18. A M. DE SUHM.
Ruppin, 6 juin 1736.
Mon très-cher Diaphane,
Quel bonheur quand, au milieu d'un orage que l'on ne connaît pas, on est endormi dans les bras de la sécurité et du repos! Voilà précisément le cas où je me suis trouvé. Quoi! mon cher Suhm, vos jours, qui me sont d'un prix infini, ont été menacés! Quoi! une mort prématurée aurait porté obstacle aux effets de <268>ma reconnaissance et à l'efficace de mes bonnes intentions! Non, le ciel, qui aime et qui commande les devoirs de la vertu, ne m'a pas voulu ôter une occasion d'être reconnaissant. Vivez, mon cher Suhm, vivez, puisque le ciel le permet; vivez pour vos amis, qui, par le véritable attachement qu'ils ont pour vous, ne pourraient soutenir l'atterrante pensée d'être séparés de vous. J'avoue et je comprends que vous n'aviez à vous attendre, au dernier période où vous touchiez, qu'aux récompenses dont le ciel couronne la vertu, et qu'ainsi, par rapport à vous-même, vous perdez plus en prolongeant vos jours qu'en finissant votre carrière. Mais, mon cher Suhm, n'oubliez pas la tendresse que vous devez à un nourrisson que vous n'avez pas encore sevré dans l'école de la philosophie. Que serais-je devenu? car je sens que j'ai besoin de vos yeux pour voir, et que, perdant de vue mon guide, je cours risque de m'égarer. La seule pensée de votre mort me sert d'argument pour prouver l'immortalité de l'âme; car serait-il possible que cet être qui vous meut, et qui agit avec autant de clarté, de netteté et d'intelligence en vous, que cet être, dis-je, si différent de la matière et du corps, cette belle âme, douée de tant de vertus solides et d'agréments, cette noble partie de vous-même qui fait les délices de notre société, ne fût pas immortelle? Non certes, je le soutiendrais sur les bancs même, s'il le fallait, que, quand la plus grande partie du monde serait périssable et anéantie, vous, Voltaire, Boileau, Newton, Wolff, et encore quelques génies de cet ordre, doivent être immortels. Je vous demande bien pardon de vous dire des vérités qui, comme je crains, choqueront votre modestie. Mais aussi peu qu'une personne colérique est capable de vaincre le premier mouvement de la passion qui l'emporte, aussi peu le suis-je aujourd'hui de modérer majoie et l'effusion de mon cœur au sujet de votre convalescence et de ce que je pense de vous. J'ai du moins la satisfaction de vous l'avoir dit une bonne fois. J'aurais bien des choses encore à vous dire au sujet de ce testament, qui m'a pensé arracher des larmes. L'on ne doit pas rougir de verser des pleurs en pareille occasion; l'insensibilité est le principe de l'inhumanité et de la barbarie, un cœur tendre est le fondement de la vertu. <269>Je vous suis très-obligé des cahiers qui accompagnent votre lettre; je les lirai avec d'autant plus de plaisir, que c'est le premier ouvrage qu'aient produit vos forces convalescentes. Je continue à lire Wolff avec la plus grande application, et je tâche de m'inculquer ses propositions le plus profondément que je puis. Il est bon de faire souvent de pareilles lectures, car elles sont d'un double usage : elles instruisent et humilient. Je ne me sens jamais plus petit qu'après avoir lu la proposition de l'être simple. Quelle profondeur! quelle application suivie à sonder tous les secrets de la nature entière, à porter la clarté et la netteté où, jusqu'ici, il n'y eut qu'ombre et que ténèbres!
Je vous quitte, mon cher Suhm, partant aujourd'hui pour ma terre;295-a ce sera pour y étudier avec plus de tranquillité, et pour jouir un peu du repos, après en avoir eu très-peu pendant les revues. Je suis avec une très-parfaite estime,
Mon très-cher Diaphane,
Votre très-fidèlement affectionné ami,
Frederic.
295-a Voyez ci-dessus, p. 154.