III. CORRESPONDANCE DE FRÉDÉRIC AVEC M. DUHAN DE JANDUN. (20 JUIN 1727 - 7 DÉCEMBRE 1745.)[Titelblatt]
<268><269>1. A M. DUHAN.
Potsdam, 20 juin 1727.
Mon cher Duhan,
Je vous promets que, quand j'aurai mon propre argent en main, je vous donnerai annuellement deux mille quatre cents écus par an, et je vous aimerai toujours encore un peu plus qu'à cette heure, s'il m'est possible.
Frideric, P. R.
(L. S.)
2. AU MÊME.
Ber ... (avril 1733).
Mon très-cher ami,
Si jamais j'ai été affligé, cela a bien été en apprenant votre malheureux sort. Je crois que vous me connaissez assez pour me rendre la justice de me croire innocent de votre malheur. Aussi le suis-je véritablement. Je me suis donné bien des mouvements, la plupart inutiles, pour vous tirer de votre triste situation, et à présent j'ai le plaisir de vous dire que le bon Dieu a béni mes soins,299-a et que, dans trois semaines pour le plus, vous sortirez non seulement de votre prison,300-a mais que je vous fais avoir une <270>pension annuelle de quatre cents écus. Je ne m'en tiendrai pas là, et, tant que je vivrai, je m'emploierai avec tout mon crédit et avec tout mon pouvoir pour vous rendre heureux, car je suis toujours le même à votre égard, et j'espère d'avoir occasion de montrer un jour à mon cher Jandun que je suis son ami plus par les actions que par les paroles. Adieu; à nous revoir.
Frederic.
Je vous envoie quelque peu de chose pour votre subsistance, que je vous prie d'accepter; une autre fois, quand je serai mieux rangé, je ferai davantage. Aimez-moi toujours.
3. AU MÊME300-+
Spandow, 15 juillet 1733.
Ce n'est pas faute de volonté, mais bien d'occasion, que je ne vous ai pas pu assurer, mon cher, de ma constante amitié. Je passe exprès sur des temps où la fatalité nous persécuta également tous deux, et je crois qu'en ces sortes de cas il faut penser à un heureux avenir, et oublier tout ce que le passé a eu de funeste et de fâcheux. Cependant, mon cher, je puis vous assurer que vos malheurs m'ont été plus sensibles que les miens propres; et comme vous savez que, quand je suis ami, je le suis véritablement, vous pouvez juger de ce que j'ai souffert sur votre sujet. Mais brisons sur une matière aussi odieuse qu'affligeante, et revenons-en au présent. Vous savez que ma situation a changé de beaucoup à son avantage; mais vous ne savez pas, peut-être, que l'on grave bien profondément dans le marbre, et que cela y reste toujours. Je n'ai pas besoin de vous en dire davantage, car de là vous pouvez comprendre à peu près l'état de ce qui nous regarde. Pour ce qui me regarde, vous pouvez compter sur mon estime, sur mon amitié et mon assistance. J'ai toujours à votre égard les <271>sentiments que j'ai conservés d'autrefois. J'espère qu'un temps viendra qui m'ouvrira des occasions à vous le témoigner. Comptez, mon cher, que ce ne sont point des paroles, mais des réalités dont je vous donnerai pour preuves mes actions. Adieu, cher ami; je suis tout à vous.
F......c.
Attachez-vous au porteur de celle-ci, qui est mon très-fidèle ami.
4. AU MÊME.
Berlin, 19 mars 1734.
Mon cher Duhan,
Vous savez le risque que l'on court quand on ne peut faire les choses qu'en tremblant. C'est pourquoi je ne vous ai pu répondre qu'à présent, en ayant une bonne occasion par ma sœur.301-a Elle vous dira tout ce que je pense sur votre sujet. Je suis toujours le même, mais semblable à un miroir, qui est obligé de mirer tous les objets qui se présentent devant lui. Je veux dire que, n'osant être ce que la nature l'a fait, il est malheureusement soumis à la triste nécessité de se conformer à la bizarrerie des objets qui se présentent devant lui ..... ..... J'en dis trop, et j'en dirais encore davantage en parlant à un fidèle ami, si je ne me ressouvenais du précepte du sage, qui veut que l'on mette un sceau à sa langue. Adieu, mon cher, jusqu'au temps où je pourrai vous revoir et vous parler sans peur et sans crainte, et où je vous réitérerai l'assurance de ma parfaite estime, et comme je suis tout à vous.
Frederic.
<272>5. AU MÊME.
Remusberg, 2 octobre 1736.
Mon cher Duhan,
A moins que d'avoir des occasions aussi sûres que celle-ci, je n'oserais me hasarder à vous écrire. J'espère que vous me connaissez assez pour ne me point soupçonner de légèreté, ni pour me croire capable d'oublier la reconnaissance que je dois à un homme d'honneur et de probité qui a employé toute la sagacité de son esprit à m'élever et à m'instruire. Je me ressouviens sans cesse de l'illustre témoignage qu'Alexandre le Grand rend à son maître, en déclarant qu'il lui était, en un certain sens, plus redevable qu'à son père même. Je me reconnais beaucoup inférieur à ce grand prince, mais je ne crois pas indigne de moi de l'imiter dans ses bons endroits. Permettez-moi donc, mon cher Duhan, que je vous dise la même chose. Je ne tiens que la vie de mon père; les talents de l'esprit ne sont-ils pas préférables?
Je vous dois tout, seigneur, il faut que je l'avoue;
Et d'un peu de vertu si l'Europe me loue,
C'est à vous, cher Duhan, à vous que je la dois, etc.303-a
Il me semble de m'être suffisamment justifié sur cet article, et je trois même de vous que, si je ne m'étais aucunement expliqué là-dessus, vous m'auriez fait justice également.
J'avoue que je souhaiterais beaucoup de vous revoir; mais, connaissant trop la disposition des esprits, je ne saurais me flatter d'avoir cette satisfaction de sitôt. Quand on se livre aveuglément à ses préjugés, et sans examiner les choses à fond, l'on est souvent sujet à se tromper grièvement; de là viennent la plupart <273>des fautes que les hommes font. C'est pourquoi il serait à souhaiter que le traité du père Malebranche sur la Recherche de la vérité lût plus connu et plus lu. Les liens du sang m'imposent silence sur un sujet où je pourrais m'expliquer plus fortement, et où la subtile distinction entre haïr la mauvaise action et aimer celui qui la commet pourrait s'évanouir. Ce sont de ces occasions où le respect nous ordonne de donner aux choses mauvaises un tour qui les rende moins odieuses, et où la charité veut que nous palliions les fautes du prochain des meilleures couleurs que nous pouvons.
Mettez-vous, mon cher Duhan, l'esprit en repos, et soumettez-vous aux lois irrévocables de votre destinée, qui ne peut être altérée par le pouvoir d'aucun humain. Imaginez-vous de lire un livre où vous êtes obligé à chaque page de suivre l'auteur qui vous mène, sans pouvoir régler les faits comme vous le désireriez. Et si mon entière estime peut vous être de quelque secours, vous pouvez faire fond sur elle. Mes vœux, mon cher Duhan, et mes souhaits vous accompagneront partout, étant bien constamment
Votre très-affectionné et fidèle ami,
Frederic.
6. AU MÊME.
Rheinsberg, 13 mars 1737.
Mon cher Duhan,
Il est sûr que les plus rudes épreuves par lesquelles nous sommes obligés de passer dans ce monde, c'est de perdre pour toujours des personnes qui nous sont chères. La constance, la fermeté et la raison nous paraissent de faibles secours dans ces tristes circonstances, et nous n'écoutons dans ces moments que notre douleur. Je vous plains de tout mon cœur de vous voir dans un pareil cas. Vous perdez un père qui vous aimait, et qui, vous <274>donnant une excellente éducation, vous a fait un double bienfait. Mais ce père était vieux; son âge devait vous avertir, par sa débilité, de sa fin prochaine. La succession des temps, qui emporte tout, et des actions innombrables qui sont obligées de se succéder sans interruption, doit en quelque sorte vous consoler de la perte que vous venez de faire. La loi irrévocable du destin veut que tous les hommes meurent. Votre père vient de payer ce tribut à la nature; notre tour viendra également. Qu'y a-t-il de plus commun que de voir naître et mourir? Cependant nous nous étonnons toujours de la mort, comme si c'était une chose étrangère à nous-mêmes, et qui ne fût pas en usage.
Consolez-vous, mon cher Duhan, du mieux que vous pouvez. Songez qu'il y a une nécessité qui détermine tous les événements, et qu'il est impossible de lutter contre ce que le sort a résolu. Nous ne faisons que nous rendre malheureux, sans rien changer à notre état, et nous répandons de l'amertume sur les plus beaux jours de notre vie, dont la brièveté devrait nous inviter à ne nous point tant affliger du malheur.
Il n'est rien de plus flatteur pour moi que la confiance que vous me témoignez et le recours que vous voulez bien avoir à moi. Que je serais heureux, si je pouvais être le soutien de tous les affligés et le support des malheureux! Que je serais heureux, si je pouvais amoindrir votre douleur et trouver un baume propre à guérir la plaie que l'affliction vient de vous faire! Si mon amitié vous peut être de quelque secours, je vous prie de compter sur elle et de faire usage des sentiments que j'ai pour vous.
Nous sommes une quinzaine d'amis, retirés ici, qui goûtons les plaisirs de l'amitié et la douceur du repos. Il me semble que je serais parfaitement heureux, si vous pouviez nous venir joindre dans notre solitude. Nous ne connaissons point de passions violentes, et nous nous appliquons uniquement à faire usage de la vie.
Acceptez la bagatelle <275>que je vous envoie. Si mon amitié ne peut se manifester par de grands effets, elle tâche du moins à tracer de légers sillons, qui sont comme les arrhes de sa bonne volonté. Je suis sûr que c'est sur ce pied que vous recevrez ce que je vous envoie, et que vous ne douterez jamais de la véritable estime avec laquelle je suis,
Mon cher Duhan,
Votre très-fidèlement affectionné ami,
Frederic.
7. AU MÊME.
Berlin, 22 juin 1737.
Mon cher Duhan,
Votre souvenir m'est toujours fort agréable, et vos lettres me font le plaisir qu'on a quand on reçoit des nouvelles d'un ami qu'on n'a pas vu de longtemps. Ma sœur m'assure que vous êtes bien à Blankenbourg, et que vous prenez votre parti en philosophe.
J'ai vu, ces jours passés, votre frère de Hollande;306-a vos traits, votre physionomie et votre ton de voix se sont représentés si vivement à mon imagination, qu'il m'a semblé dans ce moment que je vous voyais et que je vous entretenais. Mais cette illusion ne dura qu'un moment, et fut succédée par cette espèce de chagrin qu'on nomme regret, et que cause la perte d'un bien que nous avons chéri tendrement.
Notre destin, mon cher Duhan, nous sépare. Il peut empêcher ce qui est matériel en nous de se joindre; mais il ne saurait jamais empêcher cet être pensant qui m'anime de vous aimer et de vous estimer. C'est pour moi qu'on vous a exilé; mais souvenez-vous que Cicéron cultiva dans l'exil son éloquence, qu'Ovide y soupira ses tendres vers, et que Scipion, le vengeur et l'appui de sa patrie, soutint un semblable exil avec toute la fermeté stoïque et la patience que la saine raison inspire aux âmes bien nées.
J'ai recommandé vos intérêts et votre bien-être au Duc et à <276>ma sœur. Vous êtes en bonnes mains, et je ne m'inquiète en aucune manière de votre sort. Ma sœur, qui me connaît, pourra vous assurer que je suis toujours le même, que je suis incapable d'oublier ceux qui ont pris soin de mon jeune âge, ni de manquer de reconnaissance envers ceux qui souffrent pour l'amour de moi. L'ingratitude est un vice auquel je me sens une aversion de tempérament, et j'ose dire, sans blesser les lois de la modestie, que la reconnaissance a toujours été ma vertu favorite.
Puisse un heureux destin nous rejoindre, après qu'une certaine quantité d'actions se seront écoulées! Je suis dans vos dettes, et je brûle d'envie de m'acquitter.
Ne doutez jamais de la parfaite estime et de l'amitié sincère avec laquelle je suis à jamais,
Mon cher Duhan,
Votre très-fidèlement affectionné ami,
Federic.
8. AU MÊME.
Remusberg, 9 octobre 1787.
Monsieur,
De mes plus jeunes ans fidèle conducteur,
Cher Duhan, qui sais joindre au savoir d'un docteur
L'aisance, la gaîté, les grâces et la joie,
Qui de la calomnie enfin devins la proie
Lorsque ses noirs serpents, répandant leurs venins,
Semblaient se déchaîner contre tous les humains,
Dans les bras de l'erreur ma timide innocence
Dormait d'un profond somme au sein de l'ignorance,
Quand Minerve, avec toi, le flambeau dans la main,
De l'immortalité m'enseigna le chemin.
De loin tu me montras le temple de la Gloire;
De tous les vrais héros l'on y trouve l'histoire.
L'auguste Vérité, chaste fille des cieux,
Et sa sœur l'Équité, président dans ces lieux.
<277>Là, tant de conquérants, les fléaux de la terre,
Sont tristement chassés par un juge sévère;
Et quiconque prétend y vouloir demeurer
Doit être vertueux pour y pouvoir entrer.
Là, tous les hommes faits d'une semblable pâte
Y sont tous confondus : Aristide et Socrate,
Tite, Auguste, Trajan, Antonin, Julien,
Virgile, Homère, Horace, Ovide et Lucien.
Ils y jouissent tous d'une semblable gloire,
Et l'immortalité conserve leur mémoire;
Au regard des humains ils paraissent des dieux,
Ils sont nourris d'encens ne fumant que pour eux.
Des belles actions c'est là la récompense.
« Que leurs faits sur ta vie aient de l'influence,
Me disait la déesse, et que cet aiguillon
Te rende infatigable au culte d'Apollon.
Mentor te conduira par des routes divines,
Il te fera cueillir des roses sans épines;
Il choisira toujours de faciles sentiers,
Phébus lui prêtera ses rapides coursiers.
Tes études seront ton charme en ta jeunesse,
Tes consolations en ta froide vieillesse;
Chez toi, dans le silence, ou bien chez ton voisin,
Dans la paix, à la guerre, en repos, en chemin,
Elles feront partout le bonheur de ta vie,
Et laisseront leurs traits dans ton âme ravie. »308-5
Ah! si, toujours docile à tes doctes leçons,
J'avais pu me tirer de mes distractions!
Mais ce monstre, rival d'une sage entreprise,
Pour la faire échouer sans cesse se déguise.
D'une voix de sirène et d'un ton imposteur,
Il nous remplit l'esprit d'un mensonge flatteur;
Et quand, sans le savoir, son appât nous entraîne,
Fous nos soins sont perdus, et notre étude est vaine.
Ainsi, mon cher Duhan, dans l'âge des plaisirs
J'étais le vil jouet d'impétueux désirs.
Dans l'été de mes jours, devenu plus solide,
Minerve de mes pas devrait être le guide;
Mais, hélas! la sagesse est rarement le fruit
D'un concours accablant de tumulte et de bruit.
<278>C'est pourquoi, retiré dans l'ombre du silence,
Je cherche, quoique tard, la vertu et la science.
O toi qui les connais, conduis-les sur ces bords;
Pour les y conserver nous ferons nos efforts.
Leur air majestueux et leur simple parure
Semble de réunir et l'art, et la nature.
Puisse-je, dans ce temple, au regard des mortels,
Leur établir un culte, élever leurs autels,
Tandis qu'à ta vertu rendant un juste hommage.
Je dois m'envisager comme étant ton ouvrage!
Tels qu'on voit dans les champs les arbrisseaux épars,
Les branchages confus dépendre des hasards,
Quand une heureuse main prend soin de leur culture,
Devenir des jardins la plus riche parure :
Ainsi, sur les esprits quand l'éducation
D'un soin laborieux cultive la raison,
Elle abolit en nous les idées confuses,
Et nous forme le goût au commerce des Muses.
Je te dois plus, enfin, qu'à l'auteur de mes jours :
Il me donna la vie en ses jeunes amours;
Mais celui qui m'instruit, dont la raison m'éclaire.
C'est mon nourricier, et c'est là mon seul père.
Le loisir que j'ai eu pendant le séjour que je fais ici m'a donné lieu de vous tenir parole. Voici, mon cher, des vers, puisque vous en voulez. Le malheur est que je ne suis pas poëte, et qu'il fallait sentir tout ce que je sens pour vous, pour le pouvoir exprimer en quelque manière. Ne me faites pas l'injure de prendre les vérités qui sont contenues dans cette pièce pour des fictions poétiques, et ne doutez jamais de la part que je prends à tout ce qui vous regarde, étant avec une sincère amitié,
Mon cher Duhan,
Votre très-affectionné ami,
Federic.
9. AU MÊME.
Remusberg, 10 février 1738.
Mon cher Duhan,
J'ai fait tout ce que vous avez souhaité de moi pour recommander votre frère; il reste à savoir si ma recommandation sera efficace. Je le souhaite pour l'amour de vous et de moi, puisque ce me serait du moins une consolation de vous avoir donné, en quelque manière, des prémices de ma reconnaissance.
Je n'ai pu ni n'ai osé vous répondre sur votre avant-dernière lettre. Tout ce que j'en puis dire, c'est que les vers en sont charmants, qu'ils respirent la liberté, l'enjouement et les grâces. Si vous en faites encore, n'en soyez pas chiche; faites-en parvenir quelque fragment jusqu'à moi; mais servez-vous de l'entremise de ma sœur, et ne hasardez aucune lettre par la poste.
Je suis enseveli parmi les livres plus que jamais. Je cours après le temps que j'ai perdu si inconsidérément dans ma jeunesse, et j'amasse, autant que je le puis, une provision de connaissances et de vérités. Vous ne condamnerez pas, à ce que j'espère, les peines que je me donne; elles sont une suite de la connaissance que j'ai de moi-même. Il faut suppléer à tous les défauts de la nature; il faut prendre l'art à son secours, et puiser jusque dans l'antiquité la plus reculée pour redresser ce qu'on trouve de fautif en soi.
Vous, à qui un naturel heureux épargnerait ce soin, vous l'avez pris indépendamment de ce motif. Les sciences, ainsi que les vertus, vous ont plu par elles-mêmes; vous n'avez eu d'autre but, en les cultivant, que de suivre les impulsions de votre heureux génie. N'oubliez pas, dans vos moments de loisir, que vous avez un élève reconnaissant. Souvenez-vous quelquefois de moi, et ne me privez jamais de l'amitié que vous m'avez vouée si saintement.
Je suis avec tous les sentiments d'estime et de reconnaissance,
Mon cher Duhan,
Votre très-fidèlement affectionné ami,
Federic.
10. AU MÊME.
Ruppin, 12 mai 1738.
Mon cher Duhan,
Vos lettres me font toutes un plaisir sensible. Elles me donnent des nouvelles d'un ami que j'aime, et elles me réitèrent les assurances de sa tendresse et de sa constance. Je voudrais cependant beaucoup ne plus recevoir de ces lettres, et entendre proférer de la bouche de leur auteur tout ce que m'expriment leurs caractères muets.
Je m'aperçois très-souvent, mon cher Duhan, qu'il y a plus de huit années que je ne vous ai vu. Ce temps m'a paru bien long par rapport à votre absence, et bien court par rapport à sa rapidité. Vous aurez greffé un jeune arbrisseau, vous aurez émondé ses branches, et, après avoir pris le soin de sa culture, vous ne jouirez pas seulement de ses premiers fruits. Par bonheur, vous n'y perdez pas grand' chose; il n'y a que la seule amitié qui puisse en souffrir.
A ce que je vois, quelqu'un vous aura dit que j'étais un grand philosophe. Je voudrais bien l'être autant que vous me le croyez. Il est toujours bon de vous avertir de n'en pas trop croire le monde. Je me contente de dire avec Lucrèce :
Felix, qui potuit rerum cognoscere causas!312-aCe poëte philosophe, tout habile qu'il était, déplorait le peu de connaissances des humains, et voyait l'ignorance dans laquelle ils seraient toujours sur les premiers principes des choses. Lucrèce a jugé juste, et l'on a vu que, dans tous les siècles, celui qui a composé le roman le plus ingénieux sur les effets de la nature a passé pour le meilleur philosophe. Comment me serait-il permis de parler de moi, après avoir parlé de si grands hommes? Il ne me reste qu'à vous dire, sinon que je voudrais mériter ajuste titre le nom de philosophe.
<281>Pour vous rendre en quelque façon compte de mes autres occupations, je vous envoie, pour ce qui est du département de la poésie, une pièce qui, à la vérité, est écrite dans un esprit philosophique, mais où cependant la gravité philosophique est couronnée de fleurs.312-b Le bruit des armes et les enseignes de Mars, lesquelles m'ombragent à présent, m'en ont donné l'idée. Je voudrais que ma muse pût célébrer un jour les charmes de votre société et de ma tendresse; elle n'aurait que le soin d'arranger et de cadencer les mots, mon cœur ferait le reste.
Un homme comme vous figure bien dans toutes les compagnies; il est de tout pays, et ce que j'appelle citoyen de l'univers. La gaieté ne me voit jamais sous ses auspices que je ne vous regrette; mon cœur réclame un ami, mon bon sens un mentor, et mon esprit un...., enfin un vous-même.
Je suis avec une parfaite estime et une véritable reconnaissance,
Mon cher Duhan,
Votre très-fidèle ami,
Federic.
11. AU MÊME.
Brunswic, 14 août 1738.313-a
Mon cher Duhan,
Il me semble que j'aurais quelque chose à me reprocher, si, passant aussi près de chez vous que l'est Brunswic de Blankenbourg, je ne vous donnais point de mes nouvelles. Je me flatte même que vous y prenez toujours un peu de part, et que mon souvenir ne vous est pas tout à fait indifférent.
<282>Après un voyage assez fatigant, nous sommes arrivés ici en équipage assez délabré. Nous profitons de la foire et des plaisirs qui règnent dans ces cantons. Le jour de notre départ est fixé à demain, et celui de ma retraite ne tardera guère à suivre celui de mon arrivée à Berlin.
Voilà, mon cher, pour nos occupations passées, présentes et futures. Quant à vous, je souhaiterais de tout mon cœur de vous revoir. Ma sœur peut me rendre le témoignage que je lui parle de vous aussi souvent que nous nous voyons, et que c'est toujours en des termes où la tendresse a une bonne part.
Rendez-vous supportable la situation dans laquelle votre destin vous a placé, autant qu'il vous est possible. Effacez mon souvenir de votre esprit, s'il est un obstacle à votre repos, et ne songez uniquement qu'à vous rendre aussi heureux que vous pouvez vous le figurer; c'est le parti de la sagesse, et ce doit être le vôtre. Bannissez, pour cet effet, toute idée d'exil, de patrie et de dieux pénates; entretenez-vous beaucoup avec les livres, et peu avec les gens du monde. Comme vous pouvez trouver cette antique compagnie en tout lieu, vous ne vous apercevrez pas tant du changement d'endroit que vous le feriez sans leur secours. Enfin, élevez vos pensées hors de tout ce qui leur peut donner un air mélancolique ou hypocondre.
Ce n'est pas une des Parques qui nous rend fortunés par le caprice de ses fuseaux; nous sommes nous-mêmes les artisans de notre bonheur, et ce bonheur ne consiste que dans la représentation que nous en fait notre imagination. Mettez donc, s'il vous est possible, une idée de bonheur dans la vôtre; faites régner une illusion flatteuse dans votre esprit, et contribuez à ma tranquillité en vous tranquillisant.
Je prends toujours une part bien sincère à tout ce qui vous regarde, et je suis plus que personne au monde,
Mon cher Duhan,
Votre très-fidèlement affectionné ami,
Federic.
12. AU MÊME.
Charlottenbourg, 3 juin 1740.
315-aMonsieur Duhan, j'ai reçu votre lettre, et, pour y répondre, je vous dirai que vous pouvez venir ici, après avoir obtenu votre congé là où vous êtes. Je suis
Votre affectionné roi,
Federic.
315-bMon sort a changé, mon cher. Je vous attends avec impatience; ne me faites pas languir.
13. AU MÊME.
Camp de Strehlen, 15 août 1741.
Mon cher Duhan,
J'ai craint, avec quelque apparence de raison, que le vieux Jandun ne pensât plus à son très-indocile élève; mais je suis bien aise de m'être trompé. Divertissez-vous, cher Duhan, tandis que nous travaillons, et jouissez du repos, tandis que nous ferraillons avec nos ennemis. Vous me parlez de mon retour, lorsque tout le monde se prépare à des batailles, et qu'il paraît que le démon de la guerre décidera du sort de deux puissants États. Le temps nous éclaircira l'événement; c'est ce que disent les gazetiers, et ce que je puis vous dire de mieux sur ce sujet.
Adieu; aimez-moi toujours, et soyez persuadé de la tendresse et de l'estime avec laquelle je suis
Votre fidèle ami,
Federic.
14. AU MÊME.
Camp de Brzezy, 27 mai 1742.
Mon cher Duhan,
Vous apprenez à présent à connaître ce qu'est le monde, et de quels instruments se sert la Providence pour opérer les plus grands événements. Je suis, moi chétif, cet instrument, que vous connaissez d'autant mieux, que vous l'avez vu sortir de dessous l'enclume.
C'est par notre dernière action316-a que l'Empereur est confirmé dans sa dignité de chef de l'Empire et de roi de Bohême. J'ai lieu de croire que cet événement décisif me procurera la satisfaction de vous voir avant que j'avais pu l'espérer.
Votre souvenir, mon cher Duhan, m'est toujours cher. Soyez un peu plus prodigue de vos lettres lorsque je suis absent, et de votre société lorsque je suis chez moi. Ne présumez point que la guerre rende mes mœurs farouches, et sachez que parmi la contagion il se conserve toujours des corps exempts de maladie.
Adieu, cher Duhan; conservez-moi toujours votre amitié, et soyez sûr de mon estime.
Federic.
15. AU MÊME.
Breslau, 18 mars 1744.
Vous me demandez quel est votre emploi comme directeur de l'Académie de Liegnitz. C'est de tirer tranquillement votre pension, de m'aimer et de vous réjouir. Ce sont des devoirs auxquels j'espère que vous ne vous refuserez point, et qui vous seront d'autant moins pénibles, qu'ils renferment tout ce que l'on exige de vous. Vivez content à Berlin, cher Duhan, et jouissez, <285>dans l'âge, des avantages qui sont dus à votre mérite, et que la fortune vous a refusés dans votre jeunesse. Adieu; je serai le 29 de retour à Berlin, où je me fais un plaisir de vous revoir et de vous assurer que je suis
Votre fidèle élève,
Federic.
16. AU MÊME.
Neisse, 12 avril (sic) 1745.317-a
Votre muse sexagénaire
A les grâces des jeunes ans;
Elle a tous les sons éclatants,
Et surtout l'art heureux de plaire,
Que savent mettre dans leurs chants
Ceux qu'Apollon pour ses enfants
Reconnut dans son sanctuaire.
Au sommet du double coupeau,
Quand ce dieu charmant vous inspire,
Des sons délicats et nouveaux
Font que j'applaudis, que j'admire
Que, dans l'arrière-saison,
Le feu, l'imagination
D'une veine jeune et féconde
Anime, embellisse et seconde
Les efforts de votre Apollon.
C'est ainsi que, malgré votre âge
Et le bras destructeur du Temps,
Les grâces et les agréments
Sont demeurés votre partage.
Que font des cheveux blanchissants
Et quelques rides au visage
Lorsque l'esprit n'a que quinze ans?
C'est un oiseau digne d'encens,
Logé dans une antique cage.
Conservez dans vos charmants vers
Le brillant feu de votre aurore,
<286>Et parez des présents de Flore
Les tristes glaçons des hivers.
Ainsi puissiez-vous vivre encore
Jusqu'à la fin de l'univers!
Tandis que ma muse légère,
Dans sa fantasque carrière,
En badinant fait ces tableaux,
Dieux! quelle douleur immortelle,
De qui l'accablante nouvelle
Glace mon sang dans ses vaisseaux!
La Mort, de ses ailes funèbres,
Vient de couvrir de ses ténèbres
Mon tendre ami, mon cher Jordan.
Je le pleure, hélas! sans ressource,
Il est emporté par la course
Du plus impétueux torrent.
Des arts c'était le tendre amant,
Et, dans les jardins d'Uranie,
Son aimable philosophie
Et ses sceptiques entretiens
Conduisaient mes pas incertains.
Adieu, vains plaisirs de la vie,
Prestiges, frivoles festins,
Adieu, divine poésie,
Nectar, Hippocrène, ambroisie,
Bacchanales et jeux badins,
Et vous, charmante frénésie
Qui de mon âme épanouie
Chantait les hymnes libertins.
Comment, sous la serre cruelle
De l'impitoyable vautour,
La gémissante tourterelle
Peut-elle chanter son amour?
Ainsi, malheureuse colombe,
Dans la douleur où je succombe,
Et dans l'excès de mes regrets,
Je vais suspendre à ses cyprès
Ou briser dans sa triste tombe
Mon luth, et n'en jouer jamais.
Je ne vous fais aucune réparation, car vous n'en méritez point; et je vous appellerai ingrat, volage et perfide, jusqu'au moment où je jouirai plus souvent de votre aimable compagnie, et où je <287>verrai que, en habitant la même ville, vous ne vivrez point comme si vous étiez séparé par cent lieues de moi. Jordan n'en agissait pas ainsi, et l'amitié qu'il avait pour moi était sociable et liante. Je l'ai vu tous les jours, et, lorsqu'il n'était point malade, nous avons vécu sans cesse ensemble.
Adieu, mon cher Duhan; corrigez-vous, et devenez moins sédentaire.
Federic.
17. AU MÊME.
Nachod, ce 14 (juin 1745).
Mon cher Duhan,
Vous êtes philosophe, et vous me félicitez d'une bataille gagnée!320-a Je ne vous reconnais point à cela, et j'ai cru que vous vous contenteriez de soupirer sur les cruautés que mes ennemis m'ont obligé d'exercer sur eux. Pour moi, je me réjouis d'avoir sauvé mon pays du plus cruel des malheurs, et d'avoir rétabli la réputation de mes troupes, que mes ennemis prenaient à tâche d'obscurcir dans le monde. Mais, d'ailleurs, je vous assure que je pense fort philosophiquement, et que j'ai toujours le véritable bien et la félicité de mes peuples à cœur. Tant d'hommes, plus grands cent fois que moi, ont remporté des victoires plus grandes et aussi complètes que celle du 4! Des succès passagers, et qui n'ont qu'un temps, ne doivent point enfler l'orgueil d'un homme qui pense. La Providence a conservé la plus grande partie de mes amis dans cette carrière de dangers qu'ils ont courue tous également. C'est une grande consolation pour moi, de même que de vous savoir jouir d'une parfaite santé. Conservez-la, mon cher Duhan, et rendez justice à l'ancienne amitié et à la tendresse avec laquelle je suis
Votre fidèle ami,
Federic.
18. AU MÊME.
Camp de Staudenz, 24 septembre 1745.
Mon cher Duhan,
Je ne reçois de vos lettres que les années climatériques, s'il n'arrive pas quelque événement tout singulier qui m'en fournisse. Pensez quel malheur j'ai d'avoir perdu, en même temps presque, mon pauvre Jordan et mon cher Keyserlingk.321-a C'était ma famille, et je pense être à présent veuf, orphelin, et dans un deuil de cœur plus lugubre et plus sérieux que celui des livrées noires.
Vous vous imaginez, mon cher Duhan, que je puis disposer de moi comme il me plaît; mais bien loin de là. C'est la fin de la campagne qui devient notre point décisif, et lequel m'est si important, qu'il faut redoubler de prudence et d'activité pour ne point faire de faute qui détruise tout l'ouvrage. Je serai tout au plus tôt à Berlin vers la fin de novembre, bien accablé des soucis que j'ai eus ici. et bien aise de donner du repos à mon esprit, qui est depuis dix-huit mois dans une agitation continuelle.
Je sais jusqu'à quel point je dois m'approprier les politesses que vous me dites. Ne pensez point que j'en tire vanité. Il n'y a que la mort qui apprécie la réputation des hommes d'État : et comme probablement je ne serai pas témoin de ce qu'on dira le lendemain que j'aurai rendu mon dernier soupir, je me contente de remplir mes devoirs autant que mes forces me le permettent, et de m'embarrasser fort peu du jugement du public, qui change, et approuve dans un moment ce qu'il désapprouve dans un autre.
Vos fortifications de Berlin, ne vous en déplaise, me paraissent un peu puériles. Si je n'étais pas hors de toute inquiétude pour le sort de cette capitale, toutes vos flèches ne me rassureraient pas.
Conservez votre santé, et pensez que vous êtes à présent presque l'unique de mes vieux amis qui me reste; et, si ce n'est pas vous ruiner en encre et en papier, écrivez-moi plus souvent. Je vous prierai encore de vouloir vous charger de commissions pour des livres et de pareilles choses dont j'ai besoin quelquefois. <289>Je crois que mes amis pensent comme moi, ce qui fait que jamais je n'imagine de pouvoir les importuner.
Adieu, cher Duhan; conservez quelque amitié pour votre élève, et soyez persuadé qu'il ne manque envers vous ni d'amitié, ni d'estime, ni de tendresse.
Federic.
19. AU MÊME.
(Camp de Soor) 2 octobre 1745.
Mon cher Duhan,
Je suis pillé totalement.322-a Je vous prie de m'acheter et faire relier :
Boileau, in-octavo, la belle édition avec les notes; peut-être la trouverez-vous dans la bibliothèque de Jordan :
Le Discours sur l'histoire universelle de Bossuet, octavo;
Les Tusculanes de Cicéron;
Les Philippiques et les Catilinaires;
Lucien, traduit par d'Ablancourt;
L'édition dernière de Voltaire, en cinq petits volumes;
L'édition de la Henriade, de l'an 28 ou 32, à part;
Horace, de la traduction de Pellegrin, deux volumes in-octavo;
Les Poésies de Gresset;
La bonne et dernière édition de Chaulieu, grand octavo;
Rousseau, la belle édition in-octavo, beau papier :
Feuquières, octavo;
Les Deux dernières campagnes de Turenne, petit octavo;
Le Poëme de Fontenoy;
Les Lettres persanes, deux petits volumes.
Faites-moi le plaisir, mon cher, de me trouver ces livres et de me les envoyer promptement; je crois que vous trouverez cet assortiment dans la bibliothèque de mon cher Jordan.
Adieu, mon ami. J'en ai réchappé belle le 30, ce qui me pro<290>cure le plaisir de vous assurer encore une fois de la tendre amitié et de la reconnaissance que j'ai pour vous.
Federic.
20. AU MÊME.
Camp de Trautenau, 10 octobre 1745.
Mon cher Duhan,
Je crois que vous êtes un antidote pour les batailles, car, l'année passée, nous avons l'ait ce que nous avons pu pour nous battre, sans y pouvoir réussir, et, cette année, il semblait que la journée de Friedeberg devait suffire, et nous avons été obligés, sans en avoir autrement envie, de donner sur les oreilles aux Autrichiens. J'espère que, pour cette fois, ils en auront assez, et que les vœux du public seront satisfaits. Vous savez que je suis philosophe, et vous devez bien penser que je suis aussi modéré à présent que je l'ai toujours été. Vous me trouverez peut-être un peu plus sage que par le passé, moins ambitieux, et toujours dans la constante résolution de faire honneur à mon vieux maître, soit dans la guerre, soit dans la paix.
Adieu, mon ami. Je crains fort que vous ne m'écrirez plus, et qu'il faudra prendre des villes, livrer des batailles, ou attendre jusqu'à quelque jubilé pour recevoir de vos nouvelles. Je vous accuserais volontiers de paresse, si l'ancienne considération que j'ai pour vous ne m'empêchait de qualifier ainsi le silence obstiné d'un homme qui n'a rien à faire.
Ne m'oubliez point, et que je vous trouve à Berlin le 3 de novembre, que je compte d'y être. Je suis avec toute l'estime possible
Votre bien fidèle ami,
Federic.
21. AU MÊME.
Trautenau, 15 octobre 1745.
Mon cher Duhan,
C'est donc à vos soins officieux que je suis redevable de mon amusement! Vos livres sont arrivés à bon port, et je les payerai dès que j'en aurai les comptes. Dites au pauvre Pierre324-a que j'aurai soin de lui. Il vaut mieux faire venir les livres que je demande, de Paris, tout reliés, que de Hollande. Le papier, l'impression et la reliure valent mieux.
Vous vous moquez de moi, en vérité; je n'ai pas toujours ici des occupations étendues, et il se trouve toujours un moment de loisir pour lire un bon livre.
Nous marchons demain à Schatzlar, et nous entrerons dans les quartiers de cantonnement le 20 d'octobre. Ajoutez-y le temps qu'il faut pour faire les dispositions pour la dislocation de l'armée, et vous trouverez que je ne puis être de retour avant le 2 ou le 3 de novembre.
Adieu, mon cher et vieil ami. Quand je reviendrai à Berlin, je compte fort de vous trouver dans ma chambre, et d'embrasser du moins un de mes amis que la mort n'a pas moissonné cette année.
Federic.
22. AU MÊME.
(Camp de Schatzlar) 17 (octobre 1745).
Mon cher Duhan,
Je vous fais mille remercîments de la peine que vous prenez de satisfaire avec tant d'empressement mes fantaisies. L'édition de Gresset n'est pas la bonne; il faut faire venir, toute reliée, la dernière de Paris. Faites écrire à Thieriot pour cet effet. J'espère <292>de vous revoir bientôt à Berlin. N'oubliez pas vos amis, et soyez persuadé que je suis
Votre fidèle ami,
Federic.
23. AU MÊME.
Rohnstock, 24 octobre 1745.
Mon cher Duhan,
Si vos lettres s'achetaient par des batailles, il faudrait vous tracer en caractères de sang les réponses; mais puisque vous vous humanisez à présent avec moi, nous quitterons les combats et les batailles pour de plus douces occupations.
Je vous avoue que j'ai eu les larmes aux yeux lorsque j'ai ouvert les livres de mon pauvre défunt Jordan, et que cela m'a fait une véritable peine de penser que cet homme que j'ai tant aimé n'est plus. Je crains Berlin pour cette raison, et j'aurai bien de la peine à me sevrer des agréments que me procuraient autrefois dans cette ville l'amitié et la société de deux personnes que je regretterai toute ma vie.326-a
Je ne puis rien vous dire de positif sur mon retour. Je crois que je serai de retour le Ier de novembre au soir; mais je ne réponds de rien, car je dépends absolument des mouvements de l'armée ennemie, et je veux attendre qu'elle soit séparée, pour être tranquille à Berlin et ne point être obligé de revenir ici.
Je vous prie de m'acheter une belle édition de Racine, et de la tenir prête pour mon retour. Adieu, cher Duhan; au moins je compte bien sur le plaisir de vous trouver chez moi à mon débarquement, et de vous assurer que je vous aime et estime autant qu'il est possible.
Federic.
<293>24. DE M. DUHAN.
Le 22 novembre 1745.
Sire,
Croyant Votre Majesté à la veille de quelque bataille, je lui avoue que je n'ai pas l'esprit assez tranquille pour lui écrire philosophiquement, comme elle me l'avait ordonné. Toute ma philosophie consiste présentement à prier Dieu qu'il conduise V. M., qu'il la préserve de tout accident, et qu'il lui accorde sur ses ennemis des avantages tels, qu'ils soient obligés de lui demander la paix. Je suis persuadé, Sire, que V. M. implore de toute son âme l'assistance de son Créateur, qu'elle le prie de lui pardonner les erreurs où elle peut être tombée, et que, dans une ferme résolution de s'attacher à lui, elle donnera ses ordres avec son intrépidité ordinaire, et attendra tout de la bénédiction du ciel.
Pardonnez-moi, Sire, la brièveté de cette lettre. Je vous écrirai en philosophe quand vous serez vainqueur; maintenant je ne puis parler qu'en chrétien, ayant l'honneur d'être avec un profond respect, etc.
25. A M. DUHAN.
Ostritz, 28 novembre 1745.
Mon cher Duhan,
Dieu merci, votre lettre m'est venue comme j'ai fini mon expédition, après avoir rechassé le prince Charles entièrement de la Lusace, et lui avoir pris trois magasins. Je ne vous entretiens point de faits de guerre, car je crois que mon expédition est assez publique à présent, et que vous en savez tous les détails.
Philosophez à présent à votre aise, et n'appréhendez rien, car nos affaires sont, Dieu merci, en assez bon état. Je me flatte d'avoir sauvé ma patrie du plus cruel de tous les malheurs, et <294>d'avoir protégé tant de braves sujets que j'ai, contre le fer et la flamme de Furies animées à perdre l'État et moi.
Si j'apprends de bonnes nouvelles du prince d'Anhalt, je serai bientôt à Berlin, et nous pourrons philosopher tranquillement et sans les mortelles inquiétudes où je me suis trouvé jusqu'à présent.
Adieu, cher ami; ne m'oubliez point, et aimez-moi un peu.
Federic.
26. DE M. DUHAN.
Le 30 novembre 1745.
Sire,
Les habitants de Berlin ont d'abord et machinalement eu peur à la vue des calamités auxquelles la guerre pouvait les exposer. Depuis cela, la considération des victoires précédentes et de toute la conduite de V. M. leur a raffermi le courage, et enfin les nouveaux succès de vos armes328-a ont achevé de tranquilliser les esprits. Pour moi, Sire, après avoir béni Dieu de ses faveurs, j'ai admiré le bon sens avec lequel V. M. conçoit ses desseins, et l'intrépidité avec laquelle elle les exécute. J'ai réfléchi ensuite sur ce qu'on appellera gloire, sur le cas que l'on doit faire de l'estime des humains, sur la fermeté d'âme et sur la constance. J'ai même recherché si ces dernières vertus ont jamais d'autre fondement qu'une exacte probité, et je prendrais la liberté de rapporter quelques-unes de mes idées, si V. M. n'était pas beaucoup plus éclairée que moi sur ces matières. D'ailleurs, je lui avouerai que j'ai de la peine à parler seul de morale pendant que le monde ne parle que de vos exploits; et puis, serait-il possible que V. M. pensât à la philosophie, en taillant des croupières aux Autrichiens?
Poursuivez seulement vos desseins, Sire; forcez vos ennemis à demander la paix. Vous reposant sur la providence divine, et <295>lui rendant hommage de vos prospérités, vous êtes, sans contredit, le plus accompli des rois.
J'ai l'honneur, etc.
27. A M. DUHAN.
Bautzen. 7 décembre 1745.
Je ne sais pas comment a fait votre lettre pour se promener pendant sept jours entre Berlin et ici. Vous êtes si laconique, mon cher Duhan, dans votre morale, que vous n'indiquez que des sentences sur lesquelles les ignares et moi pouvons faire des commentaires.
La gloire et la réputation sont comme ces vents favorables qui secondent quelquefois les navigateurs, mais qui ne sont presque jamais constants. Les gens avides de gloire me reviennent comme ces Hollandais qui, dans le commencement de ce siècle, employaient tant de sommes considérables pour avoir des fleurs dont la beauté passagère se fane et se flétrit quelquefois au couchant du même soleil qui, le matin, les fit éclore. Parmi les hommes de mérite, les premiers sont, sans contredit, ceux qui font le bien pour l'amour du bien même, qui suivent la vertu et la justice par sentiment, et dont les actions de la vie sont les plus conséquentes; et ceux d'un ordre inférieur font les grandes actions par vanité. Leur vertu est moins sûre que celle des premiers : mais, quelque impure que soit cette source, dès que le bien public en résulte, on peut leur accorder une place parmi les grands hommes. Caton était de ce premier ordre, Cicéron, du second; aussi voit-on que l'âme du stoïque est infiniment supérieure à l'âme de l'académicien.
Mais je ne sais à quoi je m'amuse de vous faire un grand sermon de morale, à vous, à qui je ne devrais parler que de l'estime que m'inspire votre vertu toujours égale et toujours sûre. J'espère de vous en assurer bientôt moi-même, quand une fois le <296>ciel permettra que je fasse fin ici aux horreurs de la guerre, et que je puisse, dans le sein de ma patrie et de ma famille, jouir de la douceur du commerce de mes amis, et donner aux sciences les moments que je ne dois point à l'État.
Adieu, cher Duhan : soyez persuadé que je vous aime de tout mon cœur.
Federic.
<297>APPENDICE.
1. A LA VEUVE DUHAN.331-a
Berlin, 9 janvier 1746.
Comme je viens de gratifier votre fille d'une pension de trois cents écus sur la Hofstaats-Kasse, je vous fais communiquer ci-clos la copie des ordres que j'ai fait expédier en conséquence.
J'aurai, d'ailleurs, soin de vos fils; c'est pourquoi vous n'avez qu'à faire venir le cadet dès qu'il aura fini sa campagne, et l'aîné quand la guerre sera finie.
Federic.
2. A LA VEUVE DE LAMELOUZE, NÉE DUHAN DE JANDUN.331-b
Potsdam, 8 septembre 1772.
La demande que vous me faites, par votre lettre du 6 de ce mois, de laisser subsister votre maison sous les Arbres, à la Ville-neuve, telle qu'elle est actuellement, étant très-compatible avec mes inten<298>tions, je suis bien aise, vu surtout votre état infirme, de pouvoir y satisfaire. Je ne pense pas de vouloir la faire changer ou rebâtir en aucune manière; de sorte que vous pouvez continuer à y finir tranquillement vos jours, sans la moindre appréhension d'être obligée d'en sortir. Sur ce, je prie Dieu qu'il vous ait en sa sainte garde.
Federic.
A la veuve de Lamelouze, née Duhan de Jandun.
299-a Voyez t. XVI, p. 31, 34, 35, 55, 56, 60 et 80.
300-a M. Duhan avait été relégué à Memel à cause du dévouement qu'il avait témoigné au Prince royal lorsque celui-ci avait encouru la disgrâce du Roi son père. Voyez t. VII, p. 12.
300-+ J'ai reçu cette lettre, avec une petite bague, le 26 de juillet 1733.
301-a Philippine-Charlotte, duchesse de Brunswic.
303-a Imitation de la Henriade, chant II, vers 109-112, où Henri IV, racontant les malheurs de la France à la reine Élisabeth, parle de l'amiral Coligny en ces termes :
Je lui dois tout, madame, il faut que je l'avoue :
Et d'un peu de vertu si l'Europe me loue.
Si Rome a souvent même estimé mes exploits.
C'est à vous, ombre illustre, à vous que je le dois.
306-a M. Duhan de Vence, général au service de Hollande depuis 1779, mort à Berlin le 22 janvier 1784.
308-5 C'est Cicéron qui dit la même chose. Federic [L'Auteur cite souvent ce passage du discours pour Archias : p. e. t. VIII, p. 156 et 304; t. IX, p. 205 : t. X, p. 69; t. XIII, p. 142; t. XIV, p. 99; et t. XVI, p. 226.]
312-a Ce vers, qui est de Virgile (Géorgiques, livre II, v. 490), mais qui se rapporte à Lucrèce, est également attribué par le Roi à Lucrèce lui-même, t. VIII, p. 41.
312-b Cette pièce de vers se trouve au t. XI, p. 77-79. Elle y est intitulée : Vers faits dans la campagne du Rhin en 1734. En envoyant ces vers à Voltaire, au mois de juin 1738, Frédéric les intitula : Le Philosophe guerrier.
313-a Le même jour, Frédéric se fit recevoir franc-maçon à Brunswic. Voyez t. XVI. p. 221.
315-a De la main d'un secrétaire.
315-b De la main du Roi.
316-a La bataille de Chotusitz, qui eut lieu le 17 mai, et que la paix de Breslau suivit de près.
317-a M. Jordan, sur la mort de qui ces vers renferment des plaintes si touchantes, ne mourut que le 24 mai.
320-a Celle de Hohenfriedeberg.
321-a Mort le 13 août.
322-a Le Roi avait perdu ses bagages à la bataille de Soor, le 30 septembre 1745. Voyez t. III, p. 108.
324-a Le vieux domestique de M. Jordan.
326-a Voyez ci-dessus, p. 317 et 321.
328-a Allusion à la victoire de Hennersdorf, remportée le 23 novembre. Voyez t. III, p. 172 et 173.
331-a Madame la veuve Duhan, à qui cette lettre de Cabinet est adressée, était la mère de M. Duhan de Jandun. Sa fille, dont il est question ici, et à qui la lettre suivante est adressée, épousa M. de Lamelouze; ses deux fils dont le Roi promet d'avoir soin, MM. Duhan de Vence et Duhan de Crêvecœur, moururent au service de Hollande, le premier avec le grade de général.
331-b Madame la veuve de Lamelouze possédait, sous les Tilleuls, la maison (no 6) à droite de celle qui était connue autrefois sous le nom de palais de la princesse Amélie, et qui appartient maintenant à S. M. l'empereur de Russie.