VII. LETTRES DE FRÉDÉRIC A M. ACHARD. (27 MARS ET 8 JUIN 1736.)[Titelblatt]
<112><113>1. A M. ACHARD.
Ruppin, 27 mars 1736.
Monseigneur
Je prends comme une marque particulière de l'attachement que vous avez pour moi de ce que vous employez tous vos soins à m'éclaircir d'une matière de laquelle vous comprenez facilement qu'il m'importe de beaucoup d'être, non persuadé, mais convaincu.121-a Je trouve les raisons que vous m'alléguez très-plausibles et bonnes, et je remarque, par tout ce que vous m'écrivez, que vous êtes charmé d'avoir une âme immortelle. A la vérité, vous avez lieu d'en être satisfait, si vous appelez la pensée et le raisonnement l'âme. Votre âme vous fait beaucoup d'honneur, et vous vaut les applaudissements de tout le monde.
Mais venons au sujet de votre lettre. Je vous demande, monsieur, si vous avez une idée de ce que c'est que penser sans organes, ou, pour m'expliquer plus clairement, ce que c'est qu'une existence après la destruction de votre corps. Vous n'êtes jamais mort; ainsi vous ne savez ce que c'est que de mourir que par ce que la triste expérience ne vous apprend que trop souvent. Vous voyez que quand la circulation du sang s'arrête, et que les humeurs fluides du corps se figent et se séparent des solides, vous voyez, dis-je, que la personne est morte, qui un moment auparavant était en vie. Ce sont des choses sur lesquelles vous pouvez raisonner; mais de ce que la pensée de cette personne est devenue, et de ce que cet être est devenu, qui l'animait, il serait impossible d'en pouvoir rendre compte. Vous n'êtes jamais mort, et puisque vous vivez, l'orgueil humain, la vanité, vous <114>flattent de survivre à la destruction de votre corps; et je vous dirai naturellement que je crois que la sagesse du Créateur nous a donné une raison pour nous servir dans les différentes circonstances de la vie où nous ne pourrions subsister sans elle, et qu'il est aussi peu contraire à la justice de Dieu de nous anéantir après la mort (car, étant anéantis, il ne nous fait aucun mal) que de permettre l'entrée du péché dans le monde.
Vous avancez une chose, dans la suite de vos réflexions, qui pourrait fournir à des personnes plus habiles que moi des armes bien fortes pour vous combattre : c'est en ce que vous dites la matière divisible à l'infini. Si vous posez cela pour principe, vous pouvez compter que l'on vous prouvera d'une manière indubitable le contraire de votre proposition.
Je lis à présent la Métaphysique du plus fameux philosophe de nos jours, du savant Wolff, dont le principe fondamental de l'existence et de l'immortalité de l'âme est fondé sur des êtres indivisibles. Il dit (et je crains fort que son argument perdra infiniment de sa force, passant par mes mains, mais vous pouvez aller puiser à la source) que, divisant la matière tant que l'on voudra, à la fin on trouvera un point indivisible; mais divisez-le encore par un effort d'imagination, enfin il sera entièrement indivisible, sans quoi vous ne diviseriez pas, mais vous dissoudriez. Alors il dit : Tous ces êtres indivisibles ont été créés à la ibis par un seul acte de la volonté de Dieu. Mon âme est un être indivisible; or, ayant été créée à la fois et par un seul acte de la volonté de Dieu, et n'ayant par conséquent aucunes parties qui puissent se séparer, elle ne saurait être anéantie que par un seul acte de sa volonté. Ensuite il dit que la matière et tout corps est composé d'êtres indivisibles, mais différents de celui-là; et quand ces êtres indivisibles se séparent, c'est ce que nous appelons corruption; mais que ces choses indivisibles, bien loin de s'anéantir, ne font que changer de forme et de figure.
C'est par les lumières de ce nouveau flambeau que j'espère d'avoir une certitude d'une vérité dont j'entrevois déjà la clarté. Je vous ai des obligations infinies de la manière circonspecte dont vous parlez de M. de Voltaire; et vous honorez votre ministère en entrant dans la pratique d'un de ses caractères les plus essen<115>tiels, j'entends la douceur. MM. de Trévoux123-a et les théologiens de cette communion, accoutumés à établir leurs dogmes par la violence, ne savent les soutenir qu'en couvrant d'injures ceux qui osent les contredire.
Je suis avec bien de l'estime,
Monseigneur
Votre très-affectionné
Frederic.
2. AU MÊME.
Rheinsberg, 8 juin 1736.
Monseigneur
Si quelqu'un fut jamais surpris, c'était moi à la lecture de votre lettre, où, par un hasard inopiné, je me vis érigé en censeur et en critique. Jamais, monsieur, je n'ai eu l'ambition de l'être; et si pareille pensée me fût venue, la connaissance que j'ai de l'infériorité de mes forces l'aurait bientôt supprimée.
Un censeur et un critique judicieux doit être un homme qui à beaucoup de bon sens et de lumières joigne une érudition complète, et qui, distinguant parfaitement le vrai du faux, le meilleur du bon, et la véritable valeur des choses du brillant éblouissant d'un clinquant fastueux, ne sache pas seulement corriger des fautes et relever des défauts; mais principalement il est de l'essence d'un bon critique qu'il sache enseigner le véritable chemin à ceux qui l'ont manqué, et c'est ce que j'ignore; non pas que je pense en aucune manière que vous ayez besoin d'être critiqué et redressé; en cela je distingue très-bien votre modestie, qualité qui vous attirera dans tous les siècles et de tous les êtres pensants une approbation générale; c'est elle qui vous fait dire que vous en avez besoin. Il est d'une grande âme de reconnaître que l'on <116>peut faillir, et se croire parfait est le superlatif de la folie. Mais, d'un autre côté, un excès de modestie peut dégénérer en timidité, et c'est un venin contre lequel je crois devoir vous donner l'antidote. Si le suffrage de personnes d'un certain caractère peut vous en préserver, vous pouvez entièrement compter sur le mien, ayant dès mes jeunes ans eu un penchant insurmontable pour le bon et pour le beau, qui m'a déterminé en votre faveur dès les premiers discours que je vous ai entendu prononcer. Je suis dans les mêmes sentiments où j'étais alors, et je ne crois pas avoir eu lieu d'en changer. Mais si le dernier sermon que je vous ai entendu prononcer n'était pas de la force des précédents, vous m'en donnez de très-bonnes raisons; et j'avoue que je connais par moi-même que l'esprit de l'homme n'est pas toujours dans une égale assiette. Parvenu au point où vous êtes, il est impossible d'entasser merveilles sur merveilles.
Mais, puisque vous me parlez si franchement dans votre lettre, je croirais pécher contre les lois de la sincérité, si je ne vous disais pas naturellement mon sentiment. J'avoue qu'il y avait une conclusion dans votre sermon que je n'ai pas bien comprise, et qui, je crois, aurait besoin de commentaire pour la rendre claire et nette. Vous parliez du fanatisme qui aurait pu déterminer les apôtres à adhérer à la mission du Sauveur; et, si je ne me trompe, vous vous serviez de cette expression : « Qui dit que les apôtres ont été des fanatiques est fanatique lui-même. » L'autorité que vous donnait la chaire vous faisait prononcer ces paroles avec assez de hardiesse, et votre troupeau, qui vous en croit sur votre foi, ne demandait pas d'autre raison; mais, sur les bancs, je crois que cela ne conclurait rien, à mon avis.
Vous me demandez matière pour deux sermons que vous voulez en ma faveur travailler et prononcer en ma présence. Je vous en suis infiniment obligé; et comme j'aime à faire tendre toutes les choses extérieures à un certain but dont je tire avantage, je vous prierai de prêcher premièrement sur ce texte : « Ces paroles nous ont été données de Dieu, »125-a pas davantage, et d'établir la possibilité, les caractères et la vérité de la révélation; et le second sur ces paroles : « La croix de Christ est en horreur <117>chez les juifs, et ridicule aux païens, »125-b et de prouver premièrement la nécessité de sa mission, la vérité des oracles qui l'ont annoncée, et, si l'on ose parler ainsi, la raison qui a déterminé le conseil de Dieu à choisir ce genre de rédemption préférablement à un autre, et, pour votre troupeau, l'application des devoirs qui suivent de la foi en Christ.
J'avoue, monsieur, que j'attends une grande édification des peines que vous vous donnerez, car j'ai le malheur d'avoir la foi très-faible, et il me la faut étayer souvent par de bonnes raisons et des arguments solides. Vous ajouterez une obligation à celles que je vous ai déjà des soins que vous vous êtes donnés pour prouver l'existence et l'immortalité de l'âme, et j'en serai, s'il se peut, avec plus d'estime,
Monseigneur
Votre très-affectionné
Frederic.
121-a Voyez la lettre de Frédéric à Suhm, du 27 mars 1736.
123-a Mémoires pour l'histoire des sciences et des beaux-arts, recueillis par l'ordre de Son Altesse Sérénissime Monseigneur le prince souverain de Dombes. A Trévoux, 1701-1731 (mars). A Lyon et Paris, 1731 (mai) - 1733. A Paris, 1734-1767, in-12.
125-a II Timothée, chap. III, v. 16.
125-b I Corinthiens, chap. I, v. 23.