<24>Thieriot est inexcusable dans sa conduite; mais, madame, il ne fallait pas prendre Thieriot pour ce qu'il n'est point et pour ce qu'il ne sera jamais. Il n'a pas la fermeté d'âme qu'on exige de lui, et la question se réduirait à savoir si Thieriot manque par malice ou par faiblesse. Je vous assurerais bien que ce n'est point par malice; vous le connaissez, madame, et vous savez qu'il n'a ni assez d'esprit ni assez de méchanceté pour être malicieux. Quel intérêt pourrait le porter à préjudicier à M. de Voltaire? Aucun. M. de Voltaire est son bienfaiteur; c'est, de plus, son idole, il lui rend un hommage continuel, ne pensant que d'après lui, et ruminant, si je puis m'exprimer ainsi, les pensées que M. de Voltaire a déjà digérées. Thieriot a, de plus, fait métier toute sa vie de soutenir à cor et à cri les ouvrages de l'auteur de la Henriade. Quelle raison pourrait-il avoir pour se donner un démenti si manifeste? M. de Voltaire l'a-t-il mécontenté? Aucunement. Aurait-on eu de la froideur envers lui? Bien loin de là; vous l'avez comblé de bontés à Cirey, et il s'en est loué à tous ceux de sa connaissance. Vous conviendrez donc, madame, qu'une faute de jugement, une faiblesse d'esprit, qu'on ne doit imputer qu'à la nature, ont fait faire de fausses démarches à Thieriot; joignez à cela les mauvais conseils des personnes auxquelles il s'est confié; il faut passer quelque chose à l'humanité. Croyez-moi, madame, ne prenez point les choses à la rigueur; vous perdriez un homme qui vous est attaché, et dont l'unique défaut est de n'avoir pas reçu de la nature un jugement et un génie dignes de Cirey. Mais qui ne perdriez-vous pas de cette manière? Et si vous ne vouliez accorder votre amitié et vos bontés qu'à des personnes du mérite de M. de Voltaire, je vous avertis, madame, que le nombre de vos amis serait très-petit. J'ai fait écrire à Thieriot, et je le ferai encore, afin qu'il se conduise plus rondement, et qu'il ait plus de cœur qu'il n'en a témoigné jusqu'à présent. Je suis sûr que, si vous lui rendez vos bontés, elles l'encourageront beaucoup à bien faire.
Le zèle infini que vous me témoignez, madame, pour les intérêts de notre ami me charment. Souffrez, je vous prie, que je vous fasse en même temps ressouvenir de la philosophie, qui doit donner une certaine tranquillité d'âme par laquelle les hommes persécutés se mettent au-dessus de la persécution, et qui leur fait étouffer en quelque façon les mouvements tumultueux qu'enfantent en nous le ressentiment et toutes les passions. Il est sûr qu'il est bien difficile de parvenir à un certain état d'indifférence; mais je crois que la condition de l'humanité demande qu'on se munisse puissamment contre les chagrins, contre ce domaine inaliénable de notre état, et que quelque réflexion sérieuse sur la vie humaine nous apprenne à diminuer nos chagrins pour les sentir moins, et à multiplier et grossir nos plaisirs afin d'en être plus vivement frappés. Il est certain que rien n'est plus sensible à une âme bien née que de se voir attaquée du côté de la réputation : c'est là le défaut de la cuirasse des grands hommes. Mais je me souviendrai toute ma vie du jugement qu'on a porté de Caton et de Cicéron. « Chez Caton, dit Montesquieu,a la vertu était le principal, et la gloire n'était rien; chez Cicéron, la gloire était le tout, et la vertu n'était que l'accessoire. » Lorsque l'on considère la vertu comme un bien qu'on ne saurait nous enlever, on méprise les projets frivoles des envieux et la puérilité des calomnies.
a Considérations sur les couses de la grandeur des Romains et de leur décadence (1734). chap. XII.