6. AU MÊME.
Königsberg, 3 août 1739.
Mon cher Jordan, je vous envoie une lettre pour Voltaire, que vous copierez, que vous fermerez de votre cachet, et que vous ferez partir par la voie de Girard.b
Me voici donc arrivé dans la capitale d'un pays où l'on est foudroyé l'été, et où le monde crève de froid en hiver. C'est un pays plus propre à nourrir des ours qu'à servir de théâtre aux sciences. Les habitants, souples, flatteurs, rampants, mais fiers, hautains et arrogants, sont aussi fades dans leur humilité qu'insupportables par leur insolence. Les arts n'ont jamais été cultivés ici, et il y a grande apparence qu'ils ne le seront jamais. Je vous dirai cependant que j'ai entendu prêcher dimanche un ministre qui m'a surpris par son éloquence. Je crois que la bonne déesse s'est égarée dans ce voisinage, et que, pour se mettre à l'abri des glaçons de Courlande, elle s'est logée sur la langue de ce prêtre. Je vous avoue que je n'ai jamais entendu de meilleur allemand, de plus belles phrases, ni un style plus coulant et mieux orné; et il faut avouer que ce M. Quandta est sans contredit l'homme du royaume qui débite le plus noblement des pauvretés.
Mes oreilles sont si étourdies par l'éloquence bruyante de notre infanterie, qu'elles soupirent beaucoup après ces sons flatteurs et remplis de moëlleux qui les caressent, si j'ose me servir de ce terme, si agréablement dans la paisible et douce retraite de Remusberg.
Ma verve est pendue au croc; mais je sens bouillonner quelque chose dans ma tête, qui pronostique une inondation de vers assez prochaine. Aiguisez les dents de votre critique, aiguisez vos limes, car je vous avertis que je vous donnerai de la besogne. Enfin il me semble que j'ai encore cent mille riens à vous dire; il faut que la sagesse retienne l'intempérance de ma plume, et que je songe que doctissimus Jordanus a des occupations plus dignes de son profond savoir et de sa vaste érudition que celle de
b Négociant de Berlin.
a Voyez t. VII, p. 108.