'esprit de sédition et de révolte régnait partout; et l'on ne voyait que des villes rebelles, des peuples qui remuaient, et des sujets de trouble et de guerre pour les souverains et pour leurs États. Ces révolutions fréquentes et continuelles obligèrent les princes de<296> bâtir des citadelles sur les hauteurs des villes, pour contenir, par ce moyen, l'esprit inquiet des habitants, et pour les accoutumer à la constance.
Depuis ce siècle barbare, soit que les hommes se soient lassés de s'entre-détruire et de répandre leur sang, ou soit qu'ils soient devenus plus raisonnables, on n'entend plus tant parler de séditions et de révoltes, et l'on dirait que cet esprit d'inquiétude, après avoir assez travaillé, s'est mis à présent dans une assiette tranquille; de sorte que l'on n'a plus besoin de citadelles pour répondre de la fidélité des villes et du pays. Il n'en est pas de même cependant de ces citadelles et de ces fortifications pour se garantir des ennemis et pour assurer davantage le repos de l'État.
Les armées et les forteresses sont d'une utilité égale pour les princes; car, s'ils peuvent opposer leurs armées à leurs ennemis, ils peuvent sauver cette armée sous le canon de leurs forteresses, en cas de bataille perdue; et le siége que l'ennemi entreprend de cette forteresse leur donne le temps de se refaire et de ramasser de nouvelles forces, qu'ils peuvent encore, s'ils les amassent à temps, employer pour faire lever le siége à l'ennemi.
Les dernières guerres de Brabant, entre l'Empereur et la France, n'avançaient presque point, à cause de la multitude des places fortes; et des batailles de cent mille hommes, remportées sur cent mille hommes, n'étaient suivies que par la prise d'une ou de deux villes; la campagne d'après, l'adversaire, ayant eu le temps de réparer ses pertes, reparaissait de nouveau, et l'on remettait en dispute ce que l'on avait décidé l'année d'auparavant. Dans des pays où il y a beaucoup de places fortes, des armées qui couvrent deux milles de terre feront la guerre trente années, et gagneront, si elles sont heureuses, pour prix de vingt batailles dix milles de terrain.
Dans des pays ouverts, le sort d'un combat ou de deux campagnes décide de la fortune du vainqueur, et lui soumet des royaumes en<297>tiers. Alexandre, César, Charles XII, devaient leur gloire à ce qu'ils trouvèrent peu de places fortifiées dans les pays qu'ils conquirent; le vainqueur de l'Inde ne fit que deux siéges en ses glorieuses campagnes; l'arbitre de la Pologne n'en fit jamais davantage. Eugène, Villars, Marlborough, Luxembourg, étaient bien d'autres capitaines que Charles et qu'Alexandre; mais les forteresses émoussèrent en quelque manière le brillant de leurs succès, qui, lorsqu'on en juge solidement, sont préférables à ceux d'Alexandre et de Charles. Les Français connaissent bien l'utilité des forteresses, car, depuis le Brabant jusqu'au Dauphiné, c'est comme une double chaîne de places fortes; la frontière de la France, du côté de l'Allemagne, est comme une gueule ouverte de lion, qui présente deux rangées de dents menaçantes et redoutables, et qui a l'air de vouloir tout engloutir. Cela suffit pour faire voir le grand usage des villes fortifiées.
<298>CHAPITRE XXI.
Il y a de la différence entre faire du bruit dans le monde et entre acquérir de la gloire. Le vulgaire, qui est mauvais appréciateur de réputations, se laisse aisément séduire par l'apparence de ce qui est grand et merveilleux, et il lui arrive de confondre les bonnes actions avec les actions extraordinaires, la richesse avec le mérite, ce qui a de l'éclat avec ce qui a de la solidité. Les gens éclairés et les sages jugent tout différemment; c'est une rude épreuve que de passer par leur creuset : ils dissèquent la vie des grands hommes, comme les anatomistes leurs cadavres. Ils examinent si leur intention fut honnête, s'ils furent justes, s'ils firent plus de mal que de bien aux hommes, si leur courage était soumis à leur sagesse, ou si c'était une fougue de tempérament; ils jugent des effets par leurs causes, et non pas des causes par leurs effets; ils ne sont point éblouis par des vices brillants, et ne trouvent digne de gloire que le mérite et la vertu.
Ce que Machiavel trouve grand et digne de réputation est ce faux éclat qui peut surprendre le jugement du vulgaire; il compose dans l'esprit du peuple, et du peuple le plus vil et le plus abject; mais il lui sera aussi impossible qu'à Molière de réunir cette manière de penser triviale avec la noblesse et le goût des honnêtes gens; ceux qui savent admirer le Misanthrope mépriseront d'autant plus le Scapin.
Ce chapitre de Machiavel contient du bon et du mauvais. Je re<299>lèverai premièrement les fautes de Machiavel; je confirmerai ce qu'il dit de bon et de louable; et je hasarderai ensuite mon sentiment sur quelques sujets qui appartiennent naturellement à cette matière.
L'auteur propose la conduite de Ferdinand d'Aragon et de Bernard de Milan pour modèle à ceux qui veulent se distinguer par de grandes entreprises et par des actions rares et extraordinaires. Machiavel cherche ce merveilleux dans la hardiesse des entreprises et dans la rapidité de l'exécution. C'est grand, j'en conviens; mais ce n'est louable qu'à proportion que l'entreprise du conquérant est juste. « Toi qui te vantes d'exterminer les voleurs, disaient les ambassadeurs scythes à Alexandre, tu es toi-même le plus grand voleur de la terre, car tu as pillé et saccagé toutes les nations que tu as vaincues. Si tu es un dieu, tu dois faire le bien des mortels, et non pas leur ravir ce qu'ils ont; si tu es un homme, songe toujours à ce que tu es. »299-a
Ferdinand d'Aragon ne se contentait pas de faire simplement la guerre, mais il se servait de la religion comme d'un voile pour couvrir ses desseins. Si ce roi était religieux, il commettait une profanation énorme, en faisant servir la cause de Dieu de prétexte à ses fureurs; s'il était incrédule, il agissait en imposteur, en fourbe, en ce qu'il détournait, par son hypocrisie, la crédulité des peuples au profit de son ambition.
Il est bien dangereux pour un prince d'enseigner à ses sujets qu'il est juste de combattre pour des arguments : c'est rendre le clergé d'une manière indirecte maître de la guerre et de la paix, arbitre du souverain et des peuples. L'empire d'Occident dut en partie sa perte aux querelles de religion, et l'on a vu en France, sous le règne des derniers Valois, les funestes suites de l'esprit de fanatisme et de faux zèle. La politique d'un souverain veut, ce me semble, qu'il ne touche point à la foi de ses peuples, et qu'il ramène, autant qu'il dépend de lui, le clergé de ses États et ses sujets à l'esprit de douceur et de tolé<300>rance. Cette politique s'accorde non seulement avec l'esprit de l'Évangile, qui ne prêche que la paix, l'humilité et la charité envers ses frères; mais elle est aussi très-conforme aux intérêts des princes, puisqu'en déracinant le faux zèle et le fanatisme de leurs États, ils éloignent la pierre d'achoppement la plus dangereuse de leur chemin, et l'écueil qu'ils avaient le plus à craindre; car la fidélité et la bonne volonté du vulgaire ne tiennent pas contre la fureur de la religion et contre l'enthousiasme du fanatisme, qui ouvre les cieux même aux assassins pour prix de leurs crimes, et leur promet la palme du martyre pour récompense de leurs supplices.
Un souverain ne saurait donc assez marquer de mépris pour les disputes frivoles des prêtres, qui ne sont proprement que des disputes de mots, et il ne saurait porter assez d'attention pour étouffer soigneusement la superstition et les fureurs religieuses qu'elle entraîne après soi.
Machiavel allègue, en second lieu, l'exemple de Bernard de Milan, pour insinuer aux princes qu'ils doivent récompenser et punir d'une manière éclatante, afin que toutes leurs actions aient un caractère de grandeur imprimé en elles. Les princes généreux ne manqueront point de réputation, principalement lorsque leur libéralité est une suite de leur grandeur d'âme, et non de leur amour-propre.
La bonté de leurs cœurs peut les rendre plus grands que toutes les autres vertus. Cicéron300-a disait à César : « Vous n'avez rien de plus grand dans votre fortune que le pouvoir de sauver tant de citoyens, ni de plus digne de votre bonté que la volonté de le faire. » Il faudrait donc que les peines qu'un prince inflige fussent toujours au-dessous de l'offense, et que les récompenses qu'il donne fussent toujours au-dessus du service.
Mais voici une contradiction : le docteur de la politique veut, en ce chapitre-ci, que les princes tiennent leurs alliances, et dans le dix-<301>huitième chapitre il les dégageait formellement de leur parole. Il fait comme ces diseurs de bonne aventure qui disent blanc aux uns et noir aux autres.
Si Machiavel raisonne mal sur tout ce que nous venons de dire, il parle bien sur la prudence que les princes doivent avoir de ne point s'engager légèrement avec d'autres princes plus puissants qu'eux, qui, au lieu de les secourir, pourraient les abîmer.
C'est ce que savait un grand prince d'Allemagne, également estimé de ses amis et de ses ennemis. Les Suédois entrèrent dans ses États lorsqu'il en était éloigné avec toutes ses troupes pour secourir l'Empereur au Bas-Rhin, dans la guerre qu'il soutenait contre la France. Les ministres de ce prince lui conseillèrent, à la nouvelle de cette irruption soudaine, d'appeler le czar de Russie à son secours. Mais ce prince, plus pénétrant qu'eux, leur répondit que les Moscovites étaient comme des ours qu'il ne fallait point déchaîner, de crainte de ne pouvoir remettre leurs chaînes, si une fois ils en étaient quittes;301-a il prit généreusement sur lui les soins de sa vengeance, et il n'eut pas lieu de s'en repentir.
Si je vivais dans le siècle futur, j'allongerais assurément cet article par quelques réflexions qui pourraient y convenir; mais ce n'est point à moi à juger de la conduite des princes modernes, et dans le monde il faut savoir parler et se taire à propos.
La matière de la neutralité est aussi bien traitée par Machiavel que celle des engagements des princes. L'expérience a démontré depuis longtemps qu'un prince neutre expose son pays aux injures des deux parties belligérantes, que ses États deviennent le théâtre de la guerre, et qu'il perd toujours par la neutralité, sans que jamais il ait rien de solide à y gagner.
Il y a deux manières par lesquelles un souverain peut s'agrandir : l'une est celle de la conquête, lorsqu'un prince guerrier recule par la<302> force de ses armes les limites de sa domination; l'autre est celle de l'activité, lorsqu'un prince laborieux fait fleurir dans ses États tous les arts et toutes les sciences, qui les rendent plus puissants et plus policés.
Tout ce livre n'est rempli que de raisonnements sur cette première manière de s'agrandir : disons quelque chose de la seconde, plus innocente, plus juste et tout aussi utile que la première.
Les arts les plus nécessaires à la vie sont l'agriculture, le commerce et les manufactures; les sciences qui font le plus d'honneur à l'esprit humain sont : la géométrie, la philosophie, l'astronomie, l'éloquence, la poésie, et tout ce qu'on entend sous le nom de beaux-arts.
Comme tous les pays sont très-différents, il y en a où le fort consiste dans l'agriculture, d'autres dans les vendanges, d'autres dans les manufactures, et d'autres dans le commerce; ces arts se trouvent même prospérer ensemble dans quelques pays.
Les souverains qui choisiront cette manière douce et aimable de se rendre plus puissants seront obligés d'étudier principalement la constitution de leur pays, afin de savoir lesquels de ces arts seront les plus propres à y réussir, et par conséquent lesquels ils doivent le plus encourager. Les Français et les Espagnols se sont aperçus que le commerce leur manquait, et ils ont médité, par cette raison, sur le moyen de ruiner celui des Anglais. Si la France y réussit, la perte du commerce de l'Angleterre augmentera sa puissance plus considérablement que la conquête de vingt villes et d'un millier de villages ne l'aurait pu faire; et l'Angleterre et la Hollande, ces deux pays les plus beaux et les plus riches du monde, dépériront insensiblement, comme un malade qui meurt étique ou de consomption.
Les pays dont les blés et les vignes font les richesses ont deux choses à observer : l'une est de défricher soigneusement toutes les terres, afin de mettre jusqu'au moindre terrain à profit; l'autre est de raffiner sur un plus grand, un plus vaste débit, sur les moyens<303> de transporter ces marchandises à meilleurs frais, et de pouvoir les vendre à meilleur marché.
Quant aux manufactures de toutes espèces, c'est peut-être ce qu'il y a de plus utile et de plus profitable à un État, puisque, par elles, on suffit aux besoins et au luxe des habitants, et que les voisins sont même obligés de payer tribut à votre industrie; elles empêchent, d'un côté, que l'argent sorte du pays, et elles en font rentrer de l'autre.303-a
Je me suis toujours persuadé que le défaut de manufactures avait causé en partie ces prodigieuses émigrations des pays du Nord, de ces Goths, de ces Vandales qui inondèrent si souvent les pays méridionaux. Dans ces temps reculés, on ne connaissait d'arts en Suède, en Danemark, et dans la plus grande partie de l'Allemagne, que l'agriculture; les terres labourables étaient partagées entre un certain nombre de propriétaires qui les cultivaient, et qu'elles pouvaient nourrir.
Mais comme la race humaine a de tout temps été très-féconde dans ces pays froids, il arrivait qu'il y avait deux fois plus d'habitants dans un pays qu'il n'en pouvait subsister par le labourage; et ces cadets de bonne maison s'attroupaient alors, et faisaient les chevaliers d'industrie par nécessité, ravageaient d'autres pays, et en dépossédaient les maîtres. Aussi voit-on, dans l'histoire de l'empire d'Orient et d'Occident, que ces barbares ne demandaient, pour l'ordinaire, que des champs pour cultiver, afin de fournir à leur subsistance. Les pays du Nord ne sont pas moins peuplés qu'ils l'étaient alors; mais comme le luxe a très-sagement multiplié nos besoins, il a donné lieu à des manufactures et à tous ces arts qui font subsister des peuples entiers, qui, autrement, seraient obligés de chercher leur subsistance ailleurs.
Ces manières donc de faire prospérer un État sont comme des talents confiés à la sagesse du souverain, qu'il doit mettre à usure et faire valoir. La marque la plus sûre d'un pays qui, sous un gouver<304>nement sage, est heureux, abondant et riche, c'est lorsque les beaux-arts et les sciences naissent en son sein : ce sont des fleurs qui viennent dans un terrain gras et sous un ciel heureux, mais que la sécheresse ou le souffle impétueux des aquilons fait mourir.
Rien n'illustre plus un règne que les arts qui fleurissent sous son abri. Le siècle de Périclès est aussi fameux par Phidias, Praxitèle, et tant d'autres grands hommes qui vivaient à Athènes, que par les batailles que ces mêmes Athéniens remportèrent alors. Celui d'Auguste est plus connu par Cicéron, Ovide, Horace et Virgile que par les proscriptions de ce cruel empereur, qui doit, après tout, une grande partie de sa réputation à la lyre d'Horace. Celui de Louis le Grand est plus célèbre par les Corneille, les Racine, les Molière, les Boileau, les Des Cartes, les Coypel, les Le Brun, les Ramondon, que par ce passage du Rhin tant exagéré, par ce siége de Mons où Louis se trouva en personne, et par la bataille de Turin, que M. de Marsin fit perdre au duc d'Orléans par ordre du cabinet.
Les rois honorent l'humanité lorsqu'ils distinguent et récompensent ceux qui lui font le plus d'honneur; et qui serait-ce, si ce ne sont de ces esprits supérieurs qui s'emploient à perfectionner nos connaissances, qui se dévouent au culte de la vérité, et qui négligent ce qu'ils ont de matériel pour rendre plus accompli en eux l'art de la pensée? De même que des sages éclairent l'univers, ils mériteraient d'en être les législateurs.
Heureux sont les souverains qui cultivent eux-mêmes ces sciences, qui pensent avec Cicéron, ce consul romain, libérateur de sa patrie et père de l'éloquence : « Les lettres forment la jeunesse, et font les charmes de l'âge avancé. La prospérité en est plus brillante; l'adversité en reçoit des consolations; et dans nos maisons, dans celles des autres, dans les voyages, dans la solitude, en tout temps, en tous lieux, elles font la douceur de notre vie. »304-a
<305>Laurent de Médicis, le plus grand homme de sa nation, était le pacificateur de l'Italie et le restaurateur des sciences; sa probité lui concilia la confiance générale de tous les princes; et Marc-Aurèle, un des plus grands empereurs de Rome, était non moins heureux guerrier que sage philosophe, et joignait la pratique la plus sévère de la morale à la profession qu'il en faisait. Finissons par ses paroles : « Un roi que la justice conduit a l'univers pour son temple, et les gens de bien en sont les prêtres et les sacrificateurs. »
<306>CHAPITRE XXII.
Il y a deux espèces de princes dans le monde, savoir : ceux qui voient tout par leurs propres yeux, et gouvernent leurs États eux-mêmes; et ceux qui se reposent sur la bonne foi de leurs ministres, et qui se laissent gouverner par ceux qui ont pris de l'ascendant sur leur esprit.
Les souverains de la première espèce sont comme l'âme de leurs États : le poids de leur gouvernement pèse sur eux seuls, comme le monde sur le dos d'Atlas; ils règlent les affaires intérieures comme les étrangères; toutes les ordonnances, toutes les lois, tous les édits émanent d'eux, et ils remplissent à la fois les postes de premier magistrat de la justice, de général des armées, d'intendant des finances, et en gros tout ce qui peut avoir relation avec la politique. Ils ont, à l'exemple de Dieu, qui se sert d'intelligences supérieures à l'homme pour opérer ses volontés, des esprits pénétrants et laborieux pour exécuter leurs desseins et pour remplir en détail ce qu'ils ont projeté en grand; leurs ministres ne sont proprement que des outils dans les mains d'un sage et habile maître.
Les souverains du second ordre sont comme plongés, par un défaut de génie ou une indolence naturelle, dans une indifférence léthargique, et on rappelle à la vie des corps tombés en évanouissement, par des odeurs fortes, spiritueuses et balsamiques. De même il faut<307> qu'un État tombé en défaillance par la faiblesse du souverain soit soutenu par la sagesse et la vivacité d'un ministre capable de suppléer aux défauts de son maître. Dans ce cas, le prince n'est que l'organe de son ministre, et il ne sert tout au plus qu'à représenter aux yeux du peuple le fantôme vain de la majesté royale; et sa personne est aussi inutile à l'État que celle du ministre lui est nécessaire. Chez les souverains de la première espèce, le bon choix des ministres peut faciliter leur travail, sans cependant influer beaucoup sur le bonheur du peuple; chez ceux de la seconde espèce, le salut du peuple et le leur dépend du bon choix des ministres.
Il n'est pas aussi facile qu'on le pense à un souverain de bien approfondir le caractère de ceux qu'il veut employer dans les affaires; car les particuliers ont autant de facilité à se déguiser devant leurs maîtres que les princes trouvent d'obstacles pour dissimuler leur intérieur aux yeux du public.
Il en est du caractère des gens de cour comme du visage des femmes fardées : à l'aide de l'artifice, la ressemblance est parfaitement observée. Les rois ne voient jamais les hommes tels qu'ils sont dans leur état naturel, mais tels qu'ils veulent paraître. Un homme qui se trouvera à la messe au moment de la consécration, un courtisan qui se trouvera à la cour dans la présence du prince, sera tout différent de ce qu'il est dans une société d'amis, et celui qu'on prenait pour un Caton à la cour est censé l'Anacréon de la ville; le sage en public est fou dans sa maison, et tel qui fait tout haut le fastueux étalage de sa vertu, sentait tout bas le honteux démenti que lui donnait son cœur.
Ceci n'est qu'un tableau du déguisement ordinaire; mais que n'est-ce point lorsque l'intérêt et l'ambition s'en mêlent, lorsqu'un poste vacant est convoité aussi avidement que le pouvait être Pénélope par sa nombreuse cour d'amants! L'avarice du courtisan augmente ses assiduités pour le prince et ses attentions sur lui-même; il emploie toutes les voies de séduction que son esprit peut lui suggérer<308> pour se rendre agréable; il flatte le prince, il entre dans ses goûts, il approuve ses passions : c'est un caméléon qui prend toutes les couleurs qu'il réfléchit.
Après tout, si Sixte-Quint a pu tromper soixante-dix cardinaux qui devaient le connaître, combien, à plus forte raison, n'est-il pas facile à un particulier de surprendre la pénétration du souverain qui a manqué d'occasions pour l'approfondir!
Un prince d'esprit peut juger sans peine du génie et de la capacité de ceux qui le servent; mais il lui est presque impossible de bien juger de leur désintéressement et de leur fidélité, puisque ordinairement la politique des ministres est de cacher surtout leurs pratiques et leurs mauvaises menées à celui qui est en droit de les en punir, s'il en était instruit.
On a vu souvent que des hommes paraissent vertueux, faute d'occasions pour se démentir, mais qu'ils ont renoncé à l'honnêteté dès que leur vertu a été mise à l'épreuve. On ne parla point mal à Rome des Tibère, des Néron, des Caligula, avant qu'ils parvinssent au trône; peut-être que leur scélératesse serait restée brute, si elle n'avait été mise en œuvre par l'occasion qui, pour ainsi dire, développait le germe de leur méchanceté.
Il se trouve des hommes qui joignent à beaucoup d'esprit, de souplesse et de talents l'âme la plus noire et la plus ingrate; il s'en trouve d'autres qui possèdent toutes les qualités du cœur sans cet instinct vif et brillant qui caractérise le génie.
Les princes prudents ont ordinairement donné la préférence à ceux chez qui les qualités du cœur prévalaient, pour les employer dans l'intérieur de leur pays. Ils leur ont préféré, au contraire, ceux qui avaient plus de vivacité et de feu, pour s'en servir dans des négociations. Leurs raisons ont été sans doute que, puisqu'il ne s'agit que de maintenir l'ordre et la justice dans leurs États, il suffit de l'honnêteté, et que, comme il est question de séduire les voisins par des<309> arguments spécieux, d'employer la voie de l'intrigue et souvent de la corruption dans les missions étrangères, l'on sent bien que la probité n'y est pas tant requise que l'adresse et l'esprit.
Il me semble qu'un prince ne saurait assez récompenser la fidélité de ceux qui le servent avec zèle; il y a un certain sentiment de justice en nous, qui nous pousse à la reconnaissance, et qu'il faut suivre. Mais, d'ailleurs, les intérêts des grands demandent absolument qu'ils récompensent avec autant de générosité qu'ils punissent avec clémence; car les ministres qui s'aperçoivent que leur vertu est l'instrument de leur fortune n'auront point assurément recours au crime, et ils préféreront naturellement les bienfaits de leur maître aux corruptions étrangères.
La voie de la justice et la sagesse du monde s'accordent donc parfaitement sur ce sujet, et il est aussi imprudent que dur de mettre, faute de récompense et de générosité, l'attachement des ministres à une dangereuse épreuve.
Il se trouve des princes qui donnent dans un défaut autant contraire que celui-ci à leurs véritables intérêts : ils changent de ministres avec une légèreté infinie, et ils punissent avec trop de rigueur les moindres irrégularités de leur conduite.
Les ministres qui travaillent immédiatement sous les yeux du prince, lorsqu'ils ont été quelque temps en poste, ne sauraient pas tout à fait lui déguiser leurs défauts; plus le prince est pénétrant, et plus facilement il les saisit.
Les souverains qui ne sont pas philosophes s'impatientent bientôt; ils se révoltent contre les faiblesses de ceux qui les servent, ils les disgracient, et les perdent.
Les princes qui raisonnent plus profondément connaissent mieux les hommes : ils savent qu'ils sont tous marqués au coin de l'humanité, qu'il n'y a rien de parfait en ce monde, que les grandes qualités sont, pour ainsi dire, mises en équilibre par de grands défauts, et<310> que l'homme de génie doit tirer parti de tout. C'est pourquoi, à moins de prévarication, ils conservent leurs ministres avec leurs bonnes et leurs mauvaises qualités, et ils préfèrent ceux qu'ils ont approfondis aux nouveaux qu'ils pourraient avoir, à peu près comme d'habiles musiciens qui aiment mieux jouer d'instruments dont ils connaissent le fort et le faible que de ceux dont la bonté leur est inconnue.
<311>CHAPITRE XXIII.
Il n'y a pas un livre de morale, il n'y a pas un livre d'histoire, où la faiblesse des princes sur la flatterie ne soit rudement tancée. On veut que les rois aiment la vérité, on veut que leurs oreilles s'accoutument à l'entendre, et on a raison; mais on veut encore, selon la coutume des hommes, des choses contradictoires. Comme l'amour-propre est le principe de nos vertus, et par conséquent du bonheur du monde, on veut que les princes en aient assez pour qu'il les rende susceptibles de la belle gloire, qu'il anime leurs grandes actions, et qu'en même temps ils soient assez indifférents sur eux-mêmes pour renoncer de leur gré au salaire de leurs travaux; le même principe doit les pousser à mériter la louange et à la mépriser. C'est prétendre beaucoup de l'humanité. S'il y a cependant un motif qui puisse encourager les princes à combattre l'appât de la flatterie, c'est l'idée avantageuse qu'on a de leur mérite, et la supposition naturelle qu'ils doivent avoir sur eux-mêmes plus de pouvoir encore que sur les autres.
Les princes insensibles à leur réputation n'ont été que des indolents ou des voluptueux abandonnés à la mollesse; c'étaient des masses d'une matière vile et abjecte, animée par aucune vertu. Des tyrans très-cruels ont aimé, il est vrai, la louange; c'était en eux un raffinement de vanité, ou, pour mieux dire, un vice de plus; ils voulaient<312> l'estime des hommes, mais ils négligeaient en même temps l'unique voie pour s'en rendre dignes.
Chez les princes vicieux, la flatterie est un poison mortel qui multiplie les semences de leur corruption; chez les princes de mérite, la flatterie est comme une rouille qui s'attache à leur gloire, et qui en diminue l'éclat. Un homme d'esprit se révolte contre la flatterie grossière; il repousse l'adulateur qui d'une main maladroite lui donne de l'encensoir au travers du visage. Il faudrait une crédulité infinie sur la bonne opinion qu'on a de soi-même pour souffrir la louange outrée; il faudrait même que cette crédulité fût superstitieuse; cette sorte de louange est la moins à craindre pour les grands hommes, car ce n'est pas le langage de la conviction. Il est une autre sorte de flatterie : elle est la sophiste des défauts et des vices; sa rhétorique diminue et amoindrit tout ce que son objet a de mauvais, et l'élève, par cette voie indirecte, à la perfection. C'est elle qui fournit des arguments aux passions, qui donne à la cruauté le caractère de la justice, qui donne une ressemblance si parfaite de la libéralité à la profusion, qu'on s'y méprend, et qui couvre les débauches du voile de l'amusement et du plaisir; elle amplifie même les vices étrangers, pour en ériger un trophée à ceux de son héros; elle excuse tout, elle justifie tout. La plupart des hommes donnent dans cette flatterie qui justifie leurs goûts et leurs inclinations. Il faut avoir poussé d'une main hardie la sonde jusqu'au fond de ses plaies pour les bien connaître, et il faut avoir la fermeté de se dire qu'on a des défauts qu'il faut corriger, pour résister à la fois à l'avocat insinuant de ses passions et pour se combattre soi-même. Il se trouve cependant des princes d'une vertu assez mâle pour mépriser cette sorte de flatterie; ils ont assez de pénétration pour apercevoir le serpent venimeux qui rampe sous les fleurs; et, nés ennemis du mensonge, ils ne le souffrent pas même en ce qui peut plaire à leur amour-propre, et en ce qui caresse le plus leur vanité.
<313>Mais s'ils haïssent le mensonge, ils aiment la vérité, et ils ne sauraient avoir une rigueur semblable pour ceux qui leur disent un bien d'eux-mêmes dont ils sont convaincus. La flatterie qui se fonde sur une base solide est la plus subtile de toutes; il faut avoir le discernement très-fin pour apercevoir la nuance qu'elle ajoute à la vérité. Elle ne fera point accompagner un roi à la tranchée par des poëtes qui doivent être les historiens et les témoins de sa valeur; elle ne composera point des prologues d'opéra remplis d'hyperboles, des préfaces fades et des épîtres rampantes; elle n'étourdira point un héros du récit de ses propres victoires; mais elle prendra l'air du sentiment, elle se ménagera délicatement des places, et elle aura les qualités de l'épigramme. Comment un grand homme, comment un héros, comment un prince spirituel peut-il se fâcher de s'entendre dire une vérité que la vivacité d'un ami qui la sentait bien a fait échapper? Ce serait un pédantisme de modestie que de s'en scandaliser, et l'esprit de la pensée sert de véhicule à la louange.
Les princes qui ont été hommes avant de devenir rois peuvent se ressouvenir de ce qu'ils ont été, et ne s'accoutument pas si facilement aux aliments de la flatterie. Ceux qui ont régné toute leur vie ont toujours été nourris d'encens comme les dieux, et ils mourraient d'inanition, s'ils manquaient de louange.
Il serait donc plus juste, ce me semble, de plaindre les rois que de les condamner; ce sont les flatteurs, et plus qu'eux encore les calomniateurs, qui méritent la condamnation et la haine du public, de même que tous ceux qui sont assez ennemis des princes pour leur déguiser la vérité.
<314>CHAPITRE XXIV.
La fable de Cadmus, qui sema en terre les dents d'un serpent qu'il venait de dompter, et dont naquit un peuple de guerriers qui se détruisirent, convient parfaitement au sujet de ce chapitre. Cette fable ingénieuse est l'emblème de l'ambition, de la cruauté et de la perfidie des hommes, qui à la fin leur est toujours funeste. Ce fut l'ambition illimitée des princes d'Italie, ce fut leur cruauté, qui les rendirent l'horreur du genre humain; ce furent les perfidies et les trahisons qu'ils commirent les uns envers les autres qui ruinèrent leurs affaires. Qu'on lise l'histoire d'Italie de la fin du quatorzième siècle jusqu'au commencement du quinzième : ce ne sont que cruautés, séditions, violences, ligues pour s'entre-détruire, usurpations, assassinats, en un mot, un assemblage énorme de crimes dont l'idée seule et la peinture inspire de l'horreur et de l'aversion.
Si, à l'exemple de Machiavel, on s'avisait de renverser la justice et l'humanité, on bouleverserait à coup sûr tout l'univers; personne ne se contenterait des biens qu'il possède, tout le monde envierait ceux des autres, et comme rien ne pourrait les arrêter, ils se serviraient des moyens les plus affreux pour satisfaire leur cupidité. L'un engloutirait le bien de ses voisins, un autre viendrait après lui, qui le déposséderait à son tour; il n'y aurait aucune sûreté pour personne,<315> le droit du plus fort serait l'unique justice de la terre, et une pareille inondation de crimes réduirait dans peu ce continent dans une vaste et triste solitude. C'était donc l'iniquité et la barbarie des princes d'Italie qui firent qu'ils perdirent leurs États, ainsi que les faux principes de Machiavel perdront à coup sûr ceux qui auront la folie de les suivre.
Je ne déguise rien : la lâcheté de quelques-uns de ces princes d'Italie peut avoir également avec leur méchanceté concouru à leur perte; la faiblesse des rois de Naples, il est sûr, ruina leurs affaires. Mais qu'on me dise, d'ailleurs, en politique tout ce que l'on voudra, argumentez, faites des systèmes, alléguez des exemples, employez toutes les subtilités des sophistes, vous serez obligé d'en revenir à la justice malgré vous, à moins que vous consentiez à vous brouiller avec le bon sens. Machiavel lui-même ne fait qu'un galimatias pitoyable lorsqu'il veut enseigner d'autres maximes, et quoi qu'il ait fait, il n'a pu plier la vérité à ses principes. Le commencement de ce chapitre est un endroit fâcheux pour ce politique; sa méchanceté l'a engagé dans un dédale où son esprit cherche vainement le fil merveilleux d'Ariane pour l'en tirer.
Je demande humblement à Machiavel ce qu'il a prétendu dire par ces paroles : « Si l'on remarque en un souverain nouvellement élevé sur le trône, ce qui veut dire dans un usurpateur, de la prudence et du mérite, on s'attachera bien plus à lui qu'à ceux qui ne sont redevables de leur grandeur qu'à leur naissance. La raison de cela, c'est qu'on est bien plus touché du présent que par le passé; et quand on y trouve de quoi se satisfaire, on ne va pas plus loin. »
Machiavel suppose-t-il que, de deux hommes également valeureux et spirituels, le peuple préférera l'usurpateur au prince légitime? ou l'entend-il d'un souverain sans vertus, et d'un ravisseur vaillant et plein de capacité? Il ne se peut point que la première supposition soit celle de l'auteur; elle est opposée aux notions les plus ordinaires du<316> bon sens : ce serait un effet sans cause que la prédilection d'un peuple en faveur d'un homme qui commet une action violente pour se rendre leur maître, et qui, d'ailleurs, n'aurait aucun mérite préférable à celui du souverain légitime. Machiavel renforcé de tous les sorites des sophistes, et de l'âne de Buridan316-13 même, si l'on veut, ne me donnera pas la solution de ce problème.
Ce ne saurait être non plus la seconde supposition, car elle est aussi frivole que la première; quelques qualités qu'on donne à un usurpateur, on m'avouera que l'action violente par laquelle il élève sa puissance est une injustice. Or, à quoi peut-on s'attendre d'un homme qui débute par le crime, si ce n'est à un gouvernement violent et tyrannique? Il en est de même d'un homme qui se marierait, et qui serait métamorphosé en Actéon par sa femme le jour même de ses noces : je ne pense pas qu'il augurerait bien de la fidélité de sa nouvelle épouse, après l'échantillon qu'elle lui aurait donné de son inconstance.
Machiavel prononce condamnation contre ses propres principes en ce chapitre; car il dit clairement que, sans l'amour des peuples, sans l'affection des grands, et sans une armée bien disciplinée, il est impossible à un prince de se soutenir sur le trône. La vérité semble le forcer de lui rendre cet hommage, à peu près comme les théologiens l'assurent des anges maudits, qui reconnaissent un Dieu, mais qui enragent.
Voici en quoi consiste la contradiction : pour gagner l'affection des peuples et des grands, il faut avoir un fonds de probité et de vertu; il faut que le prince soit humain et bienfaisant, et qu'avec ces qualités du cœur on trouve en lui de la capacité pour s'acquitter des pénibles fonctions de sa charge avec sagesse, afin qu'on puisse avoir confiance en lui. Quel contraste de ces qualités avec celles que Machiavel donne à son prince! Il faut être tel que je viens de le dire pour gagner les cœurs, et non pas, comme Machiavel l'enseigne dans<317> le cours de cet ouvrage, injuste, cruel, ambitieux, et uniquement occupé du soin de son agrandissement.
C'est ainsi qu'on peut voir démasqué ce politique que son siècle fit passer pour un grand homme, que beaucoup de ministres ont reconnu dangereux, mais qu'ils ont suivi, dont on a fait étudier les abominables maximes aux princes, à qui personne n'avait encore répondu en forme, et que beaucoup de politiques suivent encore, sans vouloir qu'on les en accuse.
Heureux serait celui qui pourrait détruire entièrement le machiavélisme dans le monde! J'en ai fait voir l'inconséquence; c'est à ceux qui gouvernent l'univers à donner des exemples de vertu aux yeux du monde. Je l'ose dire, ils sont obligés de guérir le public de la fausse idée dans laquelle il se trouve sur la politique, qui n'est proprement que le système de la sagesse des princes, mais que l'on soupçonne communément d'être le bréviaire de la fourberie et de l'injustice. C'est à eux de bannir les subtilités et la mauvaise foi des traités, et de rendre la vigueur à l'honnêteté et à la candeur, qui, à dire vrai, ne se trouve plus entre les souverains. C'est à eux de montrer qu'ils sont aussi peu envieux des provinces de leurs voisins que jaloux de la conservation de leurs propres États. On respecte les souverains, c'est un devoir et même une nécessité; mais on les aimerait, si, moins occupés d'augmenter leur domination, ils étaient plus attentifs à bien régner. L'un est un effet d'une imagination qui ne saurait se fixer; l'autre est une marque d'un esprit juste, qui saisit le vrai, et qui préfère la solidité du devoir au brillant de la vanité. Le prince qui veut tout posséder est comme un estomac qui se surcharge goulûment de viandes, sans songer qu'il ne pourra pas les digérer. Le prince qui se borne à bien gouverner est comme un homme qui mange sobrement, et dont l'estomac digère bien.
<318>CHAPITRE XXV.
La question sur la liberté de l'homme est un de ces problèmes qui pousse la raison des philosophes à bout, et qui a souvent tiré des anathèmes de la bouche sacrée des théologiens. Les partisans de la liberté disent que si les hommes ne sont pas libres, Dieu agit en eux; que c'est Dieu qui, par leur ministère, commet les meurtres, les vols et tous les crimes, ce qui pourtant est manifestement opposé à sa sainteté; en second lieu, que si l'Être suprême est le père des vices et l'auteur des iniquités qui se commettent, on ne pourra plus punir les coupables, et il n'y aura ni crimes ni vertus dans le monde. Or, comme on ne saurait penser à ce dogme affreux sans en apercevoir toutes les contradictions, on ne saurait prendre de meilleur parti qu'en se déclarant pour la liberté de l'homme.
Les partisans de la nécessité absolue disent, au contraire, que Dieu serait pire qu'un ouvrier aveugle et qui travaille dans l'obscurité, si, après avoir créé ce monde, il eût ignoré ce qui devait s'y faire. Un horloger, disent-ils, connaît l'action de la moindre roue d'une montre, puisqu'il sait le mouvement qu'il lui a imprimé, et à quelle destination il l'a faite; et Dieu, cet être infiniment sage, serait le spectateur curieux et impuissant des actions des hommes! Comment ce même Dieu, dont les ouvrages portent tous un caractère d'ordre, et qui sont tous asservis à de certaines lois immuables et constantes,<319> aurait-il laissé jouir l'homme seul de l'indépendance et de la liberté? Ce ne serait plus la Providence qui gouvernerait le monde, mais le caprice des hommes. Puis donc qu'il faut opter entre le Créateur et la créature, lequel des deux est automate, il est plus raisonnable de croire que c'est l'être en qui réside la faiblesse que l'être en qui réside la puissance. Ainsi la raison et les passions sont comme des chaînes invisibles par lesquelles la main de la Providence conduit le genre humain pour concourir aux événements que sa sagesse éternelle avait résolus, qui devaient arriver dans le monde, et pour que chaque individu remplît la destinée.
C'est ainsi que pour éviter Charybde on s'approche trop de Scylla, et que les philosophes se poussent mutuellement dans l'abîme de l'absurdité, tandis que les théologiens ferraillent dans l'obscurité, et se damnent dévotement par charité et par zèle. Ces partis se font la guerre à peu près comme les Carthaginois et les Romains se la faisaient. Lorsqu'on appréhendait de voir les troupes romaines en Afrique, on portait le flambeau de la guerre en Italie; et lorsqu'à Rome on voulut se défaire d'Annibal, que l'on craignait, on envoya Scipion à la tête des légions assiéger Carthage. Les philosophes, les théologiens et la plupart des héros d'arguments ont le génie de la nation française : ils attaquent vigoureusement, mais ils sont perdus s'ils sont réduits à la guerre défensive. C'est ce qui fit dire à un bel esprit que Dieu était le père de toutes les sectes, puisqu'il leur avait donné à toutes des armes égales, de même qu'un bon côté et un revers. Cette question sur la liberté ou la prédestination des hommes est transportée par Machiavel de la métaphysique dans la politique; c'est cependant un terrain qui lui est tout étranger, et qui ne saurait la nourrir; car, en politique, au lieu de raisonner si nous sommes libres ou si nous ne le sommes point, si la fortune et le hasard peuvent quelque chose ou s'ils ne peuvent rien, il ne faut proprement penser qu'à perfectionner sa pénétration et à nourrir sa prudence.
<320>La fortune et le hasard sont des mots vides de sens qui sont nés du cerveau des poëtes, et qui, selon toute apparence, doivent leur origine à la profonde ignorance dans laquelle croupissait le monde lorsqu'on donna des noms vagues aux effets dont les causes étaient inconnues-Ce qu'on appelle vulgairement la fortune de César signifie proprement toutes les conjonctures qui ont favorisé les desseins de cet ambitieux. Ce que l'on entend par l'infortune de Caton, ce sont les malheurs inopinés qui lui arrivèrent, ces contre-temps où les effets suivirent si subitement les causes, que sa prudence ne put ni les prévoir ni les contrecarrer.
Ce qu'on entend par le hasard ne saurait mieux s'expliquer que par le jeu des dés. Le hasard, dit-on, a fait que mes dés ont porté plutôt douze que sept. Pour décomposer ce phénomène physiquement, il faudrait avoir attention à bien des choses, comme sont la manière dont on a fait entrer les dés dans le cornet, les mouvements de la main plus ou moins forts, plus ou moins réitérés qui les font tourner dans le cornet, et qui impriment aux dés un mouvement plus vif ou plus lent lorsqu'on les chasse sur la table. Ce sont ces causes que je viens d'indiquer qui, prises ensemble, s'appellent le hasard. Un examen de cette nature, où il faut beaucoup de discussion, demande un esprit philosophique et attentif; mais comme ce n'est pas le fait de tout le monde que d'approfondir les matières, on aime mieux s'épargner cette peine. J'avoue qu'on en est quitte à meilleur marché lorsqu'on se contente d'un nom qui n'a aucune réalité; de là vient que de tous les dieux du paganisme la fortune et le hasard sont les seuls qui nous sont restés. Cela n'est pas tant mauvais, car les imprudents rejettent tous la cause de leur malheur sur la contrariété de la fortune, autant que ceux qui parviennent dans le monde sans mérite éminent érigent l'aveugle destin en divinité dont la sagesse et la justice sont admirables.
<321>Tant que nous ne serons que des hommes, c'est-à-dire, des êtres très-bornés, nous ne serons jamais tout à fait supérieurs à ce qu'on appelle les coups de la fortune. Nous devons ravir ce que nous pouvons, par la sagesse et la prudence, au hasard et à l'événement; mais notre vue est trop courte pour tout apercevoir, et notre esprit trop étroit pour tout combiner. Quoique nous soyons faibles, à la vérité, ce n'est pas une raison pour négliger le peu de forces que nous avons; tout au contraire, il faut en tirer le meilleur usage que l'on peut, et ne point dégrader notre être en nous mettant au niveau des brutes, puisque nous ne sommes pas des dieux. Effectivement il ne faudrait pas moins aux hommes que la toute-science divine pour combiner une infinité de causes cachées, et pour connaître jusqu'au plus petit ressort des événements, afin de tirer, par leur moyen, de justes conjectures pour l'avenir.
Voici deux événements qui feront voir clairement qu'il est impossible à la sagesse humaine de tout prévoir. Le premier événement est celui de la surprise de Crémone par le prince Eugène, entreprise concertée avec toute la prudence imaginable, et exécutée avec une valeur infinie. Voici comment ce dessein échoua : le prince s'introduisit dans la ville, vers le matin, par un canal à immondices que lui ouvrit un curé avec lequel il était en intelligence; il se serait infailliblement rendu maître de la place, si deux choses qu'il ne pouvait imaginer ne fussent arrivées. Premièrement, un régiment suisse qui devait exercer le même matin se trouva sous les armes, et lui fit résistance jusqu'à ce que le reste de la garnison s'assemblât. En second lieu, le guide qui devait mener le prince de Vaudemont à une autre porte de la ville, dont ce prince devait s'emparer, manqua le chemin, ce qui fit que ce détachement arriva trop tard. Je crois que la prêtresse de Delphes écumant de fureur sur son trépied sacré n'aurait prévu ces accidents par aucun secret de son art.
Le second événement dont j'ai voulu parler est celui de la paix<322> particulière que les Anglais firent avec la France vers la fin de la guerre de succession. Ni les ministres de l'empereur Joseph, ni les plus grands philosophes, ni les plus habiles politiques n'auraient pu soupçonner qu'une paire de gants changerait le destin de l'Europe; cela arriva cependant au pied de la lettre, comme on pourra le voir.
Mylady Marlborough exerçait la charge de grande maîtresse de la reine Anne à Londres, tandis que son époux faisait dans les campagnes de Brabant une double moisson de lauriers et de richesses. Cette duchesse soutenait par sa faveur le parti du héros, et le héros soutenait le crédit de son épouse par ses victoires. Le parti des torys, qui leur était opposé, et qui souhaitait la paix, ne pouvait rien, tandis que cette duchesse était toute-puissante auprès de la Reine. Elle perdit cette faveur par une cause assez légère : la Reine avait commandé des gants auprès de sa gantière, et la duchesse en avait commandé en même temps; son impatience de les avoir lui fit presser la gantière de la servir avant la Reine. Cependant Anne voulut avoir ses gants; une dame du palais qui était ennemie de mylady Marlborough informa la Reine de tout ce qui s'était passé, et s'en prévalut avec tant de malignité, que la Reine, dès ce moment, regarda la duchesse comme une favorite dont elle ne pouvait plus supporter l'insolence. La gantière acheva d'aigrir cette princesse par l'histoire des gants, qu'elle lui conta avec toute la noirceur possible. Ce levain, quoique léger, fut suffisant pour mettre toutes les humeurs en fermentation, et pour assaisonner tout ce qui doit accompagner une disgrâce. Les torys, et le maréchal de Tallard à leur tête, se prévalurent de cette affaire, qui devint un coup de partie pour eux. La duchesse de Marlborough fut disgraciée peu de temps après, et avec elle tomba le parti des whigs et celui des alliés et de l'Empereur. Tel est le jeu des choses les plus graves du monde : la Providence se rit de la sagesse et des grandeurs humaines; des causes frivoles et quelquefois ridicules changent souvent la fortune des États et des monarchies entières.<323> Dans cette occasion, de petites misères de femmes sauvèrent Louis XIV d'un pas dont sa sagesse, ses forces et sa puissance ne l'auraient peut-être pas pu tirer, et obligèrent les alliés à faire la paix malgré eux.
Ces sortes d'événements arrivent; mais j'avoue que c'est rarement, et que leur autorité n'est pas suffisante pour décréditer entièrement la prudence et la pénétration; il en est comme des maladies, qui altèrent quelquefois la santé des hommes, mais qui ne les empêchent pas de jouir la plupart du temps des avantages d'un tempérament robuste.
Il faut donc nécessairement que ceux qui doivent gouverner le monde cultivent leur pénétration et leur prudence; mais ce n'est pas tout; car, s'ils veulent captiver la fortune, il faut qu'ils apprennent à plier leur tempérament sous les conjonctures, ce qui est très-difficile.
Je ne parle, en général, que de deux sortes de tempéraments, celui d'une vivacité hardie, et celui d'une lenteur circonspecte; et comme ces causes morales ont une cause physique, il est presque impossible qu'un prince soit si fort maître de lui-même, qu'il prenne toutes les couleurs comme un caméléon. Il y a des siècles qui favorisent la gloire des conquérants et de ces hommes hardis et entreprenants qui semblent nés pour agir et pour opérer des changements extraordinaires dans l'univers. Des révolutions, des guerres les favorisent, et principalement ces esprits de vertige et de défiance qui brouillent les souverains, leur fournissent des occasions pour déployer leurs dangereux talents; en un mot, toutes les conjonctures qui sympathisent avec leur naturel turbulent et actif facilitent leurs succès.
Il y a d'autres temps où le monde, moins agité, ne paraît vouloir être régi que par la douceur, où il ne faut que de la prudence et de la circonspection; c'est une espèce de calme heureux dans la politique, qui succède ordinairement après l'orage; c'est alors que les né<324>gociations sont plus efficaces que les batailles, et qu'il faut gagner par la plume ce que l'on ne saurait acquérir par l'épée.
Afin qu'un souverain pût profiter de toutes les conjonctures, il faudrait qu'il apprît à se conformer au temps, comme un habile pilote, qui déploie toutes ses voiles lorsque les vents lui sont favorables, mais qui va à la bouline, ou qui les cale même, lorsque la tempête l'y oblige, est uniquement occupé de conduire son vaisseau dans le port désiré, indépendamment des moyens pour y parvenir.
Si un général d'armée était circonspect et téméraire à propos, il serait presque indomptable; il y aurait des occasions où il tirerait la guerre en longueur, comme lorsqu'il aurait affaire à un ennemi qui manquerait de ressources pour fournir aux frais d'une longue guerre, ou lorsque l'armée opposée aurait une disette de provisions et de fourrage. Fabius matait Annibal par ses longueurs; ce Romain n'ignorait pas que le Carthaginois manquait d'argent et de recrues, et que, sans combattre, il suffisait de voir tranquillement fondre cette armée pour la faire périr, pour ainsi dire, d'inanition. La politique d'Annibal était, au contraire, de combattre; sa puissance n'était qu'une force d'accident, dont il fallait tirer avec promptitude tout l'avantage possible, afin de lui donner de la solidité par la terreur qu'impriment les actions brillantes et héroïques, et par les ressources qu'on tire des conquêtes.
En l'an 1704, si l'électeur de Bavière et le maréchal de Tallard n'étaient point sortis de Bavière pour s'avancer jusqu'à Blenheim et Höchstädt, ils seraient restés les maîtres de toute la Souabe; car l'armée des alliés, ne pouvant subsister en Bavière faute de vivres, aurait été obligée de se retirer vers le Main, et de se séparer. Ce fut donc manque de circonspection, lorsqu'il en était temps, que l'Électeur confia au sort d'une bataille à jamais mémorable et glorieuse pour la nation allemande ce qu'il ne dépendait que de lui de conserver. Cette imprudence fut punie par la défaite totale des Français et des Bava<325>rois, et par la perte de la Bavière et de tout ce pays qui est entre le Haut-Palatinat et le Rhin. La témérité est brillante, je l'avoue, elle frappe et elle éblouit; mais ce n'est qu'un beau dehors, elle est féconde en dangers. La prudence est moins vive, elle a moins d'éclat; mais elle marche d'un pas ferme et sans vaciller.
On ne parle point des téméraires qui ont péri; on ne parle que de ceux qui ont été secondés de la fortune. Il en est ainsi que des rêves et des prophéties : entre mille qui ont été fausses et que l'on oublie, on ne se ressouvient que d'un petit nombre qui se sont trouvées vraies. Le monde devrait juger des événements par leurs causes, et non pas des causes par l'événement.
Je conclus donc qu'un peuple risque beaucoup avec un prince téméraire; que c'est un danger continuel qui le menace; et que le souverain circonspect, s'il n'est pas propre pour les grands exploits, semble né avec des talents plus capables que ceux du premier pour rendre les peuples heureux sous sa domination. Le fort des téméraires, ce sont les conquêtes; le fort des prudents, c'est de les conserver.
Pour que les uns et les autres soient grands hommes, il faut qu'ils viennent à propos au monde, sans quoi les talents leur sont plus pernicieux que profitables. Tout homme raisonnable, et principalement ceux que le ciel a destinés pour gouverner les autres, devraient se faire un plan de conduite aussi bien raisonné et lié qu'une démonstration géométrique. En suivant en tout un pareil système, ce serait le moyen d'agir conséquemment, et de ne jamais s'écarter de son but; on pourrait ramener par là toutes les conjonctures et tous les événements à l'acheminement de ses desseins; tout concourrait pour exécuter les projets que l'on aurait médités.
Mais qui sont ces princes desquels nous prétendons tant de rares talents? Ce ne sont que des hommes, et il sera vrai de dire que, selon leur nature, il leur est impossible de satisfaire à tous leurs devoirs;<326> on trouverait plutôt le phénix des poëtes et les unités des métaphysiciens que l'homme de Platon. Il est juste que les peuples se contentent des efforts que font les souverains pour parvenir à la perfection. Les plus accomplis d'entre eux seront ceux qui s'éloigneront plus que les autres du prince de Machiavel. Il n'est que juste que l'on supporte leurs défauts, lorsqu'ils sont contre-balancés par des qualités du cœur et par de bonnes intentions; il faut nous souvenir sans cesse qu'il n'y a rien de parfait dans le monde, et que l'erreur et la faiblesse sont le partage de tous les hommes. Le pays le plus heureux est celui où une indulgence mutuelle du souverain et des sujets répand sur la société cette douceur aimable sans laquelle la vie est un poids qui devient à charge, et le monde une vallée d'amertumes au lieu d'un théâtre de plaisirs.
<327>CHAPITRE XXVI.
Des différentes sortes de négociations, et des raisons justes de faire la guerre.
Nous avons vu, dans cet ouvrage, tous les faux raisonnements par lesquels Machiavel a prétendu nous donner le change et nous faire prendre des scélérats pour de grands hommes.
J'ai fait mes efforts pour prouver le contraire et pour désabuser le monde de l'erreur où sont bien des personnes sur la politique des princes. Je leur ai montré que la véritable sagesse des souverains était de faire du bien, et d'être les plus accomplis dans leurs États; que leur véritable intérêt exigeait qu'ils fussent justes, afin que la nécessité ne les obligeât point de condamner en d'autres ce que leur indulgence autorise en eux-mêmes; qu'il ne leur doit point suffire de faire des actions brillantes pour contenter leur ambition et leur gloire; mais qu'ils doivent leur préférer même tout ce qui peut tendre au bonheur du genre humain, en évitant ce qui peut contribuer à sa ruine. J'ai dit que c'était là l'unique moyen d'établir leur réputation sur un fondement solide, et de mériter que la gloire de leur nom passât sans souffrir aucune altération jusqu'à la postérité la plus reculée.
J'ajouterai à ceci deux considérations, dont l'une regarde la manière de négocier, et l'autre, ce qu'on peut appeler des raisons valables pour qu'un souverain s'engage dans une guerre ouverte.
<328>Les ministres que les princes entretiennent dans les cours étrangères sont des espions privilégiés qui veillent sur la conduite des rois chez lesquels ils résident; ils doivent pénétrer les desseins de ces princes, éclairer leurs démarches, approfondir leurs actions, pour en informer leurs maîtres et les avertir à temps, s'ils en aperçoivent de contraires à leurs intérêts. Un des principaux objets de leur mission est de cimenter les liens d'amitié entre les souverains; mais au lieu d'être des artisans de paix, ils sont souvent des organes de la guerre. Ils savent délier les liens les plus sacrés du secret par l'appât de la corruption; ils sont souples, accommodants, adroits et rusés; et comme leur amour-propre va de pair avec leur devoir, ils se dévouent entièrement au service de leurs maîtres.
C'est contre les corruptions et les artifices de ces espions que les princes ont lieu d'être en garde. Il est nécessaire que le gouvernement soit attentif sur leurs démarches, et qu'il en soit informé, afin que, les devinant d'avance, il puisse en prévenir les dangereuses suites, et cacher aux yeux de ces lynx les secrets que la prudence défend de laisser transpirer. Mais s'ils sont dangereux à l'ordinaire, ils le sont infiniment plus lorsque l'importance de leur négociation augmente; et c'est alors que les princes ne sauraient examiner assez rigoureusement la conduite de leurs ministres, afin d'approfondir si quelque pluie de Danaé n'aurait point amolli l'austérité de leur vertu.
Dans des temps critiques où des traités et des alliances se font, il faut que la prudence des souverains soit plus vigilante qu'à l'ordinaire, qu'ils dissèquent bien la nature des choses qu'ils veulent promettre, pour voir si elles sont telles qu'ils pourront remplir leurs engagements; qu'ils envisagent les traités qu'on leur propose sous toutes leurs faces, afin d'en prévoir les conséquences, et de juger s'ils pourraient servir de base au bonheur solide des peuples et à leur avantage réel, ou si ce n'est qu'un palliatif et une production de l'artifice et de la ruse d'autres souverains. Il faut, de plus, ajouter à toutes ces précau<329>tions le soin de bien éclaircir les termes, il faut que le grammairien pointilleux précède le politique habile, afin que cette distinction frauduleuse de l'esprit et de la parole du traité ne puisse point avoir lieu. Et il est sûr que les grands hommes n'ont jamais regretté le temps qu'ils ont donné à la réflexion avant que d'agir, puisque, ensuite, après avoir pris des engagements, ils n'ont pas eu lieu de s'en repentir; ou du moins on a moins de reproches à se faire lorsqu'on a employé tous les ressorts de la sagesse en ses conseils que si l'on avait pris une résolution avec feu, et qu'on l'eût exécutée avec précipitation.
Toutes les négociations ne se font pas par les ministres accrédités; on envoie souvent des personnes sans caractère dans des lieux tiers où ils font des propositions sans que personne en puisse prendre ombrage. Les préliminaires de la dernière paix furent conclus de cette manière entre l'Empereur et la France, à l'insu de l'Empire et des puissances maritimes; cet accommodement se fit chez un comte de l'Empire329-14 qui a ses terres au bord du Rhin.
Victor-Amédée, le prince le plus habile et le plus artificieux de son temps, savait plus que personne au inonde l'art de dissimuler ses desseins. Il trompa l'univers plus d'une fois par ses ruses, entre autres, lorsque le maréchal de Catinat, dans le froc d'un moine et sous prétexte de travailler au salut de cette âme royale, retira ce prince du parti de l'Empereur, et en fit un prosélyte à la France. Cette négociation, qui se fit entre eux deux uniquement, fut conduite avec tant de dextérité, que la nouvelle alliance de la France et de la Sardaigne parut aux politiques de ce temps-là un phénomène inopiné et extraordinaire.
Je ne propose point cet exemple pour justifier la conduite de Victor-Amédée; ma plume fait aussi peu de quartier à la fourberie des rois qu'à la déloyauté des particuliers. Je prétends simplement<330> montrer les avantages d'une conduite discrète et le profit qu'on peut retirer de l'adresse, pourvu qu'on ne s'en serve point pour rien d'indigne et de malhonnête.
C'est donc une règle générale que les princes doivent choisir les esprits les plus transcendants pour les employer dans des négociations difficiles; qu'il faut des hommes qui soient non seulement rusés et souples pour s'insinuer, mais qui aient le coup d'œil assez fin pour lire dans les yeux les secrets des cœurs, et pour juger, par les gestes et par les moindres démarches, les intentions secrètes des autres, afin que rien n'échappe à leur pénétration, et que tout se découvre par la force de leur raisonnement.
Les souverains ne devraient se servir des ruses et des finesses que de la manière dont une ville nouvellement investie se sert des feux d'artifice, simplement pour découvrir les desseins de leurs ennemis. D'ailleurs, s'ils font sincèrement profession de probité, ils se concilieront infailliblement la confiance de l'Europe; ils seront heureux sans fourberie, et puissants par leur seule vertu. La paix et le bonheur d'un pays est le but naturel des négociations; c'est un centre où les chemins différents de la politique doivent tous se réunir.
La tranquillité de l'Europe se fonde principalement sur le maintien de ce sage équilibre par lequel la force supérieure de quelques souverains est contre-balancée par les forces réunies de quelques autres puissances. Si cet équilibre vient à manquer, il est à craindre qu'une révolution générale n'arrive, et qu'une nouvelle monarchie ne s'établisse sur les débris des princes que leur désunion rend faibles et impuissants.
La politique des princes de l'Europe semble donc exiger d'eux qu'ils ne perdent jamais de vue les négociations, les traités et les alliances par lesquels ils peuvent établir l'égalité entre les princes les plus formidables, et qu'ils évitent avec soin tout ce qui peut semer entre eux la zizanie et la désunion, comme leur étant tôt ou tard<331> mortel. Une certaine prédilection pour une nation, une aversion pour une autre, des préjugés de femme, des querelles particulières, de petits intérêts, des minuties, ne doivent jamais éblouir les yeux de ceux qui gouvernent des peuples entiers. Il faut qu'ils visent au grand, et qu'ils sacrifient sans balancer la bagatelle au principal. Les grands princes se sont toujours oubliés eux-mêmes pour ne songer qu'au bien commun, s'entend qu'ils se sont soigneusement sevrés de toute prévention, pour mieux embrasser leurs véritables intérêts. L'éloignement que témoignèrent les successeurs d'Alexandre à se réunir contre les Romains était semblable à l'aversion qu'ont quelques personnes contre une saignée, dont l'omission peut les faire tomber dans une fièvre chaude ou leur causer un vomissement de sang, après quoi les remèdes ne sont souvent plus applicables. Ainsi l'impartialité et un esprit débarrassé de préjugés est aussi nécessaire en politique qu'en justice : dans l'une, pour se conduire sans cesse selon que le veut la sagesse; dans l'autre, pour ne jamais léser l'équité.
Le monde serait bien heureux, si l'on n'avait d'autres moyens que celui de la négociation pour maintenir la justice et pour rétablir la paix parmi les nations. On emploierait les arguments au lieu d'armes, et l'on s'entre-disputerait au lieu de s'entr'égorger. Une fâcheuse nécessité oblige les princes d'avoir recours à une voie beaucoup plus cruelle, plus funeste et plus odieuse; il y a des occasions où il faut défendre par les armes la liberté des peuples qu'on veut opprimer par injustice, où il faut obtenir par la violence ce que l'iniquité des hommes refuse à la douceur, et où les souverains, nés arbitres de leurs démêlés, ne sauraient les vider qu'en mesurant leurs forces et commettant leur cause au sort des batailles. C'est en des cas pareils que ce paradoxe devient véritable, qu'une bonne guerre donne et affermit une bonne paix.
Examinons à présent en quelle occasion les souverains peuvent entreprendre des guerres sans avoir à se reprocher le sang de leurs<332> sujets répandu, ou sans nécessité, ou pour leur vanité et leur orgueil.
De toutes les guerres, les plus justes, et dont on peut le moins se dispenser, sont les défensives, lorsque les hostilités de leurs ennemis obligent les souverains à prendre de justes mesures pour se maintenir contre leurs attaques, et qu'ils sont dans la nécessité de repousser la violence par la violence. La force de leurs bras les soutient contre la cupidité de leurs voisins, et la valeur de leurs troupes garantit la tranquillité de leurs sujets; et de même qu'il est juste de chasser un voleur lorsqu'on le trouve intentionné de commettre un larcin dans votre maison, ainsi est-ce un acte de la justice des grands et des rois de contraindre, par la voie des armes, les usurpateurs de sortir de leurs États. Les guerres que les souverains font pour le maintien de certains droits ou de certaines prétentions qu'on leur veut disputer, ne sont pas moins justes que les premières dont nous venons de parler. Comme il n'y a point de tribunaux supérieurs aux rois, et nul magistrat dans le monde qui juge de leurs différends, c'est aux combats à décider de leurs droits et à juger de la validité de leurs raisons. Les souverains plaident les armes à la main, et ils obligent, s'ils peuvent, leurs envieux de laisser un libre cours à la justice de leur cause. C'est donc pour maintenir l'équité dans le monde, et pour éviter l'esclavage, que ces sortes de guerres se font; ce qui en rend l'usage sacré et d'une utilité indispensable.
Il y a des guerres offensives qui sont aussi justes que celles dont nous venons de parler : ce sont des guerres de précaution, et que les princes font sagement d'entreprendre, lorsque la grandeur excessive des plus grandes puissances de l'Europe semble près de se déborder, et menace d'engloutir l'univers. On voit un orage qui se forme, on ne saurait le conjurer seul; ainsi on se réunit à tous ceux qu'un commun danger met dans les mêmes intérêts. Si les autres peuples se fussent réunis contre la puissance romaine, jamais elle n'aurait pu<333> bouleverser tant de grands empires; une alliance sagement projetée et une guerre vivement entreprise auraient fait avorter ces desseins ambitieux dont l'accomplissement enchaîna l'univers.
La prudence veut que l'on préfère les petits maux aux plus grands, et que l'on agisse tandis qu'on en est maître. Il vaut donc mieux de s'engager dans une guerre offensive lorsqu'on est libre d'opter entre la branche d'olive et la branche de laurier, que d'attendre jusqu'à ces temps désespérés où une déclaration de guerre ne peut que retarder de quelques moments l'esclavage entier et la ruine. Quoique cette situation soit fâcheuse pour un souverain, il ne saurait cependant mieux faire que de se servir de ses forces avant que les arrangements de ses ennemis, lui liant les mains, lui en fassent perdre le pouvoir. Les alliances peuvent aussi engager les princes à entrer dans les guerres de leurs alliés en leur fournissant le nombre de troupes auxiliaires dont ils sont convenus par les traités. Comme les souverains ne sauraient se passer d'alliances, puisqu'il y en a peu ou point qui puissent se soutenir par leurs propres forces, ils s'engagent à se donner un secours mutuel en cas de besoin, et à s'assister réciproquement par un nombre de troupes déterminé; ce qui contribue à leur conservation ainsi qu'à leur sûreté. C'est donc l'événement qui décide lequel des alliés retirera les fruits de l'alliance. Mais comme l'occasion qui favorise une des parties contractantes dans un temps peut de même favoriser celui qui donne les auxiliaires dans d'autres conjonctures, il est de la sagesse des princes d'observer religieusement la foi des traités, et de les remplir même scrupuleusement, d'autant plus que l'intérêt de leurs peuples est que de pareilles alliances rendent plus efficace la protection des souverains, en rendant leur puissance plus redoutable à leurs ennemis.
Toutes les guerres donc qui seront entreprises, après un examen rigoureux, pour repousser des usurpateurs, pour maintenir des droits légitimes, pour garantir la liberté de l'univers, et pour éviter l'op<334>pression et la violence des ambitieux, sont conformes à la justice et à l'équité. Les souverains qui en entreprennent de pareilles sont innocents de tout le sang répandu, puisqu'ils sont dans la nécessité d'agir, et que, dans ces circonstances, la guerre est un moindre malheur que la paix.
Ce sujet me conduit naturellement à parler des princes qui trafiquent du sang de leurs peuples par un infâme négoce. Leurs troupes sont au plus offrant; c'est une espèce d'encan où ceux qui renchérissent le plus par des subsides amènent les soldats de ces indignes souverains à la boucherie.334-a Ces princes devraient rougir de la lâcheté avec laquelle ils vendent la vie des hommes qu'ils devraient protéger comme pères des peuples; ces petits tyrans devraient entendre la voix de l'humanité, qui déteste le cruel abus qu'ils font de leur pouvoir, et qui de là même les juge indignes d'une plus haute fortune et des couronnes qu'ils n'ont pas.
Je me suis suffisamment expliqué dans le chapitre vingt et un sur les guerres de religion; j'ajoute encore qu'un souverain doit faire ce qu'il peut pour les éviter, ou du moins qu'il doit prudemment changer l'état de la question, puisque par là il diminuera le venin, l'acharnement et la cruauté qui ont été de tout temps inséparables des querelles de parti et des démêlés de religion. On ne saurait assez condamner, d'ailleurs, ceux qui, par un criminel abus, se servent, en tout ce qu'ils font, des termes de justice et d'équité, et qui, par une impiété sacrilége, font de l'Être suprême le bouclier de leur abominable ambition. Il faut une scélératesse infinie pour tromper le public par des prétextes aussi légers, et les princes devraient être assez économes du sang de leurs peuples pour ne point prodiguer la vie de leurs soldats, en faisant un mauvais usage de leur valeur.
La guerre est si féconde en malheurs, l'issue en est si peu certaine, et les suites en sont si ruineuses pour un pays, que les souve<335>rains ne sauraient assez réfléchir avant que de l'entreprendre. Je ne parle point de l'injustice et des violences qu'ils commettent envers leurs voisins, mais je me borne aux malheurs qui rejaillissent directement sur leurs sujets.
Je me persuade que si les rois et les monarques voyaient au vrai le tableau des misères populaires, ils n'y seraient point insensibles. Mais ils n'ont pas l'imagination assez vive pour se représenter au naturel les maux dont leur condition les met à l'abri. Il faudrait mettre sous les yeux d'un souverain que le feu de son ambition pousse à la guerre toutes les funestes suites qu'elle a pour ses sujets : ces impôts qui accablent les peuples, ces levées qui emportent toute la jeunesse du pays, ces maladies contagieuses des armées, où périssent tant d'hommes de misère, ces siéges meurtriers, ces batailles plus cruelles encore, ces blessés que la perte de quelques membres prive des uniques instruments de leur subsistance, et ces orphelins à qui le fer ennemi a ravi ceux qui affrontaient les dangers et vendaient au prince leur sang, leurs aliments et leur nourriture; tant d'hommes utiles à l'État moissonnés avant le temps! Il n'y eut jamais de tyran qui, de sang-froid, commît de pareilles cruautés. Les princes qui font des guerres injustes sont plus cruels qu'eux. Ils sacrifient à l'impétuosité de leurs passions le bonheur, la santé et la vie d'une infinité d'hommes que leur devoir serait de protéger et de rendre heureux, au lieu de les exposer aussi légèrement à tout ce que l'humanité a de plus à redouter. Il est donc certain que les arbitres du monde ne sauraient être assez prudents et circonspects dans leurs démarches, et qu'ils ne sauraient être assez avares de la vie de leurs sujets, qu'ils ne doivent point regarder comme leurs esclaves, mais comme leurs égaux, et à quelque égard comme leurs maîtres.335-a
Je prie les souverains, en finissant cet ouvrage, de ne point s'offenser de la liberté avec laquelle je leur parle; mon but est de rendre<336> un hommage sincère à la vérité, et de ne flatter personne. La bonne opinion que j'ai des princes qui règnent à présent dans le monde me les a fait juger dignes d'entendre la vérité. C'est aux Tibère, aux Borgia, aux monstres, aux tyrans, qu'il faut la cacher, puisqu'elle choquerait trop directement leurs crimes et leur scélératesse. Grâces au ciel, nous ne comptons aucun monstre parmi les souverains de l'Europe; mais nous savons, comme eux, qu'ils ne sont point au-dessus des faiblesses humaines; et c'est faire leur plus bel éloge que de dire qu'on ose hardiment blâmer devant eux tous les crimes des rois, et tout ce qui est contraire à la justice et aux sentiments de l'humanité.
10-1 Corps diplomatique, par Du Mont. A Amsterdam, 1731, in-folio, t. VIII, 2e partie, p. 107 :
ART. V. En vertu de la renonciation faite par Sa Majesté Impériale dans les deux précédents articles, le Roi Catholique cède à son tour, et en son nom, et en celui de ses héritiers, descendants mâles et femelles, tous les droits sans exception quelconque, en général et en particulier, sur les royaumes, provinces et domaines lesquels Sa Majesté Impériale a possédés effectivement en Italie ou en Flandre, et qui ont autrefois appartenu à la monarchie d'Espagne; entre lesquels est le marquisat de Final, cédé à la république de Gènes par Sa Majesté Impériale en 1713, et à présent dûment occupé; sur le sujet duquel actes solennels de renonciation ont été expédiés en la plus due forme, qu'on aura soin de publier, et en lieux congrus on en passera l'acte, qui sera remis à Sa Majesté Impériale et aux parties intéressées. Sa Majesté Catholique renonce pareillement au droit de réversion à la couronne d'Espagne qu'elle s'est réservé sur le royaume de Sicile, à toutes autres actions, prétentions, sous le prétexte desquelles pourrait être inquiétée Sa Majesté Impériale, ou ses héritiers, successeurs, directement ou indirectement, non seulement dans les susdits royaumes ou provinces, mais aussi dans tous les autres domaines qu'il possède actuellement en Flandre, en Italie, ou ailleurs.
10-2 Extrait du traité de Séville conclu entre Leurs Majestés Très-Chrétienne, Britannique et Catholique, le 9 novembre 1729. Voyez Corps diplomatique, par Du Mont, t. VIII, 2e partie, p. 108-160. Les deux articles secrets, datés « A Séville, le 21 novembre 1729, » se trouvent l. c., p. 160 et 161.
Ce traité, que les Anglais nomment la source de leurs larmes, consistant en douze articles, et deux articles secrets, 1o Confirme les traités précédents, et contient l'amnistie de part et d'autre. 20 Règle le contingent des secours réciproques en hommes, vaisseaux et argent. 3o Déroge au traité de Vienne conclu en 1723 entre l'Empereur et l'Espagne. 4o Conserve le commerce français et anglais, tant en Europe qu'aux Indes, sur l'ancien pied. 5o Promet la réparation des dommages faits de part et d'autre. 6o Ordonne la commission et la nomination des commissaires pour examiner les pertes et dommages qu'on a soufferts de part et d'autre. 70 Parle des commissaires de France pour de pareilles recherches. 8o Prescrit la durée de cette commission, savoir, trois ans. 9o NB. Comme le plus remarquable, il est en ces termes :
« On effectuera dès à présent l'introduction des garnisons dans les places de Livourne, Porto-Ferrajo, Parme, et Plaisance, au nombre de six mille hommes des troupes de Sa Majesté Catholique, et à sa solde, lesquels serviront pour la plus grande assurance et conservation de la succession immédiate desdits États en faveur du sérénissime infant Don Carlos, et pour être en état de résister à toute entreprise et opposition qui pourrait être suscitée au préjudice de ce qui a été réglé sur ladite succession. »
10o On donne la conduite que cesdites troupes doivent tenir dans ces places. 11o Fait promettre au roi d'Espagne de retirer ses troupes dès que tout sera en ordre et en tranquillité. 12o Contient la garantie desdits États à l'infant Don Carlos, tant reprochée aux Anglais. 13o Renvoie à un accord particulier qui doit être fait entre les parties contractantes, concernant la manutention desdites garnisons. 14o Invite les états généraux à accéder à ce traité.
Les deux articles secrets expliquent les avantages du commerce des Anglais dans les Indes occidentales, et surtout le fameux traité d'Assiento.
Signé :
W. Stanhope.Brancas.El Marques de la Paz.
B. Keene.Don Joseph Patinho.
105-a L'autographe de l'Auteur porte « un certain prince d'Allemagne. »
105-b Ce passage ne peut se rapporter qu'au duc Ernest-Auguste de Saxe-Weimar, qui entretenait un bataillon de sept cents hommes, un escadron de cent quatre-vingts maîtres, et une compagnie de cadets à cheval. Frédéric vit ces troupes au camp de Mühlberg, en 1730. Voici ce que le baron de Pöllnitz en dit, entre autres, dans le premier volume de ses Lettres et Mémoires contenant les observations qu'il a faites dans ses voyages : « Véritablement elles doivent être à charge au duc, dont on dit que les revenus n'excèdent pas quatre cent mille écus. »
107-a Salmonée, roi d'Élide.
112-a Voyez, t. II, p. 1 et 2.
113-a Voyez t. II, p. 22.
117-a I Samuel, XVII, v. 38 et 39.
12-3 Il est notoire que les ministres de l'Empereur ont agi de concert en tout avec ceux de la Russie : qu'il avait un corps de dix-sept mille hommes campé aux frontières de la Pologne; qu'il avait corrompu le prince Lubomirski, qu'on nomme le Prince botté, qui fut l'auteur de la scission de ceux qui passèrent de Varsovie dans un village nommé Praga; et que c'est à l'instigation de l'Empereur que les troupes russiennes sont entrées en Pologne.
123-a François-Étienne, duc de Lorraine, chassant en 1737 près de Kolar, en Servie, s'égara au point que le maréchal comte de Seckendorff dut le faire remettre sur la route du camp par des trompettes placés de distance en distance. Voyez Versuch einer Lebensbeschreibung des Feldmarschalls Grafen von Seckendorff (par le baron Thérésius de Seckendorff. Sans lieu d'impression), 1792, t. II, p. 98.
13-4 ART. IV. (Kaiser Carls des Sechsten Wahl-Capitulation. Mit nöthigen Anmerkungen. Leipzig, bei Thomas Fritsch, 1725, in-4, p. 32). Nous devons et voulons, dans toutes les délibérations sur les affaires qui concernent l'Empire, surtout celles qui sont exprimées dans l'instrumentum pacis, que les électeurs et princes jouissent du droit de suffrage, et que rien ne puisse être entrepris ni conclu sans leur libre consentement. Nous devons et voulons pendant notre règne vivre en paix avec les puissances chrétiennes qui sont nos voisins, ne point leur donner occasion d'avoir des contestations avec l'Empire. Nous éviterons d'impliquer l'Empire dans des guerres étrangères. Nous nous abstiendrons entièrement de tout secours dont il pourrait résulter du dommage à l'Empire, de toute dispute, guerre, soit dans, soit hors de l'Empire. sous quelque prétexte que ce soit, à moins que cela n'arrivé par te consentement des électeurs, princes et états, donné dans une diète, ou au gré des électeurs.
13-5 ART. VI. (l. c., p. 41). Nous devons et voulons, en qualité d'Empereur élu roi des Romains, pour ce qui regarde les affaires de l'Empire, avant d'en avoir obtenu le consentement des électeurs, princes ou états, dans une diète, comme l'intérêt de l'État demande quelquefois de la célérité et de la promptitude, nous devons et voulons obtenir ce consentement à un temps marqué, et cela dans une assemblée collégiale, et non par des déclarations particulières, jusqu'à ce qu'on puisse parvenir à une diète générale, comme cela se pratique dans les autres affaires qui concernent la sûreté de l'Empire. S'il arrivait que nous lissions quelque alliance à l'égard de nos terres particulières, cela n'arrivera qu'autant que cela ne portera aucun préjudice à l'Empire. ni ne sera opposé au contenu de l'instrumentum pacis.
13-6 Vovez, à la fin de la note précédente.
13-7 ART. X. (l. c., p. 59). De plus, nous ne devons et ne voulons ni donner, troquer, aliéner, ni molester par des impôts rien de ce qui appartient à l'Empire, sans la volonté et le consentement des électeurs, princes et états : mais nous devons et voulons nous abstenir de tout ce qui pourrait donner occasion à quelque exemption ou retranchement de quelques parties de l'Empire : nous voulons surtout nous abstenir de tous priviléges ou immunités exorbitantes, et nous appliquer au contraire avec beaucoup de soin à acquérir de nouveau et à conserver ensuite les principautés engagées ou aliénées, les terres confisquées ou tombées par voie illégitime en des mains étrangères.
133-a Un seul mot, un soupir, un coup d'œil nous trahit.
Voltaire. Œdipe, acte III, scène Ier.
135-a Mézeray et le père Daniel attribuent ces belles paroles à Jean II, dit le Bon, roi de France et père de Charles le Sage. Voyez t. IV, p. 124.
137-a L'Auteur veut parler de l'empereur Charles VI. Voyez t. I, p. 191-194; voyez aussi Journal secret du baron de Seckendorff. A Tubingue, 1811, p. 138 et 139.
143-a Probablement des Othon.
143-b Voyez t. I, p. 1.
148-a Voyez ci-dessus, p. 58.
151-a Quinte-Corce, livre VII, chap. 8.
152-a Pro Ligario, chap. XII.
153-a Il y a ici une erreur. Le Grand Électeur mit tout en œuvre pour obtenir l'appui de la cour de Moscou : il écrivit, il fit faire des démarches par ses alliés et par son envoyé Joachim Scultetus. Mais le czar Alexei préféra rester en paix avec la Suède. Voyez Archives royales de l'État; Jean Magirus, p. 215 de son ouvrage (manuscrit) composé en 1682 et intitulé, Die Heldenthaten Friedrich Wilhelms, Kurfürsten von Brandenburg, vom Jahre 1670-1680. (Ms. boruss. in-fol., no 99, de la bibliothèque royale de Berlin) : voyez enfin Pufendorf, De rebus gestis Friderici! Wilhelmi Magni, lib. XIII, §. 61. Ce fut sur l'ordre exprès de son souverain, ordre daté de Clèves, le 3 (13 nouv. st.) avril 1675, que Scultetus se rendit auprès du Czar. Il partit de Cüstrin pour Moscou le 1er (11) juillet, et quitta cette capitale le 17 (27) octobre de la même année. Dans ses Mémoires de Brandebourg, Frédéric ne fait aucune mention de troupes auxiliaires demandées ou refusées par son bisaïeul.
156-a Pro Archia poeta, chap. VII, d'après la traduction que Voltaire donne de ce passage dans l'Épître à madame du Châtelet placée en tête d'Alzire.
161-a Contemptu famae contemni virtutes. Tacite, Annales, livre IV, chap. 38.
171-11 Madame Masham. [Voyez t. I, p. 140]
178-12 Le comte de Neuwied. [ Voyez t. I, p. 193 et 194; voyez aussi Journal secret du baron de Seckendorff, p. 129-138.]
179-a Le trait dont le Roi parle ici est rapporté un peu différemment par Plutarque, Vie de Sertorius. chap. XVI.
182-a Voyez t. VI, p. 132.
190-a Voyez t. I, p. 142.
192-a Le second chapitre manque dans notre autographe. Voyez l'Avertissement de l'Editeur.
198-a Voyez t. II, p. 5.
206-a Notre autographe porte : « qui n'a que - milles de long sur - de large. » C'est dans les éditions publiées par Voltaire que nous avons pris les chiffres ci-dessus indiqués.
207-a Les mots « quinze millions, » qui se trouvent dans les éditions de Voltaire, sont en blanc dans notre autographe.
215-a Une chute toujours attire une autre chute. Boileau, Sat. X, v. 166.
219-a Jules II (de la Rovère), élu pape en 1503, avait été fait, par son oncle Sixte IV, cardinal du titre de Saint-Pierre aux liens.
221-a Voyez t. VII, p. 60.
222-a Voyez t. VII, p. 84
222-b L'Auteur veut dire Abdolonyme. Voyez Quinte-Curce, livre IV, chap. I.
23-a Plutarque, Vie de Pyrrhus.
234-a Voyez ci-dessus, p. 105.
236-a L'Auteur veut parler de Salmonée, roi d'Élide.
238-a L'Auteur, croyant citer un vers de Boileau, ne fait que rappeler en gros le sens des vers 305 et 306 de la IXe satire de ce poëte :
Qui méprise Cotin n'estime point son roi,
Et n'a, selon Cotin, ni Dieu, ni foi, ni loi.
243-a Voyez t. II, p. 1 et 2.
244-a Voyez t. II, p. 22.
249-a Voyez t. I, p. 189 et 190.
25-8 Instrument de la paix d'Osnabrück, art. IV, §. 57 : Et comme l'affaire de la succession de Juliers entre les intéressés pourrait dans la suite du temps exciter de grands troubles dans l'Empire, si on ne les prévient point, on est convenu que, la paix faite, cette cause sera accommodée par les voies ordinaires devant Sa Majesté Impériale, ou par une composition amiable, ou par quelque autre voie légitime, sitôt que faire se pourra.
250-a I Samuel, XVII, v. 38 et 39.
254-a Le mot « quarts » est omis dans notre autographe.
257-a Odes de J.-B. Rousseau, livre II, ode X, vers 35 et 36. Voyez t. VII, p. 25.
258-a Voyez ci-dessus, p. 123.
26-10 Cette dispute venait de ce que, à un festin que donnaient les états généraux, se trouvèrent MM. les ambassadeurs de France et d'Angleterre : l'Anglais porta la santé de l'Empereur ou celle de la prospérité des états généraux; M. de Fénelon dit que c'était à lui à porter cette santé; la chose alla fort loin. On appelle cette dispute la guerre du buffet. Celte histoire est généralement connue.
26-9 A la fin de ce traité.
263-a Mir-Weis assassina, en 1709, le prince de Candahar, souleva la milice, et s'empara du pouvoir suprême, qu'il conserva jusqu'à sa mort, arrivée en 1717.
269-a Nous ignorons ce que signifient les mots « ou pels, » exactement copiés sur l'autographe.
277-a Voyez ci-dessus, p. 133.
279-a Voyez ci-dessus, p. 135.
280-a C'est l'inverse, suivant Voltaire. Don Louis de Haro, qui conclut avec Mazarin la paix des Pyrénées, en 1609, doit avoir dit du cardinal : « Il a un grand défaut en politique, c'est qu'il veut toujours tromper. » Voyez Œuvres de Voltaire, par M. Beuchot, t. XIX, p. 340; et ci-dessus, p. 136.
280-b Les mots « M. de Fabert » et « le maréchal de Fabert » sont omis dans notre autographe. L'auteur a laissé des lacunes qu'il comptait remplir ensuite; Voltaire les a suppléées dans ses éditions de l'Antimachiavel.
281-a Voyez ci-dessus, p. 137.
282-a L'Anti-Lucrèce, poëme latin du cardinal Melchior de Polignac, n'était pas encore imprimé à l'époque où Frédéric composa la Réfutation du Prince de Machiavel; mais on en connaissait quelques morceaux. Louis XIV, qui en savait beaucoup par cœur, avait vu avec plaisir que le duc de Bourgogne et le duc du Maine essayassent de le traduire en français. La première édition de l'Anti-Lucrèce ne parut qu'en 1747, six ans après la mort de l'auteur.
291-a Voyez t. I, p. XLV -XLVII, et t. II, p. XXIV.
295-a Voyez, ci-dessus, p. 58.
299-a Quinte-Curce, livre VII, chap. 8.
300-a Pro Ligario, chap. XII.
301-a Voyez ci-dessus, p. 153.
303-a Voyez, t. VI, p. 86.
304-a Vovez ci-dessus, p. 156.
31-a Rousset, Recueil historique d'actes, négociations, mémoires et traités, depuis la paix d'Utrecht jusqu'à présent. A la Haye. 1739, in-8, t. XII, p. 107.
316-13 Voyez Bayle, Dictionnaire. [Voyez aussi t. IV, p. 14.]
329-14 Le comte de Neuwied. [Voyez t. I, p. 193 et 194; voyez aussi Journal secret du baron de Seckendorff, p. 129-138.]
334-a Voyez, t. VI, p. 132.
335-a Voyez ci-dessus, p. 72 et 190.
41-a Ce vers n'est pas de Lucrèce : il se trouve dans les Géorgiques de Virgile, livre II, v. 490.
41-b Voyez t. VII, p. 127.
48-a Gandalin était l'écuyer d'Amadis de Gaule.
5-a Frédéric-Auguste II. Voyez t. II. p. 5.
55-a Fontenelle, né le 11 février 1657, ne mourut que le 9 janvier 1757.
55-b Voyez t. VII, p. 65.
56-a Odyssée, chant XI.
57-a Henriade, chant II, v. 207; V, v. 279; VIII, v. 207; IX, v. 339; X, v. 148.
58-a Chant X, v. 107.
58-b Chant VIII, v. 322-324.
59-a Chant VIII, v. 180-204
59-b Chant IV, v. 439.
59-c Chant IV, v. 467 et 468.
60-a Chant VI, v. 83-134.
61-a Catherine de Médicis.
72-a Voyez t. I, p. 142.
74-a Léopold-Joseph-Charles, duc de Lorraine, né en 1679, rentra, à la paix de Ryswyk (t. I, p. 121), en possession des États de son père Charles V. 11 était marié depuis 1698 avec Élisabeth-Charlotte d'Orléans, décédée en 1744. Il mourut le 7 mars 1729. Son fils et successeur François-Étienne, qui fut, depuis, empereur d'Allemagne sous le nom de François Ier, échangea la Lorraine contre le grand-duché de Toscane. Voyez t. II, p. 13.
79-a Voyez t. II, p. 5.
97-a Voyez Arioste, Roland furieux, chant XVIII, st. 165; XIX, st. 20; XXIII, st. 103.
97-b Voyez t. VII, p. 84.