<199>Avait très-mal instruit mon esprit en naissant;
Je n'ai pas apporté la plus légère trace
De ce qui se passa dans cet immense espace,
Dans ces temps où mon âme a dû me précéder;
Sur ce fait ma mémoire a droit de décider.
Non, mon cœur attendri n'a point donné de larmes
A ces jours rigoureux, à ces jours pleins d'alarmes,22
Quand dans nos champs féconds l'oppresseur des Germains
Ravissait les moissons qu'avaient semé nos mains,
Quand de nos ennemis la fureur divisée
Ruinait tour à tour ma patrie épuisée,
Pillait les habitants, saccageait les cités,
Que les cieux rigoureux, contre nous irrités,
Pour comble de nos maux envoyèrent la peste,
Qui de nos habitants emporta tout le reste,
De son poison mortel corrompit enfin l'air,
Et fit de nos États un immense désert.
Ces faits à mon esprit sont connus par l'histoire,
S'il subsistait alors, il était sans mémoire;
De l'avenir, cher Keith, jugeons par le passé :
Comme, avant que je fusse, il n'avait point pensé,
De même, après ma mort, quand toutes mes parties
Par la corruption seront anéanties,
Par un même destin il ne pensera plus.
Non, rien n'est plus certain, soyons-en convaincus :
Dès que nous finissons, notre âme est éclipsée.
Elle est en tout semblable à la flamme élancée
Qui part du bois ardent dont elle se nourrit,
Et dès qu'il tombe en cendre, elle baisse et périt.
Oui, tel est notre sort, et je vois d'un œil ferme
Que le temps fugitif m'approche de mon terme;
Craindrais-je le trépas et ses coups imprévus?
Je sais qu'il me remet dans l'état où je fus
Pendant l'éternité qui précéda mon être;
Étais-je malheureux avant qu'on m'ait vu naître?
Je me soumets aux lois de la nécessité;
22 La guerre de trente ans.