<92>Sans boussole et sans mâts, flotte au gré de la mer;
Jouet des aquilons, perdant le port de vue,
Elle échoue aux écueils d'une terre inconnue.
A des absurdités tout système conduit,
En évitant Scylla, Charybde m'engloutit.
Serait-ce donc à l'homme à décider en maître
Sur tant de profondeurs qu'il ne saurait connaître?
Par le rapport des sens et leurs illusions,
Il reçoit des objets quelques impressions;
A l'entendre, on dirait que le maître du monde,
Quand il forma les cieux, quand il abaissa l'onde,
Daigna le consulter sur ces profonds desseins
Qui règlent la nature et fixent les destins,
Et l'orgueilleuse Athène et la savante Rome
Définissaient les dieux, lorsqu'ils ignoraient l'homme.
Est-ce à toi, vil mortel à l'esprit limité,
D'asservir sous tes lois l'immense éternité?
Parle, insecte orgueilleux, qui régis l'Empyrée,
Vois l'abîme des temps et ta courte durée :
Aurais-tu précédé ces siècles si nombreux,
Toi qui ne vis qu'un jour, qui t'engloutis dans eux?
Ton œil, qui peut à peine endurer la lumière,
Prétend percer des cieux la brillante carrière!
Plutôt des humbles champs où s'élève Berlin
L'on pourrait découvrir le superbe Apennin
Que de connaître à fond tous les premiers principes;
Et pour les deviner fussions-nous tous Œdipes,
De cent difficultés cet énigme muni
En petit comme en grand présente l'infini.
Demande à ce docteur ce qu'est la cohérence,
S'il connaît la matière et sa pure substance.
Il avouera que non, mais sans cesse il écrit,
En mots alambiqués, un roman sur l'esprit;
Par un obscur jargon il veut expliquer l'âme,
C'est un souffle, une essence, une divine flamme;
Il invente des mots au lieu de définir,
Et se perd dans sa route au lieu de l'aplanir.