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ÉPITRE A MA SŒUR DE BAIREUTH SUR SA MALADIE.

Chère sœur, de tout temps l'homme, peu raisonnable,
Languit stupidement sous le joug de ses sens;
Le tonnerre gronda, la crainte formidable
Érigea les autels, alluma son encens.
Le grand, le merveilleux lui parut adorable,
Sa peur lui fit des dieux de tous les éléments;
L'on consacra des bois au culte des Furies,
Sous le nom d'Amphitrite on adora les mers,
L'éther devint Saturne, et tant d'idolâtries
Durent leur origine aux terreurs des enfers.
Ceux que l'ambition embrasa de sa rage,
Heureux triomphateurs, tyrans de leurs égaux,
Brillants par leurs exploits, brillants par leur courage,
Jouirent des honneurs destinés aux héros.
Dès lors l'apothéose eut des routes aisées,
Le ciel, tout étonné de ces cultes nouveaux,
Fut peuplé de mortels, de plantes, d'animaux;
Et si quelques vertus furent divinisées,
Les vices à leur tour trouvèrent leurs dévots.
Mais parmi tant de dieux que s'était forgés l'homme,
Auxquels sa folle erreur avait sacrifié,
<90>L'encens ne fuma point dans Athènes ni Rome
Pour le premier de tous, le dieu de l'amitié,
Seul être, s'il en fut, qui méritât des temples;
Tant le vulgaire faible et fait pour s'égarer
Confond ce qu'il doit craindre ou qu'il doit adorer.
Sans doute l'univers manquait de grands exemples :
Le fidèle Euryale et le tendre Nisus,
Et Thésée et Pirithoüs,
Leurs héroïques faits, leurs fastes respectables,
N'étaient que d'anciennes fables.
Pour donner du lustre aux vertus,
Il faut des héros véritables
Et des exemples plus connus.
Vous, ma divine sœur, que j'honore et révère,
Dont mon orgueil séduit se vante d'être frère,
Si Delphes, si Colchos, en des temps fortunés,
Avaient pu rencontrer dans leurs murs étonnés
Un cœur comme le vôtre, une vertu si rare,
Les temples, les autels de festons couronnés,
Le peuple, le pontife, à vos pieds prosternés,
La victime tombant sous un glaive barbare,
Tout vous eût assuré l'hommage des mortels :
Leur amour, leur reconnaissance,
Du prix de l'amitié connaissant l'excellence,
Vous auraient sous son nom consacré des autels.
Qui sentit mieux que moi sa bénigne influence?
Dans mes jours fortunés et dans ma décadence
Vous goûtiez mon bonheur, vous pleuriez mes revers.
Ah! pourrais-je oublier cette amitié constante.
Sensible, courageuse, et toujours agissante,
Qui a su compenser les maux que j'ai soufferts?
Lorsque ma fortune expirante
Offrait ma dépouille sanglante
Aux tigres de carnage et de sang affamés;
Lorsque mon propre sang, rebelle à la nature,
Dans ces jours désastreux et de malheurs semés,
Joignit les triumvirs pour aigrir ma blessure;
<91>Lorsque j'étais enfin proscrit, infortuné,
De tout secours abandonné :
O vous, mon seul refuge! ô mon port, mon asile!
Votre amitié calmait ma douleur indocile,
J'oubliais dans vos bras mes oppresseurs altiers,
Mon cœur dans votre sein épanchait ses complaintes;
Votre tendre pitié, partageant mes revers,
Dissipait par un mot mes mortelles atteintes,
Et, fort de vos vertus, je bravais l'univers.
A combien de dangers votre âme généreuse
S'exposa pour me secourir,
Moi, qui préférais de périr
A l'image trop douloureuse
Des maux que je craignais de vous faire souffrir!
Jamais on ne vit de modèle
D'une tendresse aussi fidèle
Que celle que vous m'accordez;
Si la vertu rend immortelle,
Ses lauriers vous sont destinés.
Qu'un cœur pétri de boue, âme vile et commune,
Fermée au sentiment, insensible à l'honneur,
Place le souverain bonheur
A posséder ces biens, jouets de la fortune,
Recherchés, poursuivis avec trop de chaleur,
Et dont la jouissance est toujours importune;
Pour qui possède votre cœur,
Espoir sur lequel je me fonde,
Le doit préférer, chère sœur,
A tous les trésors de ce monde.
Si ces ambitieux, ces superbes esprits
Qui trament ma ruine et poursuivent ma vie,
Pouvaient de ce grand cœur connaître tout le prix,
Mon trône cesserait d'attirer leur envie,
Ils ne combattraient plus, ils ne seraient jaloux
Que du bonheur que j'ai d'être chéri de vous.
Mais quel trouble soudain me coupe la parole?
Tandis qu'une image frivole
<92>Me rappelle mes jours sereins,
Quand, pour adoucir mes chagrins,
Votre souvenir me console,
Des cris lugubres et perçants
Me font frémir d'effroi, me glacent tous les sens.
Mes yeux chargés de pleurs se couvrent de ténèbres;
Les Grâces, les Vertus, sous des voiles funèbres,
Font retentir ces lieux de longs gémissements;
L'œil éploré, baissé, négligeant tous leurs charmes,
Elles vont publier, se baignant dans leurs larmes,
Et vos dangers, et mes tourments.
La mort, l'affreuse mort menace votre vie;
Les dieux, jaloux de leurs bienfaits,
A mon bonheur portent envie,
Et le trépas, d'un bras impie,
S'apprête à déchirer, ô comble de forfaits!
Les vertueux liens de deux amis parfaits.
Non, jamais la nature avare
N'avait de ses fécondes mains
Vu sortir un présent plus parfait ni plus rare
Que celui qu'elle fit vous donnant aux humains.
Peut-être le séjour où l'audace et le crime
Ne cessent de se déborder
Est indigne de posséder
Un cœur si généreux, une âme si sublime.
Hélas! quand je voyais l'univers infecté
De perfides complots, de trahisons atroces,
Malgré de sages lois des mœurs toujours féroces,
Je m'étais cent fois révolté
Contre tant de scélératesse;
Et souvent de l'austérité
Poussant à l'excès la rudesse,
Ma haine confondait sans cesse
Le crime avec l'humanité;
Mais par un retour de sagesse,
Mon esprit rappelait, pour sortir de l'ivresse,
De vos rares vertus la divine splendeur,
<93>Et pardonnait en leur faveur
A tous les vices de l'espèce.
Dieux protecteurs des malheureux,
Dieux sensibles et pitoyables,
Qui recevez les pleurs des humains misérables,
Toi, qui de l'amitié formas les premiers nœuds,
Mes dieux, soyez-moi favorables,
Entendez mes cris douloureux,
Et ne permettez pas qu'en vain je vous implore;
Dérobez au trépas une sœur que j'adore,
Agréez mon encens, mes larmes, mes soupirs.
Si jusque dans les cieux ma voix se fait entendre,
Exaucez les vœux d'un cœur tendre,
Et daignez accorder à mes ardents désirs
Le seul bien qu'à jamais de vous j'ose prétendre.
Conservez les précieux jours
De votre plus parfait ouvrage;
Que la santé brillante accompagne leur cours,
Et qu'un bonheur égal soit toujours leur partage.
Si l'inflexible sort qui nous donne la loi
Demande un sanglant sacrifice,
Daignez éclairer sa justice,
Que son choix rigoureux ne tombe que sur moi.
J'attends sans murmurer, victime obéissante,
Que l'inexorable trépas,
De ma sœur détournant ses pas,
Veuille émousser sur moi sa faux étincelante.
Mais si tant de faveurs que j'ose demander
Sur un faible mortel ne peuvent se répandre,
O mes dieux! daignez m'accorder
Que nous puissions tous deux au même jour descendre
Dans ces champs ombragés de myrtes, de cyprès,
Séjour d'une éternelle paix,
Et qu'un même tombeau renferme notre cendre.

(Faite à Rodewitz, le 12 octobre 1758. La margrave de Baireuth
mourut le 14. Voyez t. IV, p. 238 et 252.)