31. AU MÊME.
Berlin, 10 janvier 1739.
Mon cher Camas,
La sensibilité que vous me témoignez pour ce qui me regarde ne laisse pas de me consoler des chagrins que j'ai endurés, et je me suis dit, en lisant votre lettre :
Les dieux sont pour César, mais Caton suit Pompée.174-a
<161>L'innocence de ma vie m'est garante de la fausseté des rapports qu'on a faits au Roi sur mon sujet. Je ne saurais vous dire de quel crime l'on m'accuse; je crois qu'on serait bien embarrassé d'en trouver; c'est pourquoi l'on ne s'explique qu'en termes très-vagues, mais non avec moins d'aigreur. C'est l'effet d'une ancienne haine que quelque cause étrangère a retirée de l'état de léthargie où elle était restée pendant quelque temps. Le pronostic que je me suis fait est fâcheux, mais véritable; je ne dois jamais m'attendre à pouvoir vivre en paix avec un père facile à irriter, et qu'on remplit d'impressions funestes. Il faut que je l'envisage comme mon plus cruel ennemi, qui m'épie sans cesse pour trouver le moment où il croit pouvoir me donner le coup de jarnac. Il faut être sur ses gardes sans se relâcher; le moindre faux pas, la moindre imprudence, une bagatelle, un rien grossi et amplifié, suffiront pour ma condamnation. Vous seriez (je ne dis pas indigné) surpris, si vous entendiez avec quel acharnement on me décrie publiquement; et lorsqu'on a fait tous ses efforts pour me rendre odieux, de crainte de n'y avoir point réussi, on veut du moins m'affubler d'un ridicule extravagant. Jugez s'il ne faut pas bien du flegme pour voir par ses yeux et entendre par ses oreilles des choses si contraires à l'humanité. Je pense mille fois au proverbe italien qui dit : Soffri e taci. Qu'il est difficile, mon cher Camas, de pratiquer une maxime si brève en apparence, mais qui contient un si grand sens! Qu'il en coûte pour éteindre l'amour-propre, qui s'offense si étrangement des propos injurieux à notre réputation! Quels efforts n'est-on point obligé de faire pour réprimer l'amour de la vérité, qui s'élève en nous pour combattre la fausseté et le mensonge! C'est de cette puissance que nous avons sur nos passions que je fais à présent la salutaire expérience; et je puis vous assurer que la maladie du Roi me vaut tout un cours de morale. Ce n'est pas que je ne m'en fusse dispensé très-volontiers; mais je sais trop bien qu'on ne saurait se soustraire aux lois irrévocables du destin, que ce torrent d'événements qui se suivent nous entraîne malgré nous, et qu'il y aurait de la folie à vouloir s'opposer contre ce qui est nécessité, et contre ce qui a été réglé ainsi de toute éternité. Il est vrai qu'une consolation tirée de la nécessité du mal n'est guère propre pour le sou<162>lager; cependant il y a quelque chose de satisfaisant dans l'idée que les chagrins qu'on nous fait endurer ne sont point les effets de nos fautes, mais qu'ils entrent dans le dessein et dans l'ordre de la Providence.
Vous croiriez, en lisant cette lettre, que je suis tout seul à Berlin, puisqu'il n'est question que de ma personne. Souvenez-vous seulement, mon cher Camas, que votre lettre y a donné lieu, et soyez persuadé que je vous entretiendrais mille fois plus volontiers de l'énumération de mes plaisirs que du récit de mes peines. Profitez des moments tranquilles que vous accorde le destin; connaissez leur prix, et jouissez-en. Le jour de mon départ doit s'approcher naturellement. Je vous avoue que, malgré mon impassibilité stoïque, je désire beaucoup le moment qui m'éloignera d'un endroit où je ne suis souffert qu'à regret, où l'on me hait, où l'on souhaiterait. Mais ne devinons point les pensées des autres; ce n'est pas à nous de sonder les cœurs. Poussons la charité jusqu'à mettre sur le compte de la douleur et d'une bile épaisse répandue ce que d'autres, moins scrupuleux, attribueraient au cœur de ceux qui les persécutent. La loi vivifiante n'est point mon mérite éminent,176-a mais la morale chrétienne n'en est pas moins la règle de ma vie.
Je salue mille fois madame de Camas, et cela, sans vous répéter l'ennuyeuse kyrielle de tous les sentiments avec lesquels je suis,
Mon cher Camas,
Votre très-fidèlement affectionné ami,
Federic.
174-a Voyez t. XV, p. 150.
176-a Voyez ci-dessus, p. 125.