<75>C'est bien pis, si ce fou, comblant le ridicule,
Sans jouir de son bien sans cesse l'accumule,
Afin qu'un beau matin la mort à l'œil hagard,
De sa tranchante faux moissonnant le richard,
Mette en possession de cette immense proie
Un parent affamé qui s'en pâme de joie,
Qui, sans donner le temps d'enterrer le vilain,
Vide son coffre-fort et boit son meilleur vin :
Tel est d'un faux esprit l'égarement extrême.
L'avare est l'ennemi le plus grand de lui-même,
Mais l'ambitieux l'est de tout le genre humain :
Il marche à la grandeur le poignard à la main,
Ses desseins, ses hauts faits sont autant d'injustices,
Tout, jusqu'à ses vertus, devient en lui des vices;
Ces tristes passions, charmes des cœurs pervers,
Renversent les États et troublent l'univers.
Je vais sur ce sujet vous conter une histoire.
Le sordide Intérêt et la superbe Gloire,
Voyageant par le monde, enrôlaient ici-bas
Tous ces fous qu'on voit naître en différents climats;
Pâtres, bourgeois, guerriers, prêtres, seigneurs, ministres,
Étaient bientôt séduits par leurs bienfaits sinistres.
Ils virent, en passant près d'un petit hameau,
Un berger peu connu qui guidait son troupeau;
Il se nommait Damon, et, malgré sa naissance,
Des plus rares talents il avait la semence,
De l'esprit, un cœur tendre, et, dans sa pauvreté,
Du goût pour le repos et pour la liberté;
Seul avec sa Philis, ses moutons, sa houlette,
Il vivait loin du monde, heureux dans sa retraite.
« Quel berger! dit la Gloire; ah! verrons-nous tous deux
Qu'il nous fasse l'affront d'être heureux à nos yeux?
Nous avons égaré dans nos routes scabreuses
Des plus sages humains les âmes vertueuses;
Que de mortels, sans nous, dans le sein de la paix,
Jouiraient d'un bonheur que nous n'avons jamais!
Aurons-nous vainement troublé toute la terre,