<151>idées, je me promenai le soir à la place d'Espagne, où je fus accueilli par un homme qu'on me dit être un Portugais. Il fut fort surpris d'apprendre que j'étais Chinois et que je voyageais; il me fit quelques questions sur mon pays, auxquelles je répondis le mieux que je pus, ce qui m'engagea de lui en faire également sur le sien. Il me dit que son roi était au bout occidental de l'Europe, que son pays n'était pas grand, mais qu'il avait de grandes possessions en Amérique, qu'il était le plus riche des princes, parce qu'il avait plus de revenu qu'il ne lui était possible d'en dépenser. Je lui demandai s'il voyageait, ainsi que je le faisais, pour s'instruire, ou quelle raison avait pu l'obliger à quitter un pays aussi riche pour venir dans celui-ci, où il n'y a que les églises de magnifiques, et d'opulents que ces bonzes qui ont fait vœu de pauvreté. C'est mon roi qui m'y envoie, me dit-il, pour certaine affaire qu'il a avec le grand lama. - C'est sans doute pour son âme, repris-je, car un bonze m'a assuré qu'il avait hypothèque sur toutes les âmes des princes. - C'est bien pour son corps, repartit le Portugais, car une espèce de bonze exécrable qu'il y a chez nous a voulu le faire assassiner. - Et n'a-t-il pas fait empaler ces bonzes? dis-je avec émotion. - On n'empale pas ainsi des ecclésiastiques, repartit-il; tout ce que mon maître a pu faire est de les exiler; le grand lama les a pris sous sa protection, il les a recueillis ici, et il les récompense des parricides qu'ils ont voulu commettre à Lisbonne.a - En vérité, tout est incompréhensible dans votre Europe, monsieur le Portugais, lui dis-je; j'ai lu tout aujourd'hui un livre de votre morale, qui m'a ravi en admiration; ce sont vos bonzes qui la prêchent, votre grand lama est la vive source dont elle découle. Comment, étant l'image de toute vertu, peut-il se déclarer ainsi le protecteur d'un crime abominable? - Ne parlez pas si haut, dit le Portugais; il y a ici certaine inquisition qui pourrait vous faire rôtir à petit feu pour les paroles indiscrètes qui vous sont échappées; si vous voulez parler du grand lama, que ce soit dans un endroit sûr, où personne ne nous puisse trahir. Cela me fit ressouvenir de l'aventure de mon bouc de Constantinople, et je le suivis. Tu vois, sublime empereur, ce que j'ai déjà risqué


a Voyez t. IV, p. 254.