10. A LA MARQUISE DU CHATELET.
Remusberg, 8 mars 1739.
Madame,
L'approbation que vous donnez au dessein que j'ai formé d'étudier la physique, et votre exemple, m'encourageront merveilleusement dans cette nouvelle carrière. Le dérangement de ma santé m'a empêché jusqu'à présent d'y entrer; mais dès que je me sentirai tout à fait guéri, je compte de m'enrôler dans cette science sous vos bannières, conduit par la force de votre divin génie. Je me suis proposé de lire d'abord les mémoires de l'Académie des sciences, ensuite la Physique de Musschenbroek, et de finir par la Philosophie de Newton. J'éviterai soigneusement la géométrie, dont les calculs infinis m'épouvantent et passent mes forces; et je me contenterai de recueillir les fleurs que les autres ont eu soin de cultiver. C'est, en abrégé, le plan que je me suis fait de cette étude; il faut se connaître soi-même, et j'ai su me dire que je n'ai ni le génie d'Émilie ni l'esprit universel de Voltaire <23>pour embrasser de si vastes connaissances. Je me contente, en un mot, madame, de glaner sur vos pas, et je me dis sans cesse :
C'est en vain qu'au Parnasse un téméraire auteur, etc.25-aLes persécutions suscitées au digne Voltaire m'affligent véritablement. La France devrait conserver soigneusement le loisir précieux que ce digne auteur voue avec tant de générosité, aux dépens de sa santé même, au bien et à l'instruction du public. Cet homme aurait eu des statues au Capitole, on l'aurait déifié au Lycée; peut-être aurait-il occupé la place de Jupiter, s'il était venu au monde dans ce temps où l'admiration pour le mérite allait jusqu'à la superstition. Je suis sûr que M. de Voltaire aura pleine satisfaction au sujet de l'indigne Desfontaines; le procédé de ce fripon est trop insolent pour échapper à la vengeance des magistrats, et l'indignation publique doit, en cas d'injustice, tenir lieu à M. de Voltaire de la satisfaction la plus éclatante.
<24>Thieriot est inexcusable dans sa conduite; mais, madame, il ne fallait pas prendre Thieriot pour ce qu'il n'est point et pour ce qu'il ne sera jamais. Il n'a pas la fermeté d'âme qu'on exige de lui, et la question se réduirait à savoir si Thieriot manque par malice ou par faiblesse. Je vous assurerais bien que ce n'est point par malice; vous le connaissez, madame, et vous savez qu'il n'a ni assez d'esprit ni assez de méchanceté pour être malicieux. Quel intérêt pourrait le porter à préjudicier à M. de Voltaire? Aucun. M. de Voltaire est son bienfaiteur; c'est, de plus, son idole, il lui rend un hommage continuel, ne pensant que d'après lui, et ruminant, si je puis m'exprimer ainsi, les pensées que M. de Voltaire a déjà digérées. Thieriot a, de plus, fait métier toute sa vie de soutenir à cor et à cri les ouvrages de l'auteur de la Henriade. Quelle raison pourrait-il avoir pour se donner un démenti si manifeste? M. de Voltaire l'a-t-il mécontenté? Aucunement. Aurait-on eu de la froideur envers lui? Bien loin de là; vous l'avez comblé de bontés à Cirey, et il s'en est loué à tous ceux de sa connaissance. Vous conviendrez donc, madame, qu'une faute de jugement, une faiblesse d'esprit, qu'on ne doit imputer qu'à la nature, ont fait faire de fausses démarches à Thieriot; joignez à cela les mauvais conseils des personnes auxquelles il s'est confié; il faut passer quelque chose à l'humanité. Croyez-moi, madame, ne prenez point les choses à la rigueur; vous perdriez un homme qui vous est attaché, et dont l'unique défaut est de n'avoir pas reçu de la nature un jugement et un génie dignes de Cirey. Mais qui ne perdriez-vous pas de cette manière? Et si vous ne vouliez accorder votre amitié et vos bontés qu'à des personnes du mérite de M. de Voltaire, je vous avertis, madame, que le nombre de vos amis serait très-petit. J'ai fait écrire à Thieriot, et je le ferai encore, afin qu'il se conduise plus rondement, et qu'il ait plus de cœur qu'il n'en a témoigné jusqu'à présent. Je suis sûr que, si vous lui rendez vos bontés, elles l'encourageront beaucoup à bien faire.
Le zèle infini que vous me témoignez, madame, pour les intérêts de notre ami me charment. Souffrez, je vous prie, que je vous fasse en même temps ressouvenir de la philosophie, qui doit donner une certaine tranquillité d'âme par laquelle les hommes persécutés se mettent au-dessus de la persécution, et qui leur fait étouffer en quelque façon les mouvements tumultueux qu'enfantent en nous le ressentiment et toutes les passions. Il est sûr qu'il est bien difficile de parvenir à un certain état d'indifférence; mais je crois que la condition de l'humanité demande qu'on se munisse puissamment contre les chagrins, contre ce domaine inaliénable de notre état, et que quelque réflexion sérieuse sur la vie humaine nous apprenne à diminuer nos chagrins pour les sentir moins, et à multiplier et grossir nos plaisirs afin d'en être plus vivement frappés. Il est certain que rien n'est plus sensible à une âme bien née que de se voir attaquée du côté de la réputation : c'est là le défaut de la cuirasse des grands hommes. Mais je me souviendrai toute ma vie du jugement qu'on a porté de Caton et de Cicéron. « Chez Caton, dit Montesquieu,27-a la vertu était le principal, et la gloire n'était rien; chez Cicéron, la gloire était le tout, et la vertu n'était que l'accessoire. » Lorsque l'on considère la vertu comme un bien qu'on ne saurait nous enlever, on méprise les projets frivoles des envieux et la puérilité des calomnies. <25>Le digne Voltaire est en droit de les mépriser; son repos est trop précieux pour être troublé par des bagatelles semblables. Qu'il suive le conseil que le Mercure27-b de Lucien donnait à Jupiter, qui pensait devenir mélancolique des discours impertinents que tenaient les Athéniens sur son sujet. « Contentez-vous, lui disait Mercure, de gouverner le monde, et laissez-les parler. » Que M. de Voltaire se contente d'instruire, de gouverner le monde savant, et qu'il méprise des choses qui lui sont aussi inférieures que le Lycée l'était à l'Olympe. Je regrette beaucoup que, vous sachant plus dans notre voisinage que par le passé, je ne puisse pas contenter le désir que j'ai, madame, de vous admirer et de vous donner en personne des marques de mon estime. Mon étoile ne m'a jamais été trop propice, et je commence à m'accoutumer à ses perfidies. Je lui pardonnerais volontiers toutes les autres infidélités qu'elle m'a faites : mais le tour qu'elle me joue aujourd'hui est des plus sanglants. Pour l'en punir, je prierai quelque astronome de l'exiler au fond des cieux, à quelques millions de lieues plus loin du soleil. La punition serait grande, mais elle n'égalerait pourtant point ce que mérite sa noirceur.
Mais quittons les figures. Vous remarquez vous-même, je m'en assure, qu'on fait une grande perte quand on manque l'occasion de vous voir. J'en fais la triste expérience, et il semble que le sort me prépare le destin de Tantale; il vous expose, pour ainsi dire, à ma vue, pour augmenter mes désirs et ma curiosité, et en même temps il me met dans l'impossibilité de me satisfaire. Je ne pourrais faire un meilleur usage de mon crédit et de mes amis qu'en les employant pour vous. Ma volonté sera toujours la même, et il ne dépendra que de l'occasion de la réaliser. Je suis, etc.
25-a Boileau, Art poétique, chant I, vers 1.
27-a Considérations sur les couses de la grandeur des Romains et de leur décadence (1734). chap. XII.
27-b C'est Momus qui donne ce conseil à Jupiter, dans le Jupiter Tragoedus de Lucien, chap. XLV.