92. AU COMTE ALGAROTTI.
Ce 26.
Je ne sais quand je vous reverrai ici. Le temps commence à s'adoucir, les alouettes à chanter, les grenouilles à croasser.109-a Il ne manque que les hirondelles et les cigognes; j'espère que vous arriverez en leur compagnie. Mon Opéra-comique, qui vient de débarquer, m'assure que votre santé se remet, et que vous n'attendiez que le beau temps. Je crois que vos médecins de Padoue sont comme le docteur Balouard de la comédie, qu'ils parlent beaucoup, et guérissent peu. C'est peut-être leur nombre qui nuit à votre santé. Maupertuis va revenir; il a triomphé de son mal en dépit des médecins, et a fait manquer une grande réputation à quelqu'un qu'il eût voulu charger de sa cure. On dit ici que vous aurez bientôt de nouveaux troubles en Italie; ce sont des discours de l'arbre de Cracovie.109-b Je ne m'étonnerais cepen<97>dant pas qu'on se disputât la possession de ce beau pays. Si j'avais été de Charlemagne, au lieu de m'amuser à conquérir des païens d'en deçà l'Elbe, j'aurais établi mon empire à Rome. Peut-être serions-nous encore païens de cette affaire; mais le malheur ne serait pas grand, et on pourrait plaisanter sur Jupiter et Vénus plus joliment que sur M.... et J...... Votre confrère en Belzébuth s'est brouillé à Colmar avec les jésuites. Ce n'est pas l'action la plus prudente de sa vie. On dit qu'on pourra l'obliger à abandonner l'Alsace. Il est étonnant que l'âge ne corrige point de la folie, et que cet homme, si estimable par les talents de l'esprit, soit aussi méprisable par sa conduite. Il y a ici un chevalier Masson, venu de France, qui paraît aussi sensé que nombre de ses compatriotes qui l'ont précédé m'ont paru fous. Il est lettré, et semble avoir du fonds; je ne le connais pas assez pour en juger avec certitude. Mon opéra attend votre retour; vous lui servirez de Lucine, pour que le sieur Tagliazucchi en accouche heureusement. J'y ai mis toute la chaleur dont je suis capable; mais la chaleur de nous autres auteurs septentrionaux ne passerait que pour glace en Italie. Adieu. Je compte que ce sera la dernière lettre que je vous écrirai, ou je prendrai vos mois pour des ois prophétiques du grand prophète Daniel.110-a
Fr.
109-a Voyez t. X, p. 12, et ci-dessus, p. 22.
109-b Quitard dit, dans son Dictionnaire des Proverbes : « Les lettres de Cracovie, ainsi nommées par allusion au verbe craquer (mentir), sont des brevets qu'on expédie aux grands hâbleurs. Avoir ses lettres de Cracovie signifie donc être reconnu et proclamé menteur. .... Il y avait autrefois au jardin du Palais-Royal, d'autres disent au jardin du Luxembourg, un arbre qu'on appelait l'arbre de Cracovie, pour la raison que je viens d'indiquer, ou parce que les nouvellistes se réunissaient d'ordinaire sous son ombre pendant les troubles de Pologne. »
110-a Voyez ci-dessus, p. 33.