6. A MAURICE DE SAXE.
Charlottenbourg, 3 novembre 1746.
Monsieur le maréchal,
La lettre que vous me faites le plaisir de m'écrire342-a m'a été très-agréable; je crois quelle peut servir d'instruction pour tout homme qui est chargé de la conduite d'une armée. Vous donnez des préceptes que vous soutenez par vos exemples, et je puis vous assurer que je n'ai pas été des derniers à applaudir aux manœuvres que vous avez faites.
Dans les premiers bouillons de la jeunesse, lorsqu'on ne suit que la vivacité d'une imagination qui n'est pas réglée par l'expérience, on sacrifie tout aux actions brillantes et aux choses singulières qui ont de l'éclat. A vingt ans, Boileau estimait Voiture; à trente ans, il lui préférait Horace.
Dans les premières années que j'ai pris le commandement de mes troupes, j'étais pour les pointes;342-b mais tant d'événements que j'ai vus arriver, et auxquels j'ai eu part, m'en ont désabusé. Ce sont les pointes qui m'ont fait manquer ma campagne de 1744; et c'est pour avoir mal assuré la position de leurs quartiers que les Français et les Espagnols ont enfin été réduits à abandonner l'Italie.
J'ai suivi pas à pas votre campagne de Flandre, et, sans que <308>j'aie assez de présomption pour me fier à mon jugement, je crois que la critique la plus sévère ne peut y trouver prise.
Le grand art de la guerre est de prévoir tous les événements, et le grand art du général est d'avoir préparé d'avance toutes les ressources, pour n'être point embarrassé de son parti lorsque le moment décisif d'en prendre est venu.
Plus les troupes sont bonnes, bien composées et bien disciplinées, moins il y a d'art à les conduire; et comme c'est à surmonter les difficultés que s'acquiert la gloire, il est sûr que celui qui en a le plus à vaincre doit avoir aussi une plus grande part à l'honneur.
On fera toujours de Fabius un Annibal; mais je ne crois pas qu'un Annibal soit capable de suivre la conduite de Fabius.
Je vous félicite de tout mon cœur sur la belle campagne que vous venez de finir; je ne doute pas que le succès de votre campagne prochaine ne soit digne des deux précédentes. Vous préparez les événements avec trop de prudence pour que les suites ne doivent pas y répondre. Le chapitre des événements est vaste; mais la prévoyance et l'habileté peuvent corriger la fortune.
Je suis avec bien de l'estime
Votre affectionné ami,
Federic.
342-a La lettre du maréchal de Saxe dont le Roi parle, datée du camp de Tongres, le 14 octobre 1746, et contenant un rapport sur la bataille de Rocoux, est purement militaire; c'est pour cela que nous ne l'imprimons pas ici. Elle se trouve dans les Lettres et mémoires choisis parmi les papiers originaux du maréchal de Saxe, t. III, p. 272-275. Le manuscrit original en est conservé aux archives du grand état-major de l'armée, à Berlin.
342-b Voyez t. III, p. 65 et 98, t. VII, p. 91, et la lettre de Frédéric au marquis d'Argens, du 28 mai 1759.