<76>Allumé tant de fois le flambeau de la guerre,
Et nagé dans le sang de guerriers expirants?
Quoi! tandis qu'ici-bas nous sommes tout-puissants,
Mon frère, verrons-nous lâchement, sans rien dire,
Que cet heureux berger échappe à notre empire?
Ah! troublons son repos, égarons sa vertu;
Qu'il tombe dans le piége, à nos pieds abattu. »
Alors, pour mieux voiler leur funeste imposture,
Ils prennent d'un berger l'habit et la figure.
Ils abordent Damon d'un air doux et flatteur;
La Gloire parle ainsi : « Je te plains, cher pasteur;
Faut-il que les talents dont ton esprit abonde
Restent ensevelis pour nous et pour le monde?
Quitte l'obscurité, connais-toi mieux, Damon,
C'est une double mort que de mourir sans nom;
Il faut à tes vertus une illustre carrière,
Il est temps, viens, suis-moi, parais à la lumière,
Cesse de te cacher ton mérite éminent,
La fortune t'appelle, et la gloire t'attend.
J'annonce à ton génie une grandeur certaine,
Choisis, deviens auteur, ministre ou capitaine;
De tes contemporains applaudi, respecté,
Ton nom peut passer même à l'immortalité.
Vois-tu bien ces bergers éblouis de ta gloire
S'écrier, tous surpris et ne pouvant le croire :
C'est donc là ce Damon que nous connûmes tous!
Colin et Licidas en sont déjà jaloux;
Ah! qu'ils vont envier tes grandeurs sans pareilles! »
Damon, à ce discours nouveau pour ses oreilles,
Sent un trouble secret; un charme suborneur
A porté son poison jusqu'au fond de son cœur;
L'ambition soudain de son esprit s'empare.
L'Intérêt attentif s'aperçoit qu'il s'égare;
Il saisit le moment qu'il est déjà troublé,
Afin de lui donner un assaut redoublé,
Et d'exciter encor dans le fond de son âme
L'insatiable soif de son métal infâme.