32. A M. DE SUHM.
Remusberg, 23 octobre 1736.
Mon très-cher Diaphane,
Je viens de recevoir à la fois les deux lettres que vous m'avez fait le plaisir de m'écrire; je vous remercie des pièces traduites de Wolff que vous y avez jointes. Je ne saurais assez m'étonner de la reconnaissance que vous me témoignez au sujet de la montre que je vous ai envoyée. Cette petite bagatelle m'aurait été suffisamment payée par la valeur d'une ligne de votre main. Il faut en vérité, mon cher Diaphane, que vous ayez grande provision de vertus, puisque vous en faites une si considérable dépense à l'occasion d'un rien. Si votre reconnaissance se manifeste si efficacement à l'occasion d'une montre, d'un rien qui, tout au plus, ne peut être compté que pour une très-faible marque de mon amitié, à quoi ne doit-on pas s'attendre d'un cœur comme le vôtre, qui sait si bien sentir et reconnaître les bienfaits? Il y a plaisir à vous obliger, mais cette raison n'est pas le seul motif ou la seule raison suffisante qui m'y porte.
Je crois que vous ne serez pas fâché que je vous dise deux mots de nos passe-temps champêtres; car, avec les personnes qui nous sont chères, l'on aime à entrer jusque dans les plus petits détails. Nous avons partagé nos occupations en deux classes, dont la première est celle des utiles, et la seconde celle des agréables.318-a Je compte au rang des utiles l'étude de la philosophie, de l'histoire et des langues; les agréables sont la musique, les tragédies et les comédies que nous représentons, les mascarades, et les cadeaux que nous donnons. Les occupations sérieuses ont cependant toujours la prérogative de passer devant les autres, et j'ose vous dire que nous ne faisons qu'un usage raisonnable des plaisirs, ne les prenant que pour délasser l'esprit et pour tempérer la morosité et la trop grande gravité philosophique qui ne se laisse pas facilement dérider le front par les Grâces.
Notre malheureuse condition d'hommes nous fait passer par un chemin fort étroit, aux deux côtés duquel il y a deux préci<291>pices que l'on nomme les abus. Il y a excès de sagesse et excès de folie; le ridicule en est à peu près égal, et, pour éviter les Petites-Maisons, l'on doit être soigneux à éviter également ces deux extrêmes, mêlant le badin au sérieux, et les plaisirs à l'austérité.
Pour vous, qui êtes à une cour brillante où règne le bon goût, vous n'avez pas besoin des antidotes que nous prenons ici; et la seule chose que je crois devoir vous recommander, c'est de prendre patience, et de lire le chapitre de Sénèque sur le mépris des richesses. Je souhaiterais pouvoir vous donner des consolations plus réelles que celles que l'on trouve dans les livres, et que les effets pussent seconder ma bonne volonté comme je le désirerais, étant bien sincèrement et avec toute l'estime imaginable,
Mon cher Diaphane,
Votre très-fidèlement affectionné ami,
Frederic.
318-a Voyez ci-dessus, p. 146.