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ÉPITRE IV. A ROTTEMBOURG.91-a SUR LES VOYAGES.

J'en conviens, Rottembourg, quoi que l'on en présume,
L'homme est un animal guidé par la coutume;
D'aveugles préjugés son esprit gouverné
Est par un vieil usage aux abus enchaîné;
L'immortelle sottise, allant de race en race,
Maîtrisera toujours la faible populace.
Le siècle la transmet aux siècles à venir,
Tout sot est son sujet; né pour la soutenir,
Il pratique avec soin son ridicule code.
Je ne vous peindrai point les travers de la mode,
Le bizarre pouvoir de ses frivoles droits,
Ses fantasques décrets, ses tyranniques lois,
Ses caprices, ses goûts, son audace effrontée,
Ses changements subits qui la font un protée;
Je compterais plutôt les roses du printemps,
Les épis de l'été, les grappes des sarments,
Et de l'hiver glacé ... mais, sans ce préambule,
Un exemple au grand jour mettra ce ridicule.
<83>Remarquez, Rottembourg, que de pères chez nous,
Malgré leurs cheveux gris n'en étant que plus fous,
Prévenus pour un fils que leur amour protége,
Lui font courir l'Europe au sortir du collége.
Lors même que ce fils est dépourvu de sens,
Pleins de leurs préjugés, ces obstinés parents
Osent nous soutenir qu'ainsi le veut l'usage,
Et qu'ils ont décidé que leur cher fils voyage;
C'est un remède sûr et dès longtemps prescrit,
Qui guérit la cervelle et donne de l'esprit.
Qu'un dieu, fléau des sots, puisse un jour les confondre!
L'air qu'on prend à Paris ou qu'on respire à Londre
Raffinerait-il plus que celui de Berlin
Les fibres engourdis d'un cerveau né malsain?
L'esprit est inhérent et propre à la personne,
Le climat n'y fait rien, la nature le donne;
Un organe bouché ne se formerait pas
Dans les serres où l'art mûrit les ananas.
Ah! verrai-je toujours l'Allemand imbécile,
De ses opinions esclave trop docile,
Penser et raisonner si ridiculement?
Un jour je m'emportais, et leur dis brusquement :
« Avez-vous résolu dans votre frénésie
De vous déshonorer avec votre patrie
En promenant partout sans valable raison
L'opprobre de la Prusse et de votre maison?
Et que diront de nous les nations polies?
Certes leur vanité rira de nos folies;
En voyant arriver ce vol de nos badauds,
Ils nous traiteront tous de Huns, de Visigoths.
Je crois voir des Français qui, secouant la tête,
Diront avec dédain : Ah! que ce peuple est bête!
L'esprit est concentré chez les Parisiens;
Protégeons par pitié ces pauvres Prussiens. »
Ainsi je leur parlai, les raillant sans scrupule,
Des plus fortes couleurs peignant leur ridicule.
De leur opinion rien ne les fit changer;
<84>Et, l'univers entier en dût-il enrager,
Les nations verront promener par le monde
Ce fils, où tout l'espoir de leur maison se fonde.
Soit, qu'il voyage donc, s'il le faut, aujourd'hui :
Je l'attends de pied ferme à son retour chez lui :
Que sait-il? qu'a-t-il vu pendant sa longue absence?
A-t-il l'esprit de Stille,93-a en a-t-il la prudence?
Point du tout, remarquez son plumet incarnat :93-b
De stupide qu'il fut, il est devenu fat;
Et jouant l'étourdi, sans jamais pouvoir l'être,
C'est un lourdaud badin qui fait le petit-maître.
Chrysippe, dites-vous, est un homme prudent;
Son fils qui doit partir a l'esprit transcendant,
Son école est le monde, et le père qui l'aime,
Assuré de ses mœurs, l'abandonne à lui-même.
Avec son esprit vif, joint à tant de talents,
Il ne fréquentera que les honnêtes gens
Et les bonnes maisons ... Dites les dangereuses;
Chez l'abbesse Paris et ses religieuses
Votre phénix des fils décemment introduit
De son zèle dans peu recueillera le fruit;
Au pieux exercice ardemment catholique,
Il en emportera Dieu sait quelle relique,
Qui, macérant sa chair, lui fera ressentir
D'un plaisir passager le cuisant repentir.
S'il passe chez l'Anglais, citoyen de taverne,
Impudent, crapuleux, ce cynique moderne
Prendra tous les défauts de cette nation :
Bizarre et singulier par affectation,
Il fera vanité d'étaler sa folie.
Dieu vous garde surtout, pour comble de manie,
Qu'il ne s'avise un jour d'avoir le spleen par goût,
<85>Et, poussant l'anglicisme insensément à bout,
Pour marque des progrès qu'il fit dans son voyage,
Il ne se pende un jour, à la fleur de son âge.
Si Paris le retient dans un hôtel garni,
Voyez son char superbe artistement verni,
Ses laquais chamarrés, ses festins, sa dépense,
Au cours, à l'opéra sa folle extravagance,
Et pour prix de ses soins, son bien en moins d'un an
Fricassé par Manon, perdu dans un brelan.
Après tant de plaisirs, tant de galanterie,
Que va-t-il faire enfin dans sa triste patrie?
Ce seigneur opulent qui prodiguait son bien,
Puni de ses excès, doit partout et n'a rien,
Et pour lui la fortune ayant tourné sa roue,
Sans laquais, sans carrosse, il trotte dans la boue;
Ses créanciers brutaux, par un arrêt fatal,
L'enverront dès demain crever à l'hôpital.
Mais Posthume, dit-on, doit vous charmer sans doute :
Ce père prévoyant choisit une autre route,
Son fils doit voyager en sage citoyen,
Il a pour conducteur un théologien;
Cet austère Mentor, guidant ce Télémaque,
Saura le ramener innocent vers Ithaque,
Et des séductions garantissant son cœur ...
Suffit, je vous entends; ce dévot gouverneur,
Brutalement savant, sans monde, sans manières,
Déplacé dans le siècle et manquant de lumières,
Aurait besoin lui-même, afin qu'on le souffrît,
D'un maître qui daignât raboter son esprit.
Que peut-il résulter de ce choix ridicule?
Le pupille encloîtré, tenu sous la férule
Par ce cuistre ombrageux de ce dépôt jaloux,
Gardé dans sa maison sous de doubles verrous,
De prisons en prisons voyageant par le monde,
De l'univers entier pourrait faire la ronde;
Il verrait tout au plus les dehors des cités,
Des enseignes, des murs et des antiquités.
<86>Il n'aura fréquenté, grâce au cuistre incommode,
Qu'un nombre d'artisans ministres de la mode;
Et si son plat dévot n'en est point alarmé,
Il verra de ballets un maître renommé,
Qui, jusqu'à l'entrechat portant sa connaissance,
Fera couler ses pas au gré de la cadence.
Le beau monde surtout, qu'on recherche avec soin,
Sera fui du bourru, qui ne le connaît point,
Qui prend Londre et Paris pour des lieux exécrables
Où le ciel doit lancer ses foudres redoutables.
Posthume, je vous plains; il valait mieux, je crois,
Élever votre fils sous vos austères lois.
Voyez comme il paraît sombre, craintif, sauvage,
La honte et l'embarras se lit sur son visage;
Viendrait-il de Paris, cet asile des jeux?
Non, vous m'en imposez, ce fils sort des chartreux.
Ah! l'utile projet! ah! la belle dépense!
Pour le tenir reclus, qu'alla-t-il faire en France?
Que sait-il, qu'a-t-il vu, qu'en fit son directeur?
Mais voyez ses habits, ils sont du bon tailleur;
De ses cheveux tapés l'élégante frisure
D'un toupet arrangé relève la parure,
Il met du grand Passot le génie aux abois,
Ses manchettes d'un pied débordent ses longs doigts.
Eh quoi! pour s'ajuster fit-il ce long voyage?
Qu'on aurait épargné de longueur et d'ouvrage,
Si l'on eût fait venir par le plus court chemin
Cordonnier, et friseur, et tailleur à Berlin!
Un jour leur eût suffi pour orner sa figure.
Croyez-vous que ce fils pourra par sa parure,
Malgré son esprit sec et son cerveau perclus,
Nous faire illusion sur son peu de vertus?
Interrogeons pourtant quelques-uns de ces pères,
De leurs desseins secrets pénétrons les mystères;
Ils ont sans doute un but, et ces sages parents
Auront pensé surtout au bien de leurs enfants.
Dites, lorsque vos fils de leurs coûteux voyages
<87>Reviendront étrangers par l'air et les usages,
Qu'ils seront plus Français, plus Anglais que Germains,
Quels utiles emplois leur préparent vos soins?
S'il faut juger des faits par notre expérience,
Le hasard en décide, et non votre prudence.
Je vois vos voyageurs s'empresser chaque jour;
L'un, juge postulant, se présente à la cour;
Il a pris ses degrés et soutenu ses thèses
A l'université des coulisses françaises;
De crainte que Cujas ne gâtât son cerveau,
Il ne lut que Mouhi, Moncrif et Mariveau;
Il n'est aucun discours que son esprit fertile
N'embellisse d'un trait cité d'un vaudeville.
O le juge excellent! heureux sont les plaideurs
Dont le sort dépendra de pareils rapporteurs!
Le flasque dameret, fils chéri de sa mère,
Jeune athlète énervé des combats de Cythère,
Désire de couvrir ses membres délicats
Du fer et de l'acier dont s'arment les soldats;
Il n'a jamais connu Vauban, Folard, Feuquière,
Mais l'Art d'aimer d'Ovide est son cours militaire.
Cet autre, à son retour, va se mettre à l'écart,
Imite ses aïeux et se fait campagnard;
C'était bien employé d'aller en Angleterre,
Pour s'enterrer tout vif dans le fond d'une terre!
Voilà comme ces fous ont usé de leur temps.
Mais que dirai-je enfin de tant de jeunes gens
Errants comme ce Juif qu'on dit courir le monde,
Qui, livrés aux travers dont leur esprit abonde,
Prirent en voyageant un goût si vagabond,
Et ne pouvant depuis rester à la maison,
Se dévouant par choix aux grandes aventures,
Finirent en fripons tout chargés d'impostures.
L'Allemagne, féconde en plats originaux,
En compte chez les grands des plus fous, des plus sots;
Leur impuissant orgueil, plein de la cour de France,
Imite les Louis par leur magnificence :
<88>Des princes dont l'État contient six mille arpents
Réduisent en jardins la moitié de leurs champs,
Et pour avoir chez eux Marli, Meudon, Versailles,
Oppressent leurs sujets gémissants sous les tailles;
Dans leurs vastes palais on chercherait un jour,
Avant que d'y trouver le prince avec sa cour;
Dix hourets font leur meute, et cent gueux leur armée,
Ils sont nourris d'encens, ils vivent de fumée,
C'est le faste des rois gravé dans leurs cerveaux
Qui hâte leur ruine au fond de leurs châteaux.
Hélas! pour gouverner leurs petites provinces,
Fallait-il voyager et voir tant d'autres princes,
Enfler leur vanité, se rendre malheureux?
Qu'on eût fait sagement de les garder chez eux!
Ces exemples récents ne corrigent personne,
La coutume se suit, soit mauvaise, soit bonne;
L'homme est imitateur sans penser, sans juger;
Comme il voit qu'on voyage, il s'en va voyager.
Une meute dépeint les gens de cette classe,
Elle suit Farfillau, qui la mène et qui chasse;
S'il aboie, aussitôt tout aboie après lui,
Sans connaître le cerf qui devant elle a fui;
Sans savoir où ce chien par sa course les mène,
Ils jappent après lui, ne le suivant qu'à peine.
Nos gothiques aïeux, dans leur grossièreté,
Ignoraient les douceurs de la société;
Les arts qui fleurissaient en France, en Italie,
N'avaient point réchauffé la froide Germanie;
De la Seine et du Tibre ils décoraient les bords,
Le besoin demandait qu'on voyageât alors.
L'Allemagne, depuis, quittant sa barbarie,
Par les arts à son tour à la fin fut polie,
L'urbanité romaine orna toutes les cours :
Mais sans autre dessein on voyagea toujours;
Cet abus, en croissant, allant à la sottise,
Infecta nos vertus des mœurs de la Tamise.
Mais, malgré la coutume et tous ses sectateurs,
<89>Il est des gens sensés au-dessus des erreurs,
Qui, présageant de loin et calculant d'avance,
Pèsent leurs actions au poids de la prudence.
Oui, Varus a raison, il prétend que son fils
Augmente ses talents par des talents acquis,
Et des pays lointains rapporte en sa patrie
De la capacité, du goût, de l'industrie,
Afin que, plus utile à soi-même, à l'État,
Dans l'emploi qui l'attend il serve avec éclat.
C'est ainsi que l'on voit sur des troncs ordinaires
Enter soigneusement des branches étrangères,
Pour recueillir un fruit plus doux, plus excellent;
Ainsi l'heureux Jason revint en conquérant
Rapporter la toison dans Argos sa patrie.
Il faut au voyageur un but et du génie.
Tandis que dans mes vers je vous tiens ce discours,
Je vois de chez Vincent99-a partir de jeunes ours.
Coutume, opinion, vous gouvernez le monde!
Le sage vainement vous attaque et vous fronde.
Il n'est que trop certain, les écarts des aïeux
N'ont jamais corrigé leurs indiscrets neveux.
J'abandonne le monde en proie à sa bêtise;
Maudit soit qui prétend réformer sa sottise!
Qu'on s'abandonne au mal, qu'on s'abandonne au bien,
Voyage qui voudra, je n'en dirai plus rien.
Qu'on suive votre exemple, on aura mon suffrage,
Je condamne l'abus, en approuvant l'usage;
Si tous nos jeunes gens profitaient comme vous,
Je voudrais, Rottembourg, qu'ils voyageassent tous.

A Potsdam, le 11 octobre 1749.


91-a Voyez t. II, p. 137 et 166, et t. III, p. 44.

93-a Voyez l'Éloge du général de Stille, t. VII, p. 33-36, et, ci-dessous, l'Épître IX.

93-b C'était alors la mode chez les nobles, jeunes et vieux, qui n'étaient pas au service, de porter au chapeau une plume blanche, comme les généraux; à leur exemple, le jeune élégant qui voyage est décoré d'un plumet incarnat.

99-a Il s'agit ici de l'hôtel alors le plus renommé de Berlin, Brüderstrasse no 39. Jean Vincent en avait été le propriétaire jusqu'à sa mort, arrivée en 1731. A l'époque où cette Epître fut composée, la maison appartenait au capitaine de Montgobert, à qui les héritiers de Vincent l'avaient vendue. Par la suite, l'Hôtel de Montgobert prit le nom de la Ville de Paris.