ÉPITRE SUR LE TROP ET LE TROP PEU, A MADAME DE MORRIEN.10-a
O vous, qu'en mon printemps je connus sous le nom
De la folâtre Tourbillon!
Est-ce vous qui voulez, dans une cour polie,
Que les disciples d'Uranie,
Le compas à la main, du trop et du trop peu
Vous marquent le juste milieu?
Rappelez-vous ces temps où, sans philosophie,
Un tissu de plaisirs enchaînait votre vie,
Où, sans souci du lendemain,
Vous confiant aux soins de la naissante aurore,
Vous saviez qu'à chaque matin
Pour vous elle ferait éclore,
Avec les riches dons de Flore,
La foule des plaisirs naissants sous votre main.
Ah! trop aimable créature,
Que vous étiez, Morrien, gaie et sage autrefois,
Vous, qui teniez de la nature
L'inépuisable fonds d'une joie si pure
<9>Qui, sans jamais blesser les lois
Dont la pudeur fixa le choix,
Vous laissait savourer le plaisir sans mesure!
Par quel enchantement est-ce donc que je vois
Qu'en quittant les sentiers où marchait Épicure,
Vous voulez qu'une raison mûre
Pèse les plaisirs à son poids?
Toute erreur, croyez-moi, dont l'attrait nous sait plaire,
Vaut mieux que le triste flambeau
De la raison qui nous éclaire.
Et qu'apprendrez-vous de nouveau
Par l'œil de la raison, qui voit tout sans bandeau,
Sinon qu'en général ce que le monde enserre,
Tout n'est que vanité, séduction, chimère?
Nous sommes ici tous sous la sujétion
Du sceptre de l'illusion;
Choisissons donc la plus aimable,
Et qu'avec son air vénérable,
L'importune réflexion
N'arrive qu'au sortir de table.
Allons, mettons à part toute prévention :
Trouveriez-vous hors de saison
Que, si je rencontrais un plaisir sur ma route,
Ma main le cueillît sans façon?
Vous me répondriez sans doute
Que votre serviteur l'a fait avec raison.
Retournez donc aux jeux, aux ris, à l'allégresse,
Aux hochets de votre printemps;
Qu'ils remplissent tous vos moments,
C'est le conseil de la sagesse.
Et sur le trop et le trop peu
Du temple d'Épidaure interrogez les dieux;
Vous apprendrez par leur prêtresse
Que tout paraît trop peu dans la verte jeunesse,
Et tout est trop quand on est vieux.
Faite au mois de mars 1765. (Envoyée à Voltaire le 17 février 1770.)
10-a La baronne de Morrien (Charlotte-Wilhelmine-Dorothée), fille de Ernest-Louis de Marwitz, seigneur de Zernikow, Grabow, etc., naquit à Berlin le 18 juillet 1705. Veuve de Ferdinand-Bernard-Didier baron de Morrien, décédé le 4 août 1760, elle devint en 1767 grande gouvernante de la princesse de Prusse, et mourut le 11 février 1775. Voyez les lettres de Frédéric à Jordan, du 29 avril 1742, et à Voltaire, du 17 février 1770.