ÉPITRE A CATT.
O Catt! nos jours, nos ans s'écoulent,
Qui peut, hélas! les arrêter?
Le temps, les destins qui nous roulent
Ne cessent de nous emporter.
Nous avons deux temps dans la vie :
L'un est l'empire de l'erreur,
Où nous possédons le bonheur;
L'autre est pour la philosophie,
Il est triste, morne et rêveur.
Encor dans la fleur de votre âge,
Le premier est votre partage.
Le charme des illusions
Et l'ivresse des passions
Remplissent votre cœur volage;
La vive imagination
Du plus frivole badinage
Vous fait une occupation.
Tout vous rit, et tout vous engage
A rendre un éternel hommage
Au plaisir sans réflexion;
Votre âme, toujours dissipée,
<191>Tourbillonnant dans les plaisirs,
Par l'abondance des désirs
Se trouve sans cesse occupée.
Ici l'Amour en badinant
Décoche une flèche dorée
Dont vous sentez incontinent
Dans le cœur la pointe acérée.
Vous soupirez, vous vous troublez,
Soudain vos feux sont redoublés,
Vos sentiments, toute votre âme,
Sont à l'objet qui vous enflamme,
Vous domptez ce cœur rigoureux,
Un moment vous êtes heureux;
Mais l'inconstance vous réclame,
La jouissance éteint vos feux.
Vous quittez donc votre maîtresse,
Et, revenu de votre ivresse,
L'Amour a dirigé vos pas
Vers les filets que tend Sylvie;
Vous y tombez, et votre vie
Se termine par le trépas,
Si vous ne contentez l'envie
De posséder autant d'appas.
Bientôt une autre lui succède;
Vient son tour, et celle-là cède
Votre cœur au nouvel objet
Dont l'Amour vous rend le sujet.
Ainsi courant de belle en belle,
Un heureux instinct vous appelle
A goûter des plaisirs nouveaux.
Des soucis la troupe cruelle,
La prévoyance et sa séquelle,
Ne troublent point votre repos;
Votre cœur ouvert se déploie,
Au sein de la société, Aux
épanchements de la joie.
<192>Dans votre heureuse liberté,
Tout semble créé pour vous plaire;
La vérité sans contredit,
Souvent dure et toujours sévère,
Ne vaut pas, lorsqu'on l'applaudit,
Une jouissance en chimère;
Être heureux, c'est la grande affaire,
Et dans ce séjour imposteur
Où tout est fiction et songe,
Qu'importe qu'en nous le bonheur
Naisse dans le sein de l'erreur?
Chérissons-en jusqu'au mensonge.
On l'a tant dit, nous sommes tous,
Les uns plus, les autres moins fous;
Ce fait me semblant très-probable,
Choisissez la folie aimable :
De tous les agréments pour nous
Elle est la source intarissable.
Pour jouir longtemps de ce bien,
Gardez-vous d'approfondir rien;
Tout est prestige en cette vie.
Des objets de votre folie,
En fidèle épicurien,
Effleurez la superficie.
Vos plaisirs sont comme une fleur,
Cueillez-la d'une main légère;
A sa nuance, à sa couleur,
Au doux parfum de son odeur
S'attache un prix imaginaire.
Ah! nos sens ont tout à risquer
De qui veut métaphysiquer;
La rose, sous la main profane
Qui s'obstine à la disséquer,
Perd tout son éclat et se fane.
Le monde, et sans rien excepter,
S'échappe dès qu'on le pénètre;
<193>L'examiner et le connaître,
C'est apprendre à s'en dégoûter.
Pour moi, qu'une longue infortune,
Le temps et les maux ont flétri,
Sous le fardeau qui m'importune
J'ai fait divorce avec les ris;
Je touche aux bornes de ma vie,
L'erreur de chez moi s'est enfuie,
Et la raison, à mes esprits
Montrant son austère figure,
Me force à suivre son allure,
Et prétend qu'en mes fonctions
Avec son compas je mesure
La moindre de mes actions.
Cette raison a ses apôtres;
Mais dure, inflexible envers nous,
C'est un pédagogue en courroux
Qui nous nuit en servant les autres.
Après tous les destins divers
Que l'un essuie et l'autre évite,
Présents que dans cet univers
Répand la fortune maudite,
Nous allons tous au même gîte,
Les ignorants et les experts
Passeront tous l'eau du Cocyte.
Mais lorsque la Mort décrépite
Vers ses abîmes entr'ouverts
Voudra diriger votre fuite,
L'Amour et les Plaisirs légers
Jusqu'au portique des enfers
En foule iront à votre suite;
Et pour moi, rêvant tristement,
Peut-être en hâtant le moment223-a
Du coup du ciseau de la Parque,
<194>J'irai mélancoliquement
Passer dans la fatale barque.
N'allez donc pas vous dessaisir
Des erreurs, charmes de la vie :
O Catt! un moment de plaisir
Vaut cent ans de philosophie.
A Breslau, en janvier 1762. (Cette date est celle de la correction de l'Épître, qui
a été composée le 24 novembre 1761.)
223-a Ce vers est omis dans le texte des Œuvres posthumes. Nous l'avons rétabli d'après l'autographe du Roi.