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ÉPITRE III. A FOUQUÉ.17-a

Pourquoi toujours nous prôner le vieux temps,
Se répéter et se tuer de dire
Que les humains sont bêtes et méchants,
Et que le monde en vieillissant empire?
Ces vieux propos des modernes frondeurs
Sont tous marqués au coin de la satire,
Et l'âcreté qui les force à médire,
Pour avilir notre siècle et nos mœurs,
Des temps passés leur fait vanter l'empire.
Le grand Maurice18-1 a-t-il moins de vertus
Qu'en eut jadis certain Cincinnatus?
Maurice, au vrai, d'une très-noble issue,
Ne mena point de ses mains la charrue;
Mais dans la Flandre en tous lieux confondus,
Les Hollandais furent-ils moins battus?
Quoi! nos auteurs sont-ils des misérables,
Pour composer leurs écrits en français?
<16>« Bien différents, sublimes et parfaits
Étaient, dit-on, ces Grecs tant admirables. »
Virgile, Horace, ont écrit en latin,
Les Grecs en grec, et nous dans notre langue;
Il est plaisant qu'un censeur clandestin
Prétende ici qu'en hébreu l'on harangue.
Ah! dans ces jours où notre heureux destin
Nous a fourni, pour effacer Homère,
Un Apollon plus vif et plus brillant,
Comment peut-on, en possédant Voltaire,
Avec dédain regretter un instant
Ce vieux bavard toujours se répétant,
Que sans bâiller nul mortel ne lit guère?
Valons-nous moins que nos simples aïeux,
Très-ignorants, très-grossiers, très-gothiques?
Si l'on nous croit plus fins, plus galants qu'eux,
Plus opulents et bien plus magnifiques,
Que nos palais sont plus voluptueux,
Que nos repas sont plus luxurieux,
Et que les cieux, à nos désirs propices,
Versent sur nous un torrent de délices;
Mon cher Fouqué, ce n'est que d'autant mieux
Nous condamner : quels étranges caprices!
De tous ces morts que l'on a tant vanté
Le grand mérite était la pauvreté,
Et nos péchés, ce sont quelques richesses :
Beaux arguments, dignes d'un hébété.
Ou d'un esprit né pour les petitesses,
Qui, des fureurs de l'envie agité,
Va publier, comme des gentillesses,
Les songes creux de sa malignité!
Depuis le temps que subsiste le monde,
Il va toujours son train également;
Le ridicule en cent façons abonde,
Et reparaît toujours plus follement;
C'est un protée, et ses formes nouvelles
<17>De nos censeurs irritent les cervelles.
Au demeurant, les hommes de nos temps,
Avec ces morts rangés en parallèles,
Ne sont meilleurs, ni ne sont plus méchants.
Si nos frondeurs me mettent en colère,
Je vais prouver à tout critique austère
Que les beaux-arts de nos farouches mœurs
Ont adouci la rage sanguinaire.
O jours heureux! ô siècle débonnaire!
Tu ne fournis trahisons ni fureurs;
Les cœurs pervers ne le sont pas sans honte,
Et c'est beaucoup gagner, selon mon compte.
Mais gardons-nous de pousser sur les bancs,
In barbara, d'ennuyeux arguments :
Convaincre un fat est une œuvre impossible,
Un envieux a-t-il l'esprit flexible?
Sombre ennemi des hommes à talents,
Pour ses péchés qu'il reste incorrigible.
Qu'en enrageant de la gloire d'autrui,
Rempli de fiel et plus amer qu'absinthe.
Amant des morts, il s'en fasse un appui;
S'il nous hait tous, ma foi, tant pis pour lui.
Que son œil louche et sa paupière éteinte
Verse des pleurs en voyant la vertu
Qui l'écrasa sous ses pieds abattu;
Qu'en ses discours il nomme avec emphase
De vieux héros, ses chéris, ses élus,
Qu'il aime tant parce qu'ils ne sont plus;
Qu'il en décore à son gré chaque phrase.
Mais si ces morts le mettent en extase,
Ce n'est, Fouqué, qu'en haine des vivants :
Ah! s'ils pouvaient de leur sombre demeure,
Au gré du ciel, ressusciter sur l'heure,
On entendrait, dès les premiers moments,
Nos vils censeurs à langues de serpents
Exagérer leurs défauts et leurs vices,
<18>Et leurs héros retourneraient là-bas
En maudissant de ces censeurs ingrats
Les trahisons et les noires malices.
Triste envieux, hurle, plein de fureur,
Contre ce siècle en grands hommes fertile;
Farouche aspic, vil calomniateur,
Va te bouffir de colère et de bile,
Contre nos jours exerce ta fureur,
Forge en secret ta satire imbécile :
Tu tente en vain d'en ternir la splendeur.
Eh! qu'importait aux bourgeois de Ninive
Qu'un pleutre triste, à cervelle chétive,
Leur annonçât mille calamités?
Rien ne troubla tant de prospérités;
Mais le prophète, oiseau de triste augure,
Au fond d'un arbre ou de quelque masure,
Où l'idiot en fureur se nicha,
De désespoir qu'on vît son imposture,
En frémissant sur ses pieds dessécha.
De l'envieux telle est la récompense :
Sur lui retombe enfin son impudence,
Et ces serpents dont il chérit l'attrait,
Cruels agents qui servent la vengeance,
Au fond du cœur le rongent en secret.
Méprisez donc tous les traits que l'envie
A décochés pour flétrir votre vie;
Sur vos vertus ses dents s'émousseront,
C'est vainement qu'elles vous morderont.
Censeurs cruels, révérez, mais sans feinte,
Tous les humains qui se firent un nom;
Jetez des fleurs dessus leur cendre éteinte;
En relevant leur réputation,
Que les vivants n'en souffrent point d'atteinte.
Oui, cher Fouqué, nous périrons un jour,
Dans deux mille ans nous vaudrons quelque chose,
Morts anciens, nous aurons notre tour.
<19>Quand une fois dans la tombe on repose
Sans sentiment, à la louange sourd,
Nul envieux en fureur ne s'oppose
Que le public, trop prévenu d'amour,
Du pauvre mort fasse l'apothéose.

Fait à Berlin, 18 janvier 1750.


17-a Voyez t. V, p. 54.

18-1 Le comte de Saxe. [Voyez t. I, p. 180; t. II, p. 107 et 121 : t. III, p. 110 et 111 : t. IX, p. 167; et t. X, p. 226.]