ÉPITRE II. A HERMOTIME. SUR L'AVANTAGE DES LETTRES.
Écoutez, Hermotime, une amitié sincère
Remplit mon cœur pour vous des sentiments d'un père,
Votre bonheur a fait l'objet de tous mes vœux :
Ah! faut-il vous prier de vouloir être heureux?
Si j'ai hâté les fruits de votre tendre enfance,
Je vois, plein de douleur, dans votre adolescence,
Le cours impétueux de vos égarements;
Cet empire fatal qu'ont usurpé vos sens,
Le frein de la raison secoué dans un âge
Où d'horribles périls bordent votre passage,
Ces feux séditieux qui brûlent votre cœur,
Tout ce que je prévois, hélas! tout me fait peur.
Vous entrez dans le monde encor jeune et novice,
Et, marchant sur les pas des compagnons d'Ulysse,
Je vous vois prisonnier dans ce palais honteux
Où Circé transforma ses captifs malheureux.
C'est là que les plaisirs ont la voix des sirènes;
Leurs prestiges charmants, l'or dont brillent vos chaînes,
La licence, le bruit, la fausse liberté,
Vous tiennent engourdi dans votre oisiveté.
<64>Je vous dois mes secours, je veux d'un bras stoïque
Vous tirer malgré vous de ce palais magique,
Rompre un charme fatal, et faire évanouir
Ce songe du bonheur dont vous croyez jouir.
Si le vice abrutit et rend l'homme difforme,
Devez à vos vertus votre première forme,
Reprenez ces travaux qui relèvent le cœur,
Qui nourrissent l'esprit, qui mènent à l'honneur.
Je pardonne vos goûts au vulgaire imbécile
Qui de ses passions porte le joug servile,
Qui ne distingue point dans sa brutalité
Le plaisir crapuleux d'avec la volupté,
Les filles de Vénus d'avec les Propétides,
Et qui ne peut remplir des moments toujours vides.
Suivez l'instinct du peuple, ou suivez la raison,
Qui vous fait par ma bouche une utile leçon;
Préférez ses conseils; la raison salutaire
N'interdit point à l'homme un plaisir nécessaire.
Apprenez que c'est moi qui dois vous enseigner
Les plaisirs qui sur vous sont dignes de régner,
Qui, bien loin d'amollir ou de corrompre l'âme,
Nourrissent dans l'esprit une divine flamme,
Qui charment la jeunesse et la caducité,
Brillants dans la fortune et dans l'adversité.
Ces vrais biens, au-dessus de la vicissitude,
Nous suivent dans le monde et dans la solitude;
Malades comme sains, de nuit comme de jour,
Dans nos champs, à la ville, en exil, à la cour,
Ils font dans tous les temps le bonheur de la vie.69-a
Les dieux, pour nous marquer leur clémence infinie,70-a
Ayant pitié des maux des fragiles humains,
Leur ont prêté l'appui de deux êtres divins :
L'un, c'est le doux sommeil, l'autre, c'est l'espérance.
<65>Mais de ces mêmes dieux la puissante assistance
Pour les sages exprès fit un consolateur,
Pallas nous amena ce secours enchanteur;
C'est l'étude, en un mot, beauté toujours nouvelle.
Plus on la voit de près, plus elle paraît belle;
Les hommes fortunés que son amour remplit
Négligent les faux biens et cultivent l'esprit.
La science est le don que sa main distribue;
Mais ne présumez point qu'elle se prostitue :
Les arts sont comme Églé, dont le cœur n'est rendu
Qu'à l'amant le plus tendre et le plus assidu.
Si vous savez l'aimer, prodigue en ses largesses,
Elle ouvrira pour vous des sources de richesses;
L'usage qu'on en fait les augmente encor plus,
C'est le trésor sacré de toutes les vertus.
La vérité, tenant la plume de l'histoire,
Embrassant tous les temps, présente à la mémoire
Ces empires puissants que le ciel fit fleurir,
Qu'on vit naître, monter, s'abaisser et mourir.
C'est là qu'on apprend l'art de régner sans puissance
En pliant les esprits au gré de l'éloquence;
Qu'on se connaît soi-même, et que, maître de soi,
En domptant ses désirs on est son propre roi;
Qu'avançant pas à pas, l'expérience sûre
A force de sonder devine la nature;
Qu'à l'aide du calcul dont l'esprit est muni,
L'homme peut pénétrer jusque dans l'infini,
Remonter des effets à leurs premières causes,
Et saisir les liens les plus secrets des choses.
Oui, le sage, en effet, maître des éléments,
Rassemble tous les lieux, réunit tous les temps;
Il voit avec mépris sur ce triste hémisphère
De la grandeur des rois la splendeur passagère,
Et ces riens importants que l'on croit ici-bas
Si dignes d'exciter la fureur des combats;
Jamais des passions le charme ne l'abuse.
<66>Ainsi, lorsque Mételle71-a assiégea Syracuse,
Archimède ignorait dans un sage repos
Le succès des Romains dans leurs derniers assauts.
Avidement épris d'une étude profonde,
Amant des vérités, il éclairait le monde;
Dans ce71-b sublime extase, il ne s'aperçut pas
Du monstre dont le fer lui portait71-c le trépas.
Ce citoyen des cieux habitant sur la terre
Déplorait les humains qui se faisaient la guerre;
Son esprit affermi contre les coups du sort
Méprisait les faux biens, les malheurs et la mort.
Mais ces antiques faits vous paraissent des fables;
Voyez donc de nos jours des exemples semblables,
Voyez ce philosophe entouré de jaloux,
Toujours persécuté, toujours modeste et doux.
Lorsque Bayle entendit qu'un démon scolastique,72-3
Animé contre lui d'un zèle fanatique,
Avait à Rotterdam fait rayer les tributs
Que le Batave épris payait à ses vertus,
Tout pauvre qu'il était, se mettant à sourire,
Il plaignit son rival, et poursuivit d'écrire.
Malgré la noire envie et les grands en courroux,
Les trésors de l'esprit restent toujours à nous;
Ils sont ... mais je vous vois sombre, distrait et tiède,
Je lis sur votre front l'ennui qui vous excède.
« Observez, dites-vous, soixante bons quartiers
Qui distinguent mon nom de ceux des roturiers;
On connaît mes aïeux; mon antique noblesse
M'allia dans l'empire à mainte fière altesse;
Je possède des biens, des talents, de l'esprit,
Et je plais, si j'en crois ce que le monde en dit :
<67>La nature, agissant comme une tendre mère,
A si bien fait pour moi, que l'art n'a rien à faire. »
J'en conviens, la nature eut des égards pour vous;
Mais, sans vous courroucer, qu'il soit dit entre nous,
Elle eut autant de soins de cette pierre brute,
De ce cocon de soie au ver servant de hutte,
De la vigne qui croît sauvage dans les champs.
C'est l'art qui les raffine, il taille les brillants,
Et ce cocon filé, passant sous72-a des roulettes,
Artistement tissu par mille mains adraites,
Eblouit dans l'étoffe, et ses riches couleurs
L'égalent à l'iris et surpassent les fleurs.
La vigne produirait, sans jardiniers habiles.
Au lieu d'un doux nectar des pampres inutiles;
Quand la nature a fait, c'est à l'art de polir,
Et le grand point consiste à savoir les unir.
Vous avez de grands biens; mais pouvez-vous donc croire
Qu'un peu de vil métal vous comblera de gloire,
Et que de vos aïeux les insignes vertus
Honorent votre nom depuis qu'ils ne sont plus?
Votre esprit est imbu de préjugés vulgaires,
Vos parchemins usés ne sont que des chimères;73-a
Le mérite est en nous, non pas dans ces faux biens
Que le hasard réclame et reprend comme siens;
Quelle erreur d'y placer notre bonheur suprême!
Leur prix est idéal, ils ne sont rien d'eux-même.
Vingt mille francs à Brieg font un homme opulent :
S'il les porte à Berlin, il n'est qu'un indigent;
Quand Berlin le méprise et que tout Brieg l'admire,
Ne faut-il pas conclure, en plaignant son délire,
Que l'homme en tout ceci n'étant compté pour rien,
Le cas qu'on fit de lui retombait sur son bien?
Ce sujet me rappelle un conte assez grotesque
D'un certain vieux Bernard,73-b personnage burlesque,
<68>Qui, seigneur suzerain de huit millions d'écus,73-c
Sans grâces, sans talents, mais fier d'être un Plutus,
Tenait les vendredis, par grandeur, table ouverte
Et pour tout parasite également couverte.
Dans la maison logeait un aimable Bernard74-a
Qui, nourri d'ambroisie, abreuvé de nectar,
Jeune écolier d'Ovide, imitateur d'Horace,
Sur le Pinde, auprès d'eux, avait choisi sa place.
Vint à cette maison un duc des plus gourmets,
Qui sur ses doigts savait l'Apicius français.
Qui voulez-vous? lui dit un suisse à bonne mine.
Celui des deux Bernard auprès duquel on dîne,
Répondit le seigneur d'un air déterminé,
Méprisant les Bernard, estimant le dîné,
Trouvant à la maison, à la table peut-être,
Tout bon et rien de trop, exceptez-en le maître.
Hermotime, les biens ne font que des jaloux;
Ils semblent nos amis, ils sont à nos genoux,
La fortune à leur gré d'un sot fait un Voltaire;
Sommes-nous malheureux, nous cessons de leur plaire,
Leur lâche dureté nous traite en inconnus,
La main qui les nourrit ne les retrouve plus;
S'ils vantaient des vertus qu'en nous ne vit personne,
Ils blâment des défauts que leur haine nous donne.
Le mérite à la longue à coup sûr est vengé
D'un Midas par le peuple en grand homme érigé;
Tout l'appareil pompeux de sa magnificence
En vain cachait d'un fat la sotte insuffisance,
<69>C'est un ballon bouffi qui s'enfle par le vent,
Percez-le, l'air s'échappe, il s'affaisse à l'instant.
La fortune en ses dons n'en a point de solides,
Ses progrès sont subits, ses chutes sont rapides.
Je méprise un faquin de titres revêtu,
Mon encens n'est offert qu'à la seule vertu,
Au jeune Algarotti, qui d'une ardeur active
Défriche son esprit, l'embellit, le cultive,
Au sceptique d'Argens, au sage Maupertuis,
A l'Homère français, des arts le digne appui.
Voulez-vous être aimé? voulez-vous être utile?
Soyez sage en vos mœurs et dans les arts habile.
On rit d'un ignorant, on fuit un débauché;
Le mérite à la longue est toujours recherché,
Le besoin le connaît, il l'implore, il l'admire.
Le premier des plaisirs est celui de s'instruire :
C'est peut-être le seul qui souffre des excès,
Et que les noirs remords n'accompagnent jamais.
Mais vos plaisirs pervers, qu'avec raison je blâme,
Laissent en nous quittant un vide affreux dans l'âme,
Et le pesant ennui, blasé sur tous les goûts,
L'air sombre, l'œil éteint, vient s'endormir chez nous.
Si l'appât de la gloire en secret vous attire,
Sachez que les talents ont le droit d'y conduire,
Et que la renommée eut les mêmes égards
Pour les fils d'Apollon que pour les fils de Mars.
On a vu des héros qui rendirent hommage
Au mérite, à l'esprit, à la vertu du sage.
Le vainqueur de l'Asie, en subjuguant cent rois
Dans le rapide cours de ses brillants exploits,
Estimait Aristote et méditait son livre;
Heureux, si son humeur plus docile à le suivre,
Réprimant un courroux trop fatal à Clitus,
N'eût par ce meurtre affreux obscurci ses vertus!
Mais ce même Alexandre, arrêtant sa furie,
Dans Thèbes de Pindare épargna la patrie.
La Grèce était alors le berceau des beaux-arts,
<70>La science y naquit sous les lauriers de Mars.
De la gloire des rois vains juges que nous sommes!
L'époque des beaux-arts est celle des grands hommes.
Avant qu'on eût vu Rome au point de sa splendeur,
Le sénat n'honorait que la seule valeur;
Mais le grand Africain, destructeur de Numance,
Protecteur d'Ennius, ami de la science,
Apprit par son exemple à ses grossiers rivaux
Que les arts n'ont jamais dégradé les héros.76-a
César vint après lui; le vainqueur de Pompée
Tint dans ses mains le sceptre, et la plume, et l'épée.
Depuis, l'heureux Auguste, apaisant l'univers,
Dans un temple pompeux plaça le dieu des vers;
La muse de Virgile et la lyre d'Horace,
A la postérité pour lui demandant grâce,
Par l'effet enchanteur de leurs illusions,
Détournèrent nos yeux de ses proscriptions.
Après les Antonins, Mars, rempli de furie,
Ramena dans ces lieux l'antique barbarie;
Apollon prit son vol vers la céleste cour,
Le dieu du goût quitta ce terrestre séjour,
Le Tibre vit les Huns se disputer ses rives,
Et l'on n'entendit plus que Muses fugitives
Attendrir l'Orient de leurs tristes récits.
Douze siècles après s'éleva Médicis;
A sa voix, les beaux-arts, rappelés à la vie,
Pour la seconde fois ornèrent l'Italie.
François Ier en vain chez ses peuples grossiers
Des Grecs et des Latins transplanta les lauriers,
Ces temps si fortunés n'étaient pas près d'éclore;
Richelieu par ses soins en prépara l'aurore,
Louis à sa couronne ajouta ce fleuron,
Il eut tout à la fois Térence, Cicéron,
Sophocle, Euclide, Horace, Anacréon, Salluste,
Et l'on revit les jours d'Alexandre et d'Auguste.
Ainsi tous ces héros, dans ces temps fortunés,
<71>Ont été par les arts doublement couronnés;
L'exemple et le plaisir guidaient à la science,
Et la gloire en était l'illustre récompense.
Qu'heureux sont les mortels avides de savoir!
Éclairer notre esprit est pour nous un devoir;
La science, Hermotime, est pour celui qui l'aime
Un organe nouveau de son bonheur suprême.
Esprits anéantis, automates pesants,
Imbéciles humains absorbés dans vos sens,
On voit revivre en vous ce monarque superbe
Qui, privé de raison, dans les bois broutait l'herbe;77-a
Votre vie est un rêve, un stupide sommeil,
Et vous aurez vécu sans avoir de réveil.
Craignez ce sort affreux, ô mon cher Hermotime!
Prêt à vous assoupir, que ma voix vous ranime,
Laissez, laissez périr des imprudents, des fous
Plongés dans leurs plaisirs, noyés dans leurs dégoûts,
Opprobres des humains, que le monde méprise.
La sagesse prospère où périt la sottise;77-b
A tout être créé le ciel accorde un don,
Aux animaux l'instinct, aux hommes la raison.
Qui vers les vérités sent son âme élancée,
Animal par les sens, est dieu par la pensée;
Pourriez-vous négliger ce présent précieux,
Qui rend l'homme mortel un citoyen des cieux?
L'esprit se perd enfin chez les Sardanapales;
Il est pareil au feu qu'attisaient les vestales,
Il faut l'entretenir, l'étude le nourrit,
S'il ne s'accroît sans cesse, il s'éteint et périt.
Voilà le seul parti que le sage doit suivre :
Végéter c'est mourir, beaucoup penser c'est vivre.
(Envoyée à Voltaire le 29 novembre 1748.) A Potsdam, le 26 de septembre 1749.
69-a Voyez t. VIII, p. 156 et 304; et t. IX, p. 205.
70-a Ce vers et les trois suivants sont une réminiscence du commencement du VIIe chant de la Henriade :
Du Dieu qui nous créa la clémence infinie, etc.
71-a Marcelle. (Variante de l'édition in-4 de 1760, p. 96.)
71-b L'édition in-4 de 1760, p. 97, dit plus correctement « Dans sa sublime extase. »
71-c Porta. (Variante de l'édition in-4 de 1760, p. 97.)
72-3 Jurieu.
72-a Sur. (Variante de l'édition in-4 de 1760, p. 98.)
73-a Voyez ci-dessus, p. 64.
73-b Voyez t. I, p. 110.
73-c Dans le Glorieux de Destouches, acte V, scène V, Lisimon, riche bourgeois anobli, passant le contrat de mariage de sa fille avec le comte de Tufière, répond à celui-ci, qui lui demande ses noms et titres :
LisimonAntoine Lisimon, écuyer.
Le Comte.Rien de plus?
Lisimon.Et seigneur suzerain ... d'un million d'écus.
74-a Voyez ci-dessus, p. 9.
76-a De héros. (Variante de l'édition in-4 de 1760, p. 104.)
77-a Nabuchodonosor, roi de Babylone. Daniel, chap. 4, versets 30 et 31.
77-b Voyez ci-dessus, p. 41.