<241>Socrate.

C'est la seule action sage que tu aies faite de ta vie.

Choiseul.

Je me sens flatté qu'il y en ait au moins une que vous approuviez. Depuis, je chassai les jésuites de France, parce que, étant ambassadeur à Rome, je me brouillai avec leur général.

Socrate.

Cette engeance n'existait pas de mon temps; mais des morts m'ont appris que ce sont des sophistes armés de poignards et munis de poisons. Monsieur le comte de Struensée ne serait-il pas de leur secte?

Struensée.

Je suis de celle de Cromwell, de César Borgia et de Catilina. Mais continuez, monsieur le duc, à m'instruire.

Choiseul.

Après un aussi beau coup, je m'emparai d'Avignon, j'en chassai le pape, afin d'annexer pour jamais le Comtat au royaume de France; j'y ajoutai encore la Corse, que j'escamotai adroitement aux Génois.

Socrate.

Tu étais donc un conquérant?

Choiseul.

Ce fut de mon cabinet que je fis ces conquêtes; et nageant dans les plaisirs, livré aux dissipations, du sein des voluptés je troublais l'Europe. Plus les autres puissances étaient agitées, plus la France pouvait se maintenir en paix. Les guerres et la mauvaise administration précédente avaient épuisé nos finances, le crédit était perdu, et la banqueroute presque certaine.

Struensée.

De quelle façon troublâtes-vous l'Europe?

Choiseul.

Jamais rien de plus fin, de plus adroit, de plus sublime ne s'est imaginé. Premièrement je plaçai de grands fonds dans la compagnie orientale d'Angleterre, sous des noms supposés. Mes agents, qui faisaient hausser et baisser les fonds à plaisir, déroutaient tout le monde et ils brouillèrent les directeurs de la compagnie, tandis que par mes manœuvres adroites je soulevais les nababs du Mogol contre l'Angleterre. La guerre se fit entre eux, et la compagnie fut sur le point de succomber; je pensai en mourir de joie.

Socrate.

La belle âme!

Choiseul.

D'un autre côté, j'excitais les Neufchâtelois à se révoltera contre le roi de Prusse, pour donner à cet esprit inquiet de l'occupation chez lui. Non content de tant de choses que je menais de front comme les Romains leurs quadriges, à force de sommes répandues dans le divan, j'obligeais les Turcs à déclarer la guerre aux Russes, j'animais la confédération en Pologne pour tailler de la besogne à Catherine, je voulais soulever contre elle les Sué-


a En 1768. Voyez ci-dessus, p. 208.