29. AU MÊME.
Berlin, 21 décembre 1738.
Mon cher Camas,
Je n'ai point attendu votre notification pour participer à la nouvelle grâce que le Roi vous a faite en vous revêtant de la sénéchaussée de Crossen. Je suis persuadé que vous vous acquitterez dignement de cette nouvelle charge, et qu'on vous verra briller sous la robe comme sous la cuirasse. Ne troquez pas cependant Feuquières pour le Digeste, et ne vous avisez point de ne nous parler que de Cujas et de Bartole. Croyez-moi, mon cher Camas, faites comme les chanoines du Lutrin, qui ne pensaient qu'à bien manger et à bien boire, et laissaient
A des chantres gagés le soin de louer Dieu.172-a
Le conseil vous paraîtra facile à suivre, et soyez bien assuré que votre prudence m'avait déjà prévenu, et que c'était bien votre dessein.
<159>Ne vous excusez point de ce que vous ne parlez que de vous-même; c'est tout ce que vous pouviez me mander de Francfort qui pût m'être le plus agréable. Votre général172-b a été témoin de la joie que m'a causée le bénéfice dont le Roi vous a gracieuse, et je m'en rapporte bien sur son témoignage. J'ai trouvé un changement sensible dans l'humeur du Roi; il est devenu extrêmement gracieux, doux, affable et juste; il a parlé des sciences comme de choses louables, et j'ai été charmé et transporté de joie de ce que j'ai vu et entendu. Tout ce que je vois de louable me donne une satisfaction interne, et que je ne puis presque cacher. Je sens redoubler en moi les sentiments de l'amour filial lorsque je vois des sentiments si raisonnables et si justes dans l'auteur de mes jours. Je souhaite de tout mon cœur que vous n'ayez jamais à m'annoncer que de nouveaux bienfaits, et que je puisse, de mon côté, toujours m'étendre plus sur les louanges d'un père que j'aime naturellement, et dont les bonnes actions m'enlèvent. Je ne m'étendrai point en souhaits pour la nouvelle année; vous savez trop ma façon de penser sur votre sujet, et toutes les occasions de penser à vous vous valent de ma part tous les vœux qu'on se fait au renouvellement de l'année. Vale et me ama.
Federic.
172-a Boileau, Le Lutrin, chant I, v. 24.
172-b M. de Schwerin, fait comte et feld-maréchal en 1740.