18. AU MÊME.
Camp de Staudenz, 24 septembre 1745.
Mon cher Duhan,
Je ne reçois de vos lettres que les années climatériques, s'il n'arrive pas quelque événement tout singulier qui m'en fournisse. Pensez quel malheur j'ai d'avoir perdu, en même temps presque, mon pauvre Jordan et mon cher Keyserlingk.a C'était ma famille, et je pense être à présent veuf, orphelin, et dans un deuil de cœur plus lugubre et plus sérieux que celui des livrées noires.
Vous vous imaginez, mon cher Duhan, que je puis disposer de moi comme il me plaît; mais bien loin de là. C'est la fin de la campagne qui devient notre point décisif, et lequel m'est si important, qu'il faut redoubler de prudence et d'activité pour ne point faire de faute qui détruise tout l'ouvrage. Je serai tout au plus tôt à Berlin vers la fin de novembre, bien accablé des soucis que j'ai eus ici. et bien aise de donner du repos à mon esprit, qui est depuis dix-huit mois dans une agitation continuelle.
Je sais jusqu'à quel point je dois m'approprier les politesses que vous me dites. Ne pensez point que j'en tire vanité. Il n'y a que la mort qui apprécie la réputation des hommes d'État : et comme probablement je ne serai pas témoin de ce qu'on dira le lendemain que j'aurai rendu mon dernier soupir, je me contente de remplir mes devoirs autant que mes forces me le permettent, et de m'embarrasser fort peu du jugement du public, qui change, et approuve dans un moment ce qu'il désapprouve dans un autre.
Vos fortifications de Berlin, ne vous en déplaise, me paraissent un peu puériles. Si je n'étais pas hors de toute inquiétude pour le sort de cette capitale, toutes vos flèches ne me rassureraient pas.
Conservez votre santé, et pensez que vous êtes à présent presque l'unique de mes vieux amis qui me reste; et, si ce n'est pas vous ruiner en encre et en papier, écrivez-moi plus souvent. Je vous prierai encore de vouloir vous charger de commissions pour des livres et de pareilles choses dont j'ai besoin quelquefois.
a Mort le 13 août.