25. DE M. DE SUHM.
Dresde, 18 août 1736.
Monseigneur
Je viens de recevoir avec autant de joie que de respect la lettre dont il vous a plu de m'honorer du camp de Wehlau, et qui, par un malentendu, a fait plusieurs détours avant que de me parvenir. Je ne suis du tout point surpris, monseigneur, d'apprendre que les occupations militaires ne vous ont pas fait perdre de vue notre philosophe, sachant bien qu'un génie aussi grand, aussi heureux et surtout aussi actif que celui de V. A. R. sait trouver du temps pour tout. Oui, qu'il me soit permis, mon<279>seigneur, de vous le dire sans flatterie, un esprit prophétique semble me dévoiler dans l'avenir que V. A. R., par cette grande qualité, l'une des plus précieuses, sans doute, et des plus nécessaires dont un prince puisse être doué, fera un jour l'étonnement de l'Europe et l'admiration de la postérité. C'est la connaissance que j'ai des grandes qualités de votre auguste personne, c'est la force de la conviction qui m'arrache cette prophétie; et c'est l'une de vos plus belles qualités, monseigneur, la plus touchante, la plus rare dans un prince, celle qui, en vous, donne tant de relief à toutes les autres, c'est votre grande modestie enfin, qui, levant tous mes scrupules sur le danger d'une louange qui, donnée à tout autre objet, aurait tout l'air d'une flatterie, semble même m'imposer le devoir de vous dire sans détour, monseigneur, ce que je viens de penser à votre égard. La louange peut gâter un esprit vain et trop ambitieux; mais elle ne fait que donner plus d'énergie à une âme modeste qui, sachant s'apprécier au juste elle-même, s'élève, par le sentiment de son véritable prix, même au-dessus de la flatterie.
Le jugement que V. A. R. porte de notre philosophe est tout à l'ait juste, et tel que le méritent la profondeur et la solidité de ses raisonnements; et quoique nous ne soyons pas encore parvenus à ce qu'il y a de plus profond et de plus intéressant pour l'homme dans sa Métaphysique, nous avons cependant déjà rencontré, chemin faisant, tant de belles connaissances, qu'elles seules suffisent déjà à payer largement les peines de notre entreprise.
Vous avez raison, monseigneur, de dire que toute personne qui veut apprendre à raisonner juste devrait étudier la Métaphysique de Wolff. Mais assurément, pour que tout le monde apprît à raisonner toujours juste, il ne suffirait pas à chacun d'avoir étudié la Métaphysique de ce célèbre philosophe, ni même de savoir tous ses ouvrages par cœur; car, sans compter que, pour apprendre à raisonner de Wolff, il faut apporter, en l'étudiant, un fonds de raison et de jugement qui est un don de la nature, et non un fruit de l'étude, il faut encore réfléchir que, pour que l'homme fût toujours en état de faire usage de cette facilité et de cette justesse de raisonnement qu'il aurait pu acqué<280>rir, il faudrait qu'il fût encore tout à fait libre des passions qui peuvent lui en ôter la liberté, car n'est-ce pas l'ouvrage ordinaire des passions d'étouffer la voix de la raison? Pour que la métaphysique apprît à l'homme à raisonner toujours conséquemment, il faudrait donc sans doute qu'elle commençât par le dépouiller de ses passions. Mais, monseigneur, que pensez-vous qu'il en résultât, si l'homme achetait, par le sacrifice de ses passions, l'avantage de n'écouter jamais d'autre voix que celle de la raison? Si ce sont les passions qui avilissent souvent l'homme, il n'en est pas moins vrai que ce sont aussi elles qui le rendent vraiment grand, qui l'élèvent aux vertus les plus sublimes. Qu'on ôte à l'homme ses passions, adieu les grandes vertus, adieu les belles actions, adieu les héros. Non, non, monseigneur, V. A, R. perdrait trop à un tel échange, ou plutôt le monde y perdrait trop par elle. Conservez donc toutes les belles, toutes les sublimes passions dont votre grande âme est susceptible; en les maintenant, comme vous le savez si bien, sous le sceptre de la raison, elles ne produiront jamais rien que de beau et de grand, jamais rien qui ne soit digne de louange et d'admiration.
Je n'ai aujourd'hui que peu de feuilles à envoyer à V. A. R. Mais elle m'a fait la grâce de me souhaiter un heureux succès dans mes desseins, et je m'y sens si fort encouragé par cette faveur de V. A. R., que je ne néglige rien pour y réussir, ce qui me prend une grande partie de mon temps. Ma plus haute espérance sera toujours que les choses tournent de manière que je puisse un jour jouir du bonheur de passer mes jours auprès de V. A. R., afin de pouvoir, en les lui consacrant, lui donner des preuves aussi sincères et aussi convaincantes que je le désire du profond respect et de l'entier dévouement avec lequel je serai toute ma vie, etc.