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II. LETTRE DE PHILOPATROS.

Je suis sensiblement flatté des expressions obligeantes dont vous vous servez à mon égard; je les dois à votre politesse, et non à la réception que je vous ai faite. Vous rendez justice à mon intention, quoique les effets n'y aient pas autant répondu que je l'aurais désiré. Au lieu de vous amuser, comme il aurait été séant, par des propos vifs et enjoués, la conversation a tourné sur des matières graves et sérieuses. J'en suis l'unique cause : je mène une vie sédentaire; accablé d'infirmités, exclu du tourbillon du grand monde, la lecture a tourné insensiblement mon esprit du côté des réflexions; ma gaieté s'est perdue, une triste raison l'a remplacée.

Il m'est échappé de vous parler comme je pense lorsque je suis seul, renfermé dans mon cabinet. J'avais l'esprit occupé des républiques de Sparte et d'Athènes, dont j'avais lu l'histoire, et des devoirs d'un bon citoyen, dont vous voulez que je vous fasse une plus ample explication. Vous me faites trop d'honneur. Vous me prenez pour un Lycurgue, pour un Solon, moi, qui n'ai jamais promulgué de lois, et qui ne me suis mêlé d'autre gouvernement que de celui de mes terres, où je vis depuis bien des années dans la plus profonde retraite. Puis donc que vous voulez que je vous expose en quoi je fais consister les devoirs d'un bon citoyen, soyez persuadé que je m'en acquitterai uniquement dans l'intention de vous obéir, et non dans celle de vous instruire.

La nouvelle philosophie veut avec raison que l'on commence par définir les termes et les choses, pour éviter les mésentendus et pour<246> fixer les idées sur des objets déterminés. Voici donc comme je définis le bon citoyen : c'est un homme qui s'est fait une règle invariable d'être utile, autant qu'il dépend de lui, à la société dont il est membre. Voici les causes qui amènent ces devoirs. L'espèce humaine ne saurait subsister isolée; les nations les plus barbares même forment de petites communautés. Les peuples civilisés que le pacte social246-a réunit se doivent mutuellement des secours; leur propre intérêt le veut, le bien général l'exige, et sitôt qu'ils cesseraient de s'entr'aider et de s'assister, il s'ensuivrait d'une façon ou d'une autre une confusion totale, qui entraînerait la perte de chaque individu. Ces maximes ne sont pas nouvelles; elles ont servi de base à toutes les républiques dont l'antiquité nous a transmis la mémoire. Les républiques grecques étaient fondées sur de pareilles lois; celle des Romains avait les mêmes principes. Si nous les avons vues par la suite du temps détruites, c'est que les Grecs, d'un esprit inquiet, et jaloux les uns des autres, s'attirèrent eux-mêmes les malheurs qui les accablèrent, et que quelques citoyens romains, trop puissants pour des républicains, bouleversèrent leur gouvernement par une ambition désordonnée; c'est qu'enfin rien n'est stable dans ce monde. Si vous résumez ce que l'histoire rapporte sur ce sujet, vous trouverez qu'on ne peut attribuer la chute de ces républiques qu'à des citoyens aveuglés par leurs passions, qui, préférant leur bien particulier à l'intérêt de leur patrie, ont rompu le pacte social, et ont agi comme ennemis de la communauté à laquelle ils appartenaient.

Je me souviens que vous étiez d'opinion qu'on pouvait s'attendre à trouver des citoyens dans les républiques, mais que vous ne croyiez pas qu'il y en eût dans les monarchies : souffrez que je vous désabuse de cette erreur. Les bonnes monarchies, dont l'administration est sage et pleine de douceur, forment de nos jours un gouvernement qui approche plus de l'oligarchie que du despotisme; ce sont les lois<247> seules qui règnent. Entrons dans quelque détail. Représentez-vous le nombre des personnes employées dans les conseils, à l'administration de la justice, à celle des finances, dans les missions étrangères, dans le commerce, dans les armées, dans la police intérieure; ajoutez-y celles qui ont leur voix dans les provinces d'états : toutes, vous dis-je, participent à l'autorité souveraine. Le prince n'est donc pas un despote qui n'a pour règle que son caprice. On doit l'envisager comme étant le point central où aboutissent toutes les lignes de la circonférence. Ce gouvernement procure dans ses délibérations le secret qui manque aux républiques, et les différentes branches de l'administration, étant réunies, se mènent de front, comme les quadriges des Romains, et coopèrent mutuellement au bien général du public. De plus, vous trouverez toujours moins d'esprit de parti et de faction dans les monarchies, si elles ont à leur tête un souverain ferme, que dans les républiques, qui sont souvent déchirées par des citoyens qui briguent et cabalent pour se culbuter les uns les autres. S'il y a en Europe quelque exception à faire à ce que je viens de dire, ce peut être à l'égard de l'empire ottoman ou de quelque autre gouvernement qui, méconnaissant ses véritables intérêts, n'ait pas lié assez étroitement l'intérêt des particuliers à ceux des souverains. Un royaume bien gouverné doit être comme une famille, dont le souverain est le père, et les citoyens, ses enfants; les biens et les maux sont communs entre eux, car le monarque ne saurait être heureux quand ses peuples sont misérables. Quand cette union est bien cimentée, le devoir de la reconnaissance produit de bons citoyens, parce que leur union avec l'État est trop intime pour qu'ils puissent s'en séparer; ils auraient tout à perdre et rien à gagner. Voulez-vous des exemples? Le gouvernement de Sparte était oligarchique, et il a produit une multitude de grands hommes dévoués à la patrie. Rome, après qu'elle eut perdu sa liberté, vous fournit des Agrippa, des Thraséa Pétus, des Helvidius Priscus, un Corbulon, un Agricola, des empereurs Tite,<248> Marc-Aurèle, Trajan, Julien, enfin une quantité de ces âmes mâles et viriles qui préféraient les intérêts et l'avantage du public au leur propre. Mais je ne sais comment imperceptiblement je m'égare; je voulais vous écrire une lettre, et si je ne m'arrête, je vais composer un traité. Je vous en fais mille excuses. Le plaisir de m'entretenir avec vous m'entraîne, et je crains de vous importuner. Soyez toutefois persuadé qu'entre tous ceux qui forment le corps politique auquel je tiens, il n'en est aucun, mon cher ami, que je sois plus porté de servir que vous, étant avec toute l'estime possible, etc.


246-a Voyez ci-dessus, p. 224.